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dimanche 10 octobre 2021

John Coltrane : Interstellar space + épilogue

 


La foule du Philarmonique Hall attend ses héros avec un mélange d’excitation et d’angoisse. Excitation d’abord de voir Coleman Hawkins, Sonny Rollins et quelques autres légendes éternellement liées au jazz le plus classieux. L’angoisse vient bien sûr de John Coltrane, dont le public redoute les délires avant gardistes. Le free n’a jamais été totalement accepté, le fait que Coltrane s’y soit converti ne faisant que renforcer la controverse. Interrogé sur le sujet, Miles Davis affirme que le mouvement ne « correspond pas à ce que les gens veulent entendre ». Pour lui, cet avant-gardisme dissonant marque « la fin du jazz populaire ». Thelonious Monk tint des propos similaires, prouvant ainsi que le jazz s’est scindé en deux camps irréconciliables, les traditionalistes et les avant gardistes.

Ce soir-là à New York,Trane monte sur scène en compagnie des frères Ayler. Poussé par la formidable intensité d’Albert, il déploie un jeu abstrait qui met à l’épreuve les nerfs du public. Quelques jours plus tard, voyant bien que le saxophoniste n’est pas prêt d’abandonner la voie du free, Tyner et Jones décident de tracer leur propre route. Ce départ ne fit qu’accentuer le virage initié sur "Transition", le batteur Rashied Ali et la pianiste Alice Coltrane comprenant mieux la radicalité de Trane. Poussant sa logique expérimentale à son paroxysme, Coltrane organise des sessions d’enregistrement en duo avec Ali.

Quand le batteur demande quelle tonalité doivent prendre les morceaux, son chef de file se contente de lui répondre « c’est tout ce que tu veux que ça soit ». A chaque introduction, le saxophoniste fait teinter des grelots, installant sa fameuse ambiance mystique. Il montre ensuite la voie à son batteur via un premier chorus. Son jeu n’a jamais été aussi saccadé et expérimental qu’ici, comme si il voulait que son batteur interprète librement ses enchainements abstraits. Véritable maître de cette nouvelle galaxie, Ali pousse alors le saxophoniste vers des textures plus ou moins rugueuses, fait monter et descendre la pression au rythme de ses percussions. En réduisant son orchestre au minimum vital, Coltrane réussit à rendre lisible ses plus folles expérimentations. L’auditeur peut alors suivre ses zigzags entre les percussions, vibrer grâce au son de textures lyriques, déchirantes ou intensément mystiques.

"Interstellar space" n’est pas un aboutissement, les interventions parfois hésitantes d’Ali annoncent une voie que les musiciens n’auront malheureusement pas le temps d’approfondir. Cet album est toutefois un remarquable laboratoire du swing, un monde musical unique. Rejeté par le grand public, Coltrane lui annonçait ici qu’il ne pouvait plus revenir en arrière.   

Après ce tour de force, Coltrane produisit "Expression", un album lumineux où le lyrisme de son saxophone s’exprime pour la dernière fois. Quelques jours après l’enregistrement de cet ultime chef d’œuvre, Trane est pris d’une violente douleur à l’estomac. Après avoir effectué une biopsie, les médecins lui annoncent que, si il n’est pas opéré rapidement, Coltrane est condamné. Jugeant que les chances de réussite de l’opération sont trop faibles, le musicien décide de ne pas se soigner. A peine deux mois plus tard, en 1967, il décède d’une infection au foie.  

Lors de son enterrement, Albert Ayler et Ornette Coleman jouent un vibrant requiem. Ces gémissements cuivrés représentent leurs promesses de poursuivre les expérimentations qu’il a initiées. L’œuvre de Coltrane ne mourra jamais, elle se perpétuera à travers les chorus torturés de ses nombreux fils spirituels.

mercredi 6 octobre 2021

John Coltrane : Sun Ship


Cette fois ci nous y sommes !

Enregistré pendant l’été 1965, "Sun ship" ne sortira qu’en 1971. Il s’agit pourtant d’un album qui confirme un tournant qui couvait depuis plusieurs semaines : la fin du quartet historique. Conscient des limites de sa formation, Coltrane consent une dernière fois à s’abaisser à son niveau. Il construit ainsi une série de mélodies plus lisibles, sans réellement ressasser les vieilles marottes de ses musiciens. L’album s’ouvre sur le morceau titre, que le saxophoniste introduit sur un oppressant motif de quatre notes.

Jones accentue ensuite l’agressivité de ce swing minimaliste à grands coups de percussions bestiales. Restant dans ce registre hystérique, Tyner plaque quelques notes fiévreuses. Comme possédé par la rapidité et la souplesse de son pianiste, Trane s’embarque dans un de ces chorus explosifs qui choqua le monde sur "Ascension". La frappe de Jones l’incite ensuite à intensifier son jeu, avant que le duo ne s’embarque dans un final sec comme un coup de trique. "Dearly belove" rejoint les chemins méditatifs tracés par "a love suprem".

Nous sommes pourtant loin de l’apaisement mystique du chef d’œuvre coltranien. Cet apaisement fait plutôt place à un lyrisme plus intense, une méditation solennelle portée par la frappe pleine d’écho de Jones. "Amen" reprend quant à lui la violence minimaliste de" sun ship", les chorus stridents de Trane réaffirmant que la violence d’"Ascension" n’était pas une erreur de parcours. "Attaining" remodèle ensuite le swing du blues, son spleen mystique rappelant la beauté de "Psalm", tout en se passant de ligne mélodique claire. Les quatre solos du saxophoniste forment ainsi les piliers sur lesquels repose ce nouveau poème musical.

Rassuré par ce registre plus harmonieux, Tyner dessine un arrière-plan d’une rare beauté. Les roulements de tambours de Jones initient un somptueux cérémonial, avant que Tyner ne fasse scintiller ses notes comme autant de chandelles réconfortantes. Lors de ses majestueux chorus, Coltrane semble remercier dieu dans un langage poignant. "Attaining" voit Coltrane mettre une dernière fois à jour le mysticisme apaisé qu’il initia sur "Crescent". Conscient qu’il vit là ses derniers instants de grâce, le quartette retrouve la cohésion irrésistible de ses débuts. La batterie envoie son dernier roulement, le saxophone suit son rythme avec tendresse, les derniers échos de leur procession finissent par baisser le rideau sur une époque qui ne reviendra plus. Relativement discret jusque-là, Garrison gratifie "Ascent" d’un solo hypnotique.

Sur certains passages, la rapidité de ses accords fait presque penser au mojo des grands bluesmen de Chicago. Vient ensuite la batterie enjouée de Jones, qui donne l’impression que cette rythmique s’essaie à l’énergie juvénile du rock'n roll. Le chorus de Trane déboule dans ce décor trop tranquille tel un troupeau de buffles en pleine charge. Le saxophoniste renoue aussi avec le jeu rugueux d’"Ascension", encorne la rythmique trop apaisée du duo Garrison/Jones.

Choqué par un retour si soudain d’une agressivité qu’il peine à suivre, le batteur se met à massacrer ses toms comme un fou furieux. "Ascent" symbolise ainsi la fin d’un quartet dépassé par les nouvelles lubies de son leader.

Sans être transcendant, "Sun ship" a au moins le mérite de prolonger un peu la légende d’un orchestre historique. Si tous ses musiciens ne quittèrent pas le giron coltranien, ils seront ensuite systématiquement intégrés à des formations plus larges. Trane a encore besoin de la virtuosité de certains d’entre eux, mais il refuse d’être bridé par leurs limites.           

lundi 4 octobre 2021

John Coltrane : Live in Seattle

 


Pharoah Sanders naquit en 1940 dans l’Arkensas. Dans cet état situé en plein cœur du sud profond, la ségrégation est appliquée avec une rigueur écœurante. Alors Sanders se réfugie vite dans la musique, apprend à jouer de la flûte, de la batterie et du tuba. Le saxophone devient finalement son instrument de prédilection en 1959, époque où il ne supporte plus le racisme ambiant et la niaiserie du jazz local. Il voyage donc à San Francisco, où il joue parfois avec quelques groupes de rock. Cette musique avait alors envahi la ville, ce qui ne voulait pas forcément dire que tous ses musiciens roulaient sur l’or. Sanders dut donc accepter quelques petits boulots pour compenser la maigreur de ses cachets. De passage à New York, il croisa le fer avec quelques pointures du jazz local, ce qui n’améliora pourtant pas sa situation financière.

Tout s’accéléra en 1964, année où son jeu éclaté lui valut de jouer avec Don Cherry et Sun Ra. Même si le business du jazz ne fut jamais aussi juteux que celui du rock, ces prestations lui permirent d’attirer l’attention de nouveaux labels cherchant « le nouvel Ornette Coleman ». Sanders enregistra donc un premier album où brillait déjà son gout pour les harmonies alambiquées. La première rencontre de Sanders et Coltrane eut lieu en 1959, lorsque Trane tournait encore avec Miles Davis. Les deux hommes sympathisèrent en essayant des becs de saxophone dans un magasin californien. Comme il l’affirma souvent, Coltrane accordait plus d’importance à la personnalité d’un musicien qu’à ses connaissances techniques. Pour lui, le son d’un musicien était plus façonné par son caractère que par sa technique. Cette vision peut paraitre paradoxale venant d’un homme qui a tant travaillé son jeu, elle explique pourtant le lien qui se créa vite entre Trane et Sanders.

Les deux hommes se perdirent de vue pendant quelques années, jusqu’à ce que Coltrane invite son vieil ami à participer aux séances d’"Ascension". Suite à ces séances, les deux ténors se contactèrent régulièrement par téléphone, avant de se retrouver à San Francisco en 1965. Coltrane cherchant alors une nouvelle voie à explorer, il fut persuadé que son jeune ami pouvait l’aider dans sa quête. A cette époque, Coltrane invitait régulièrement un saxophoniste à jouer avec lui. En plus de l’aider à supporter le rythme infernal des tournées, ces interventions l’incitaient à s’adapter sans cesse. Persuadé que la présence de Sanders peut également donner un second souffle à sa carrière, il propose également de financer l’enregistrement de la performance.

"Live in Seattle" fut donc enregistré le 30 septembre 1965, date qui est à marquer d’une pierre blanche. Pour étoffer la formation, Coltrane s’offrit les services du clarinettiste Donald Garett. Le nouvel orchestre comporte toujours le trio Garrison,  Tyner, Jones, qui subit cette soirée comme un chemin de croix. Ayant enfin trouvé le partenaire capable de le conforter dans sa nouvelle voie, Trane multiplie les dérapages et motifs stridents. Malgré sa jeunesse, c’est bien Sanders qui initie les premiers cris, rugissements et dissonances inattendues, auxquels Coltrane répond avec une intensité folle. Pour ne pas être débordé par l’audace de son invité, il s’embarque dans une avant-garde plus radicale, enchaine les sons avec l’originalité débridée d’un peintre abstrait. Face à une telle orgie, celui qui fut jusque-là le dynamiteur chargé de propulser le swing coltranien dans le cosmos se voit obligé de remettre de l’ordre dans la folie des saxophonistes. Les vieux shémas rythmiques de Jones n’ont malheureusement aucune prise sur ce dialogue anarchique, laissant le batteur s’agiter comme un naufragé tentant de garder la tête hors de l’eau.

Tyner quant à lui devient totalement insignifiant, les titres joués ce soir-là ne nécessitant pas de pianiste, et il ne parvient pas à imposer sa place. Dans ce "Live in Seatle", Sanders dessine les formes et Coltrane apporte les couleurs. Les motifs ultras modernes du premier s’enveloppent dans l’intensité spirituelle du second. Sanders permet également à son chef d’orchestre de jouer le rôle du modérateur tout en s’épanouissant dans son univers le plus radicalement avant gardiste.

Entre deux échanges exaltés, Coltrane parvient ainsi à ménager quelques oasis mélodiques. Lorsque la prestation s’achève, Trane est si ravi du résultat qu’il embarque l’orchestre en studio.          

samedi 2 octobre 2021

John Coltrane : Impression

 


Les grands bouleversements commencent souvent par de déchirants adieux. Pour Coltrane, Eric Dolphy fut une âme sœur et un rival, une muse et un brillant ouvrier, un humble serviteur et un glorieux chef d’orchestre. Pendant une courte année, Dolphy a tout donné à son alter ego. Les deux hommes partageaient le même rapport compliqué avec la tradition, cette envie de briser tous les carcans sans pouvoir se passer de quelques vieux repères. Durant leur collaboration, les deux musiciens tâtèrent les eaux bouillantes du free sans s’y immerger totalement. Après son passage chez Trane, Eric Dolphy participa au gargantuesque "Mingus Mingus Mingus" avant d’enregistrer ce qui restera son plus grand chef d’œuvre.

"Out to lunch" est une symphonie au swing alambiqué, un grand récital dont les dissonances forment les harmonies. Il faut s’acharner sur ce disque comme sur un rubik’s cube, laisser à nos tympans le temps qu’il faut pour qu’ils commencent à percevoir les splendeurs cachées derrière cette apparente cacophonie. Avant la sortie de cette œuvre maitresse, Dolphy participa à ce qui restera une de ses dernières apparitions auprès de Trane.

Nous étions alors au Village Vaguard, temple annonçant l’avenir du jazz coltranien. Pour remplir tout l’espace sonore, Coltrane s’était alors entouré des bassistes Workman et Garrison, épaulés par la puissante frappe de Jones. Le batteur ouvre d’ailleurs le bal sur une marche solennelle et vibrante, à laquelle les basses viennent donner un écho envoutant et spirituel. Le soprano de Coltrane s’élève sur ce tapis de clous comme un vieux sage indien. Un peu masqué par les cris possédés de Trane, Tyner illumine discrètement l’arrière-plan sonore de ses accords bluesy. Hypnotisé par la fascinante régularité de sa section rythmique, Coltrane s’époumone comme un mariachi en transe. Redescendu de ses paradis hindous, il finit par montrer la voie que doit suivre la mélodie.

Dolphy le rejoint alors le temps d’un intermède mélodique presque conventionnel. L’accalmie ne dure heureusement pas et, entrainé par un combat où chaque coup renforce l’adversaire, le duo Coltrane / Dolphy finit par embarquer le groupe dans sa transe méditative. Caché derrière l’impressionnante muraille bâtie par ses partenaires, Tyner tisse ses mantras hypnotiques, dote la rêverie bruyante du groupe d’un irrésistible pouvoir d’attraction. Coltrane part ensuite dans un long chorus, où il explore toutes les possibilités de son thème avec une ferveur dévote. Dolphy lui répond par un ébouriffant solo de clarinette basse, il s’amuse déjà à marier les dissonances tel un  Jackson Pollock du swing. "India" est une mélodie entêtante ouvrant la voie à un splendide chaos méditatif. C’est aussi un mariage d’influences orientales et occidentales, une méditation métisse dont on ne peut saisir toutes les subtilités dès la première écoute. Cette complexité donne l’impression que Trane montre à son plus brillant disciple le chemin à suivre, lui annonce la voie qui le mènera à la beauté de "Out to lunch".

Après un tel voyage, "Up gainst the wall" rappelle la douceur de l’album "Ballads". Si il fut écarté de ce dernier à cause de son tempo trop agressif, c’est ce même tempo qui lui permet de maintenir un peu l’intensité développée par "India". Vient ensuite le morceau titre, irrésistible refrain modal lançant le fulgurant marathon de Trane. En pleine communion avec son public, il dévale la route tracée par une rythmique brillante, qui semble le suivre de loin. Cette fois, le piano n’ose intervenir, il sent que le saxophoniste découvre le chemin d’une nouvelle liberté. La seule ombre à cet impressionnant tableau est l’intervention trop timide de Dolphy, qui annonce sa présence sans savoir comment prendre le relais tendu par un tel athlète.

La dernière composition subit d’abord le déclin de Jones. L’homme devint progressivement une bête possédée par la drogue. Si cela n’eut tenu qu’à lui, Coltrane aurait pardonné tous ses excès, une frappe pareille ne se trouvant pas à tous les coins de rue. Il accepta donc la violence de ses sautes d’humeur, pardonna qu’il emboutisse une voiture qu’il venait juste de lui prêter, mais la justice ne fut pas aussi clémente. On donna donc au batteur le choix entre l’hôpital psychiatrique et la prison, il préféra la première option.

Pour assurer l’intérim, Coltrane rappela Roy Hayne, un batteur rencontré lors du festival de Newport. S’il n’avait pas le génie de Jones, le nouveau venu possédait tout de même un jeu assez fin pour diriger le chant lyrique qu’est "After the rain". Tout en sobriété, ce dernier titre se contente de développer un thème pur comme un blues de Miles Davis. Quand les dernières notes de cette méditation s’éteignent, "Impression" s’affirme comme une nouvelle facette de la grande âme coltranienne.                     

jeudi 30 septembre 2021

John Coltrane : Transition

 


"Transition", voilà au moins un album qui mérite bien son nom. Le cheminement menant à ce disque commence en 1965, quand Bob Thiele propose à Coltrane d’enregistrer une reprise de "Feeling good", un standard devenu célèbre grâce à la voix de Carmen McRae. Enivré par la tonalité très anglaise de la composition, Tyner tricote une introduction à faire rougir les plus grands compositeurs de musique classique. Suite à cette fine mise en bouche, Trane déploie un chorus bouleversant dont l’impact est décuplé par la frappe sismique de Garrison. Sur la première partie du titre, Coltrane se contente de suivre le thème central, avant de progressivement s’en éloigner. Attaché pour la dernière fois à un langage tonal traditionnel, il commence toutefois à recourir à ce registre rehaussé qui ne cessera de se radicaliser par la suite.

"Feeling good" fut malheureusement trop vite oublié, sa mélodie ne ressortant des tiroirs que pour être massacré par Muse. L’intensité de sa seconde partie annonçait pourtant une radicalité qui pousse ses premier cris sur "Transition". Ce virage s’ouvre sur le morceau titre, qui montre un quartet dépassé par la nouvelle lubie de son leader. Encore englué dans une routine confortable, le trio Tyner, Garrison et Jones concocte un motif autour duquel Trane est censé tourner. Mais notre homme n’est pas un volatile dont on programme le parcours. Après avoir rapidement contourné ce décor trop banal, il abandonne vite cette voie trop toute tracée.

Coltrane s’embarque alors dans des figures plus périlleuses, joue sur les dissonances de son chorus pour trouver le chemin d’une nouvelle intensité. Fasciné par cette nouvelle voie, Tyner se met lui aussi à produire un jeu plus explosif. Si il a encore besoin de quelques vieux repères, le pianiste invente tout de même un son strident accentuant l’agressivité du swing coltranien. Effrayé par une telle démonstration de force, Jones martèle ses futs comme une bête folle. Rendu presque inaudible par cette furie collective, Garrison se contente d’entretenir un discret écho. Quand le motif d’introduction vient clôturer ce bombardement, il semble contaminé par sa rage stridente.

Le pas vers ce que les journaux nommèrent la new thing n’est pas totalement franchi, mais "Transition" met clairement un pied dans l’univers initié par Ornette Coleman. Comme pour se faire pardonner de son attaque envers les vieilles institutions, Coltrane redevient pendant quelques minutes le musicien apaisé de "ballads". Le plaisir est alors immédiat, son souffle, allié à la finesse mélodique de Tyner, caressant nos tympans avec une douceur inimitable.

Puis vient "Suite", une fresque en cinq actes où Coltrane présente les piliers de sa religion. Représentant le cheminement spirituel de ce dévot sans dogme, "Suite" cache d’abord sa radicalité derrière un apaisement de façade. Passées les premières minutes, le saxophoniste s’engage sur les chemins les plus tortueux. Après une introduction aux airs de ballade, le ton mélodieux de Tyner est pris d’assaut par les chorus de plus en plus dissonants du saxophoniste. Pour apporter un peu de sérénité à un affrontement de plus en plus tendu, Garrison baigne ce chaos dans un bourdonnement méditatif. Arrivé au summum de son intensité, Coltrane finit par laisser le bassiste construire un entracte harmonieux. Il reprend ensuite les choses là où il les avait laissées, son énergie exaltée lui faisant progressivement oublier toute préoccupation harmonique.

Enfin libre, Coltrane laisse s’exprimer toute sa virtuosité dissonante, crée le big bang donnant naissance à sa nouvelle planète. Les percussions de Jones et le bourdonnement entretenu par Garrison le poussent ensuite dans ses derniers retranchements. L’auteur de "A love suprem" se débat alors avec la force redoutable d’une bête blessée. Le déchainement se clôture sur un chorus qui semble nous passer la pommade.

"Transition" n’est pas un album parfait, loin de là. La nouvelle voie choisie par Coltrane déconcerta tout le monde, à commencer par ses musiciens. Ce qui fut un quartet uni ressemble sur certains de ces titres à deux entités tentant d’imposer leurs visions. D’un côté, Coltrane se montre résolu à en finir avec ses vieux repères, qu’il trouve désormais gênants. De l’autre, le reste du quartet tente désespérément de le ramener vers ses vieux totems, pour éviter de se noyer dans le torrent déchainé de ses chorus dissonants.

« Tout progrès est précédé par une forme de décadence » disait Frank Zappa. Si l’on juge "Transition" d’un point de vue traditionnel, c’est un échec cuisant. La cohésion du groupe a disparu, ce qui fut une beauté spirituelle a fait place à un chaos dissonant, et même Coltrane semble parfois ne pas savoir où il veut en venir. Mais le recul actuel nous permet de voir dans ces explorations désordonnées une façon de tracer un nouveau chemin. Sans être totalement free, Coltrane se libère ici de ses dernières chaines pour développer une spiritualité plus intense.

Reste à savoir si ceux qui se montrent si frileux sur cet album pourront suivre cette voie sur les disques suivants. Une chose est sûre, le quartet des années précédentes est définitivement mort.               

mardi 28 septembre 2021

John Coltrane : Live at Birdland


 C’est un vestige d’un temps trop vite disparu, le foyer d’une révolution que l’on aurait voulu éternelle. Créé par Morris et Irving Levy, le Birdland fut inauguré en 1949. Situé entre les 52e et 53e rues de Broadway, la salle célébra son inauguration en accueillant le souffle irrésistible de Charlie Parker. Bird fut déjà le modèle que tous voulurent dépasser, le guide vénéré d’une nouvelle génération de jazzfans. Depuis sa prestation au Minton, les jazzmen n’avaient d’yeux que pour le gracieux volatile. Comme pour renforcer sa légende, l’oiseau jouait ce soir-là en compagnie d’un certain Thelonious Monk. Alors que Parker devint le symbole vénéré du mouvement bop, Monk resta pendant des années un génie incompris.

Dans les bars, on débattait pour savoir qui fut le véritable père du swing bop. La rumeur disait que le grand duc Ellington rendait régulièrement visite à un certain Bud Powell, histoire de lui piquer quelques harmonies. On répondait alors au porteur de cette légende infamante que ce n’était que justice, le Bud en question ayant trouvé son swing en copiant les solos de Charlie Parker. Seul Monk semblait ne devoir sa musique qu’à lui-même, mais ses multiples « fausses notes » déconcertaient le grand public. Toujours est-il que, grâce à Charlie Parker, le Birdland devint un des plus hauts lieux du bop. Suivant les traces du légendaire oiseau, Miles Davis, Charles Mingus et Dizzie Gillepsie vinrent y donner des concerts historiques.

Quelques années après cet âge d’or, Bob Thiele proposa à Coltrane d’enregistrer un second live dans ce mausolée du bop. Elvin Jones venait juste de revenir de sa cure, ce qui entraina le limogeage immédiat de son remplaçant. Présent au Birdland la nuit où Trane vint y jouer, l’écrivain Leroi Jones parla ensuite d’une musique qui aurait pu se perpétuer comme le pouls de la vie, d’une beauté ne pouvant qu’émouvoir les personnes capables de l’entendre. L’auteur mit alors le doigt sur le véritable but de la quête coltranienne : produire une musique universelle. Voilà pourquoi le swing coltranien se fait parfois spirituel, il veut séduire l’âme humaine. Par ses influences et sa beauté, sa musique a toujours cherché à rompre les barrières séparant les races et les classes sociales. Elle  veut atteindre une beauté indiscutable, une grâce parfaite.

Voilà ce que Leroi Jones perçut ce soir-là au Birdland, le début d’une quête de perfection qui aboutit à l’enregistrement de "A love supreme". "Live at Birdland" s’ouvre sur "Afro blues", une composition du percussionniste cubain Monto Santamaria. Dans un premier temps, le quartet semble découvrir cette mélodie, la joue avec un respect rigoureux. Progressivement, soutenu par la frappe autoritaire de Jones, Trane transforme le motif central en mantra exotique rappelant "My favorite things". Alors qu’Elvin Jones bombarde ses futs avec l’agilité de la déesse Vishnu, Tyner prend un premier chorus spectaculaire. Ses notes tombent avec la violence et la beauté d’une pluie de diamants, forment un rideau lumineux s’ouvrant sur la grandiose méditation de Trane.

Le saxophoniste dissémine quelques morceaux du thème central pour rassurer son auditoire. Progressivement, l’auditeur se laisse submerger par son chaos méditatif. Il suit ensuite la procession initiée par Trane sous les bombardements de Jones. Avec "Afro blue", Coltrane réinvente une nouvelle fois le jazz modal. Ses thèmes répétitifs ne sont plus des piliers dont il refuse de s’éloigner, mais des rampes de lancement pour ses explorations mystiques. Vient ensuite "I want to talk to you", un classique du répertoire coltranien issu de l’album "Soultrane".

Si le début de cette ballade donne l’impression que Coltrane inscrit ses pas dans ceux de Charlie Parker, le retour en arrière est de courte durée. Progressivement, Coltrane dépoussière son classique à coups de chorus virtuoses, drape sa berceuse dans de nouveaux tapis de sons. La partie live se clôture sur "The promise", sorte de version apaisée d’"Afro blues" où le jeu bluesy de Tyner fait encore des merveilles. Pour compléter ce demi live, deux titres furent enregistrés en studio.

"Alabama" est la réaction de Coltrane à un crime qui bouleversa l’Amérique.

Deux mois avant l’enregistrement du morceau, des membre du KKK firent sauter l’entrée d’une église noire à coups de dynamite. Quatre adolescents moururent sur le coup et une vingtaine de personnes furent blessées. Suite à la réaction de Martin Luther King, l’événement devint un nouveau symbole de la persécution subie par les noirs américains. "Alabama" rend hommage à ces victimes sur une mélodie sombre et poignante. Tout en émotion et en colère retenue, le souffle de Coltrane résonne comme les pleurs d’un peuple blessé par la plus barbare des bêtises humaines.

Après le deuil et le recueillement que l’on doit aux morts, la vie peut reprendre son cours. "Your lady" voit donc Coltrane célébrer son amour naissant pour Alice. Pendant que le rythme bat comme un cœur fou d’amour, Coltrane s’embarque dans un groove joyeux et léger. Cet épilogue doit d’abord son charme à la cohésion d’un quartet au sommet, à la symbiose de musiciens formant une entité parfaite. Véritable cerveau de ce corps d’élite, Coltrane trouve un nouvel épanouissement dans cette somptueuse enveloppe. Grâce à cette symbiose, ses engagements s’expriment sans crainte, sa virtuosité est mise en valeur par des musiciens acquis à sa cause. Plus de 10 ans après Charlie Parker , un autre saxophoniste trouva sa voie sur la scène du Birdland.

dimanche 26 septembre 2021

John Coltrane : Coltrane

 


Une fois les sessions de "John Coltrane with Johnny Hartman" terminées, Coltrane repart sur les routes en compagnie du trio Tyner / Jones / Garrison. Régulièrement, Eric Dolphy les rejoint pour célébrer leur retour dans le rang de l’avant-garde. Si Dolphy n’est pas toujours là, ses apparitions confortent Coltrane dans la voie qu’il s’est choisie. Comme lui, Dolphy est un explorateur attaché à la tradition. Sorti quelques mois plus tôt, "Out there" montre les hésitations d’un génie coincé entre deux mondes, entre le passé et l’avant-garde. Dolphy fut un mercenaire appliqué quand il joua avec Mingus, le prolongement de la tradition bop quand il foula la scène du "Five spot", un inventeur révolutionnaire quand il enregistra "Out to lunch".

Ce fut un meurtrier de la tradition sur l’explosif "Free jazz", son sauveur sur "Olé". Il se révéla aussi comme un brillant trousseur de mélodies et un redoutable inventeur d’harmonies alambiquées. Sa participation à quelques concerts de son quartet redonna à Coltrane le gout de l’expérimentation après une période relativement réactionnaire. Ayant retrouvé sa voie, le quartet retrouve aussi la cohésion qui fit des merveilles lors de son passage au "Village vanguard". Voulant forger ce fer tant qu’il est chaud, les musiciens s’empressent de retrouver le chemin des studios.

Ouvrant l’album issu de ces sessions, "Out of the word" est une mélodie modale et rêveuse inspirée par une comédie romantique de 1945. Martelant le thème central avec autant de force que de somptuosité, Tyner initie une valse endiablée. Ayant bien retenu les leçons dispensées par le duc Ellington, Coltrane prend le temps de développer la richesse de son thème. Il déroule ainsi ses notes telles de somptueux tapis de sons, permet à l’auditeur d’admirer la finesse de ses motifs. Puis son souffle s’emballe, ses chorus quittent les rails de la rythmique dans un emportement virtuose et fascinant. On peut rapprocher cette fuite des expérimentations dissonantes d’"Out to lunch". Comme celui de Dolphy, le souffle coltranien s’inscrit dans l’esprit libertaire du free sans totalement se conformer à sa vision extrême de la liberté.

Tyner attend la fin de cet orage pour ramener progressivement cette mélodie sur terre grâce à un somptueux solo. Loin de s’être totalement calmé, Coltrane prend le motif d’ouverture avec la violence d’un métallurgiste forgeant son œuvre dans un acier brulant, le tord dans tous les sens tout en prenant garde de ne pas le défigurer totalement. Ainsi, il prouve aux disciples d’Ornette Coleman que l’on peut développer des innovations intenses tout en gardant une trame mélodique. "Soul eyes" s’impose ensuite comme le calme après la tempête. Le chant langoureux du saxophone enlace de nouveau les gracieux enchainements du piano. On retrouve ici la beauté lumineuse de "Ballads", comme si Trane se reposait un peu dans les bras de la tradition.

Ses notes s’allongent, ses chorus s’étendent pendant de douces secondes, avant que la bluette ne s’éteigne dans un gracieux soupir cuivré. On retrouve ensuite le chemin du jazz modal, le groove tourbillonnant de "the inch worm" renouant avec la légèreté dansante de "My favorite things". A l’image du final d’"out of this word", "the inch worm" voit Coltrane triturer le motif central sans le dénaturer. Répétant régulièrement un refrain entêtant se gravant vite dans la mémoire de son auditeur, le saxophoniste sépare ses parties mélodieuses par de grandes expérimentations free. Retrouvant la symbiose de "Catch the Trane" (sur le "live at village vanguard"), les autres musiciens suivent le saxophoniste comme si ils étaient liés par un sixième sens.

"The Inch worm", comme "out of this word", montre un Coltrane sachant désormais envelopper ses expérimentations dans des emballages attrayants. Ses mélodies lui permettent d’allier expérimentations ambitieuses et refrains populaires. Tunji ajoute à ce mélange une douce spiritualité, les éclats de caisse claire initiant une ambiance méditative. Les rythmes tribaux embarquent ensuite cette douce méditation dans une transe intense. Peu inspiré par ces rêveries abstraites, Tyner se contente d’enchainer sur un chorus nonchalant. Garrison initie ensuite une vibrante danse tribale à laquelle le duo Tyner-Jones se joint rapidement. Admirant ce feu d’artifice polyrythmique, Coltrane finit par interrompre cette transe par un chorus majestueux. Pour finir, Miles Mod explose le cadre du jazz modal dans une série d’improvisations aux dissonances jubilatoires. Pas encore prêt à couper tous les liens qui l’attachent au jazz structuré, Coltrane commence discrètement à dessiner le chemin de ce qui deviendra le free jazz coltranien.          

vendredi 24 septembre 2021

John Coltrane : Crescent


 

Au commencement, le jazz s’organisa dans deux capitales majeures, la Nouvelle Orléans et Chicago. Je me suis déjà attardé sur la première dans ma chronique d’"Africa brass", il est temps de se pencher sur la seconde. Chicago fut d’abord le refuge des noirs émigrants vers le nord pour trouver du travail. C’est aussi dans ses bars que Louis Armstrong découvrit le moyen d’improviser en compagnie d’une clarinette et d’un trombone. Cette découverte posa les bases du style dixieland, musique qui résonnait entre les murs des clubs comme une touche de bonheur au milieu de l’enfer. Chicago, c’était aussi et avant tout le coupe gorge décrit par Nelson Algren, un milieu hostile où la mort vous attendait à chaque coin de rue.

Alors, pour oublier le danger omniprésent, les habitants allaient écouter du jazz dans les clubs qui se multipliaient à l’époque. Nombre de chefs d’œuvre ayant donné naissance au jazz moderne furent d’abord joués dans ces lieux de débauche, avant d’être enregistrés dans les studios du coin. On se rappelle bien sûr les classiques du grand Armstrong, mais tant d’autres marquèrent l’époque sans passer à la postérité... Les disques venus de Chicago eurent assez de succès pour dépasser les frontières de la ville. C’est ainsi que ce qui fut jusque-là un enfer à éviter devint le lieu de pèlerinage de toute une génération de mélomanes blancs. Ceux-ci n’avaient pas la même approche de l’improvisation collective que les noirs. Ils commencèrent par accorder plus de place au saxophone ténor dès les années trente. On ne put pourtant parler d’une véritable naissance du saxophone ténor tel qu’on le connaitra par la suite, la musique jouée par les blancs s’éloignant assez largement du swing noir.

Loin des explorations de Lester Young ou Coleman Hawkins, les ténors de ces nouvelles formations étaient intégrés dans une soupe faite de musiques folkloriques telles que le hillbilly et le skiffle. La soupe s’avérant bonne, quelques uns de ces musiciens parvinrent à marquer la longue histoire du jazz. Puis l’âge d’or s’est brusquement terminé, la grande dépression grignotant les bénéfices des clubs. Accueillant des foules de moins en moins nombreuses, les gérants de ces salles devinrent de plus en plus réticents à l’idée d’accueillir des orchestres de jazz. Dans le même temps, les premiers troubadours du blues commencèrent à frapper à leurs portes. Non seulement ils leur coutaient moins cher, mais leur mojo donnait progressivement naissance à une énergie très populaire, qui deviendra le rock'n roll.

Les dernières pointures de la ville jouèrent ainsi à quelques mètres de Muddy Water et autres BB King ; deux swings se répondaient et faisaient de Chicago le symbole d’une époque charnière. Car les pionniers du rock'n roll tuèrent bien la scène jazz de la ville. Il y eut bien quelques sursauts, comme la création de l’Art Ensemble of Chicago ou les premières expérimentations cosmiques de Sun Ra, mais ces étincelles ne furent que quelques braise jetées sur une cendre froide. Chicago garda de cette époque quelques clubs mythiques, temples que venaient parfois visiter les nouveaux héros du jazz moderne.

C’est ainsi que, profitant d’une longue période de liberté, Coltrane peaufina ses dernières trouvailles entre ces murs chargés d’histoire. Son contrat venait alors à s’achever, ce qui lui permit d’expérimenter ses idées sur scène pendant de longs mois. Quand il parvint enfin à lui faire signer un nouveau contrat, Bob Thiele organisa vite des séances d’enregistrement. Chauffé à blanc par ses prestations scéniques, le quartet n’aura besoin que d’une journée pour enregistrer la majeure partie de l’album "Crescent". Coltrane connait alors une sérénité qu’il n’a jamais ressentie, une quiétude qui déteint vite sur ses musiciens. "Crescent" est un des albums les plus apaisés du saxophoniste, il marque une époque où sa virtuosité bavarde fit place à une grâce mystique.

En ouverture, le morceau titre développe une introduction d’une rare mélancolie. Le saxophone gémit tendrement, soupire avec la tendresse d’un vieil homme face à ses souvenirs. Ce soupir débouche sur un développement d’une profonde sérénité, le chorus de Coltrane nous donnant l’impression d’entrer dans un sommeil réparateur. Pour ne pas troubler ce calme apaisant, l’auteur de "Giant steps" réfrène ses pulsions virtuoses, les canalise dans un thème dont il explore chaque note avec rigueur et retenue. Après avoir laissé le saxophoniste développer ses chorus rêveurs, Tyner referme le titre sur un somptueux rideau de notes mélancoliques.

C’est encore Tyner qui ouvre "The wise one" sur une série de notes dont la beauté n’a d’égale que la simplicité. La sobriété du pianiste incite une nouvelle fois le saxophoniste à retenir ses élans lyriques. Il allonge alors ses notes pour en étaler toute la beauté, fait passer la splendeur de la mélodie avant son gout pour l’expérimentation sonore. La basse l’aide à aérer ses chorus, l’incite à espacer ses notes lors de somptueuses brises cuivrées. La batterie, puissante sans être violente, ajoute un peu de solennité à ce moment suspendu. McCoy Tyner reprend ensuite le magnifique thème d’introduction, ce qui permet à l’auditeur de quitter en douceur son rêve éveillé.

Le pianiste est au centre de cet opus, sa sensibilité blues initiant parfaitement cette série de douceurs mélancoliques. Après le swing plus léger de "Bessie’s blues", "Lonnie’s lament" permet encore d’admirer la classe nostalgique de Tyner. Comme pour lui rendre justice, Coltrane ne prend aucun chorus. Après avoir sobrement exposé le thème, il laisse Tyner étaler toute la douceur de son jeu harmonique. Pour éviter de perturber cet instant de grâce, Jones retient ses coups, frappe juste assez fort pour souligner l’intensité émotionnelle de ce swing dramatique. Comme pour le remercier pour sa retenue, le quartet le laisse finalement se défouler sur le bien nommé "The drum things".

Jones s’embarque alors dans une primitive danse tribale, une polyrythmie venue des époques les plus reculées. Le batteur massacre ses futs avec une énergie primaire, qui donne l’impression que ses toms sont pris d’assaut par une tribu de guerriers africains. Les coups pleuvent et résonnent comme un appel aux dieux voodoos, l’écho des percussions transmet une énergie sensationnelle. C’est la hargne de deux lions lancés dans un combat à mort, des ruades de gnou luttant pour sa survie. C’est le courage de l’homme seul face à une nature hostile, la hargne désespérée de combattants engagés dans une guerre perdue d’avance. C’est l’énergie la plus pure vous revigorant tel un incroyable bain de jouvence, une violence vous rappelant que la vie est une lutte permanente. C’est aussi le moment où Jones étale toute la puissance évocatrice de son jeu fin et puissant. "The drum things" est un séisme transformant toute la beauté rêveuse des titres précédents en énergie régénératrice.

Quand les dernières secousses s’éteignent, Coltrane vient rappeler les splendeurs auxquelles son batteur a mis fin. Quand cette ultime complainte se termine, on se sent un peu assommé par tant de beauté, les mélodies résonnent encore dans nos têtes tel un écho nostalgique. Et pourtant, l’auditeur est serein comme il ne l’a sans doute jamais été après avoir écouté un album de jazz. Crescent est un album unique, un havre de paix dans une discographie foisonnante. Celui qui se fit aimer et haïr grâce ou à cause de sa tendance à tout compliquer découvre ici les joies de la sobriété et de la beauté la plus épurée. L’histoire retiendra que paradoxalement, cette paix naquit dans les rues de Chicago.               

mercredi 22 septembre 2021

John Coltrane : The John Coltrane Quartet plays


Sorti en 1965, "The John Coltrane Quartet plays" est un adieu aux vieux repères de son auteur. Devenu maître des rythmes modaux, reconnu comme un brillant inventeur de structures harmoniques, Coltrane songe alors à se débarrasser de ses vieux totems. Cet album est en quelque sorte la dernière danse qu’il offrit à ses anciennes muses. De par son ton apaisé, l’album semble prolonger la douceur de "Crescent". En ouverture, Tyner imprime un de ces mantras majestueux dont il a le secret, bâtit le socle que son saxophoniste élargit de ses chorus aériens. On retrouve ici le procédé modal qui fit la gloire du saxophoniste lors de la sortie de "My favorite things".

Comme ce dernier, "Chim chim cheree" est une reprise d’un air populaire, plus précisément du générique de Mary Poppins. Tyner martèle d’abord le thème central avec rigueur, Coltrane entonnant ensuite la mélodie avec un entrain fidèle à la version originale. Progressivement, le saxophoniste trouve dans ce standard de nouveaux territoires à explorer. Ayant perçu l’émotion transmise par cette composition, Trane la restitue dans son propre langage. Il modifie ainsi la forme de l’œuvre sans en corrompre l’essence. Coltrane s’approprie ainsi l’œuvre tout en respectant l’inspiration de son auteur. Vient ensuite "Brazilia", dont l’architecture alambiquée est inspirée par les constructions modernistes soviétiques.

Jones entasse ses percussions telle une grue dépassée par la complexité de la construction qu’on lui demande de bâtir. En chef de travaux concentré, Coltrane dessine les plans de ses vertigineux grattes-ciel. Après le premier immeuble, le quartet bâtit le premier quartier, puis enrichit la ville ainsi créée de somptueuses bâtisses. Une fois le décor planté, les premières traces de vie apparaissent au milieu de ses allées. Tyner semble exprimer l’agitation de cette grande métropole, ses accords s’élèvent comme des arbres apportant un peu de sérénité à ce décor agité. Tel un grand architecte, Coltrane organise la vie de ce petit monde. Une fois son environnement dessiné, il cherche à en modifier les formes, épaississant et affinant les murs sans trahir l’esprit qui guida leurs constructions.

Sur "Nature boy", il s’offre de nouveau les services de deux bassistes. La vibration de leurs cordes remplit tout l’espace, on retrouve ainsi le bourdonnement méditatif d’"India". Tyner et Jones se font alors discrets pour laisser le duo de bassistes explorer des paradis inconnus. Le saxophone s’enroule dans la voluptueuse étoffe qu’il tricote, s’y contorsionne comme un serpent en pleine mue. Les basses finissent d’ailleurs par abandonner ce gracieux reptile pour explorer de nouveaux territoires. L’inventivité des bassistes est telle que Coltrane les laisse clore le titre sur un final paranoïaque.

Redevenu le seul maitre du swing, Garrison lance "Song of praise" sur une vibrante mélodie arabo-andalouse. L’ampleur de ses accords forme un hôtel prêt pour l’arrivée du prêtre d’une religion inconnue. Enfilant de nouveau les habits d’apparat qui furent les siens sur "A love suprem", Coltrane s’embarque dans une bouleversante célébration du sacré. C’est une autre prière dont les hommes de toutes confessions peuvent sentir la profondeur, un dogme universel et bouleversant. Quand les dernières notes de ce titre s’éteignent, on ne peut que se réjouir d’avoir redécouvert pendant quelques minutes une profondeur que l’on croyait unique.

"The John Coltrane Quartet plays" condense tous les décors que son auteur a explorés pendant cinq glorieuses années. Véritable générique de fin d’un film aux décors foisonnants, il permet à son auteur de célébrer une terre qu’il s’apprête déjà à quitter.        

lundi 20 septembre 2021

John Coltrane : Ascension

 


Nous étions en 1965, au festival jazz de Juan les Pins. En France, "A love suprem" venait juste de sortir et le public français est resté bloqué à l’exotisme modal de "my favorite things". Coltrane a pourtant décidé de jouer "a love suprem" en entier devant un public qui n’en connait pas une note. Le concert commença, le saxophoniste explora rageusement les décors qu’il créa quelques semaines plus tôt, quand une tension s’installa. Comme perdu dans le labyrinthe construit par son leader, Jones ne sut quelle direction prendre. Frustré par sa propre incompréhension, il massacra sa batterie avec la force du désespoir. Pour le suivre, Garrison s’arracha les doigts sur sa basse, tira ses cordes avec la violence et la panique d’un archer protégeant un fort assiégé. Comprenant qu’il ne pouvait plus réfréner les emportements de Coltrane, Tyner se laissa posséder par la même rage tonitruante.

Malgré tous les efforts de ses musiciens, Trane sentit bien qu’un fossé se creusait entre lui et ses fidèles serviteurs. Sa colère s’exprima alors dans un jeu de plus en plus rugueux, un cri de rage d’une violence inédite. Le concert de Juan les Pins montra surtout le rapport ambigü que le saxophoniste entretint désormais avec son groupe. Il restait profondément attaché à la puissante rythmique de Jones, admirait toujours le swing classieux de Tyner, mais il aimerait emporter leur talent dans d’autres contrées. A peine un an après le concert qu’il vient d’effectuer, Ornette Coleman enregistra son fameux "Free jazz", donnant ainsi un nom à une révolution qui couvait depuis plusieurs mois. Dans son sillage, Archie Shepp posa les bases de son swing militant, Sun Ra partit bâtir son œuvre spatiale à New York.

Si ce dernier se fit un nom dans l’underground New Yorkais dès 1960, son œuvre ne se libèra totalement des repères traditionnels qu’à partir de 1964. Son Arkestra sortit alors "Other plane out of there", un album dont la folie tonitruante n’a rien à envier au plus connu "Free jazz". Coltrane a bien sûr entendu les dernières folies de l’astro black et fut fasciné par le souffle de John Gilmore. C’est en partie grâce à son influence que Trane a musclé son jeu. Il fut conscient qu’une bonne partie de l’avant-garde qui le fascinait désormais n’aurait pas enregistré une note sans lui, mais il comprit aussi qu’elle était en train de le dépasser. Parallèlement à ces réflexions, il repensa au grand big band de jazz. Contrairement à ce qu’affirment certains commentateurs caricaturaux, ces formations n’étaient pas des constructions rigides étouffant le talent des solistes. Leurs leaders prenaient au contraire soin de mettre en valeur chaque musicien, le temps d’une improvisation bien  placée.

Coltrane eut alors l’idée de réinventer cet exercice, de créer une sorte de big band free jazz, une formation où chaque musicien s’embarquerait dans des chorus libres. Pour combler les faiblesses de son quartet, il s’entoura de deux souffleurs d’élite : Archie Shepp et Pharoah Sanders. A ce trio vint s’ajouter Freddie Hubbard, un ex bopper entré dans le monde de l’avant-garde en participant à l’enregistrement de free jazz. S’ajoutèrent ensuite à ces figures de proue l’alto John Tchicai, le trompettiste Dewey Johnson, l’alto Marion Brown et bien sûr le trio Jones / Tyner / Garrison.

Comme l’annonce son titre, "Ascension" voit le dieu Trane quitter la terre de ses contemporains. Avec son big band, il donne une nouvelle version du procédé chaotique de Free Jazz. Si la composition de 40 minutes qui constitue le seul titre de l’album contient bien une base harmonique, celle-ci n’existe que pour servir d’épicentre à une série d’éruptions mystiques. Grand timonier du swing, Coltrane libère ses musiciens des chaînes que les chefs d’orchestres ont trop souvent tendance à leur mettre. Réalisant l’utopie de l’homme nouveau, chacun se met alors spontanément au service de l’intérêt général. Chaque individualité s’épanouit ainsi sans nuire à ses partenaires. Ce qui ressemble d’abord à une effrayante cacophonie s’avère être une harmonie où l’individu et le collectif ne font plus qu’un.

Alors bien sûr, une telle audace ne put que passer pour un suicide commercial. Elle ne manqua d’ailleurs pas de faire fuir le grand public ameuté par la beauté universelle de "A love suprem". Mais Coltrane avait besoin de ce sabordage pour se réinventer.

Trop aliénés par leurs logiques individualistes, nombreux sont ceux qui ne virent dans "Ascension" qu’un amas de notes irritantes. Cet album ne se réduit pourtant pas à la somme de ses prestigieuses individualités, c’est au contraire la communion de Trane avec ses fils spirituels. Pour comprendre une telle musique, il faut se laisser submerger par sa transe méditative, s’immerger totalement dans ce chaos free. On se rend alors compte que, si elle change de forme, la puissance spirituelle de "A love suprem" rayonne toujours ici.      

dimanche 19 septembre 2021

John Coltrane : Om

 


Depuis quelques mois, un vent de révolte souffle sur l’Amérique. Refusant de mourir dans une guerre absurde au Vietnam, la jeunesse manifeste sur fond de rock et de protest songs dylanniennes. Cette époque est d’abord guidée par un désir de libération. Libération des corps par la promotion de l’amour libre, libération des hommes par le pacifisme et le rejet de toutes formes de bigoterie, libération des esprits grâce à une substance promue par Aldous Huxley et les Merry Prankers. Ces derniers diffusent ce poison magnifique dans toute l’Amérique, les mélodies et les hommes changeant radicalement après leur passage.

Dans le studio où enregistre Coltrane, un musicien distribue la précieuse pilule à chacun de ses collègues. Trane s’était promis de rester sobre, et avait tenu sa promesse de la fin des années 50 à ce jour. Mais l’on racontait déjà que cet acide poussait les musiciens vers des contrées inconnues, les incitait à produire des mélodies surréalistes. De plus, le LSD avait une image moins glauque que l’héroïne, le folklore spirituel qui l’entourait ne pouvant qu’attirer l’auteur de "a love supreme". Pour coller aux délires mystiques de son époque, le saxophoniste concentra ses improvisations autour du "Om" hindou. Déclamées par des dévots indiens, ces deux lettres représentent pour eux la vie, sa continuation et sa fin.

La mélodie qui introduit "Om" est douce, d’hypnotiques percussions indiennes accompagnant la procession de Jones. Une inquiétante déclamation fait progressivement monter la pression, avant que le Om crié telle une secte barbare n’ouvre la voie au chaos. S’ensuit un long trip tonitruant, un déchainement révélant le jeu plus abstrait de Coltrane. Comme le disait Huxley dans "Les portes de la perception", le LSD détruit toutes les œillères mises en place par l’éducation, ramène l’homme à son innocence originelle. Le monde lui apparait alors dans toute sa merveilleuse complexité. Les musiciens expriment cette complexité aussi inquiétante que fascinante dans une transe agresssive.

Mettant en musique le principe de l’écriture spontanée cher à Burroughs, l’orchestre se laisse guider par ses visions surréalistes. Tyner se déchaine sur une série de motifs paranoïaques, les cuivres hurlent comme des âmes damnése, Jones fait battre sa rythmique tel le cœur d’un homme sur le point d’être sacrifié sur l’autel d’un rite barbare. Violente transe parano, célébration chargée de toutes les révoltes de son époque, "Om" est un ovni musical que même son auteur eu du mal à comprendre. Quand il écouta le résultat des séances, le saxophoniste eu l’impression d’entendre un autre groupe. Effrayé par ce qu’il vit comme un insupportable chaos sonore, il refusa de publier les bandes. Il fallut donc attendre 1967 pour découvrir le fruit de ces explorations surréalistes. Cette sortie fut sans doute plus motivée par l’envie de surfer sur la vague psyché que par une quelconque préoccupation artistique. "Revolver" et le premier album du "13th floor elevator" sortirent en effet quelques mois plus tôt.

"Om" prouve que, avant que le rock ne commence à planer, Coltrane avait déjà porté le jazz vers ces contrées qu’il ne retrouvera jamais. Inventant une musique que l’on peut nommer jazz psychédélique, Trane parvint à exprimer l’inexprimable, à décrire l’hallucination dans laquelle ses contemporains s’embarquaient. Pour ça, il n’hésita pas à oublier toute notion d’harmonie, à faire voler en éclat les barrières le maintenant dans sa prison terrestre. Il en résulte l’œuvre la plus abstraite de sa carrière, une expérience qu’il faut entreprendre en oubliant tout ce que l’on sait. Et c’est bien pour cela que "Om" est aussi fascinant, il nous donne l’impression de renaitre.

Il faut célébrer ce genre de petits miracles, ils sont trop rares pour être oubliés.            

vendredi 17 septembre 2021

John Coltrane : Kulu Se Mama

 


Sorti en 1967, "Kulu se mama" est le dernier album paru alors que son auteur était encore en vie. Pour l’occasion, Juno Lewis vint offrir ses services de prédicateur africain. Sa performance ici est impressionnante, ses complaintes semblant porter toutes les peines et tous les récits glorieux issus du berceau de l’humanité. Le morceau titre semble remettre un peu d’ordre dans le chaos angoissant de "Om". Les visions paranoïaques engendrées par l’acide font ici place à une célébration fervente du mysticisme africain. Sur l’introduction de l’album, les percussions forment une jungle que le chant parcourt avec la grâce d’un chasseur zoulou. Moins torturé, le chorus coltranien multiplie les dissonances sans troubler la quiétude de ce décor. Les incantations du chanteur répondent ensuite aux cris du saxophone dans une nouvelle transe voodoo. Tyner martèle alors un motif hypnotique, épicentre autour duquel percussions et cuivres forment une danse tribale.

"Virgil" s’ouvre ensuite sur un puissant solo de batterie, où les roulements de tambours bestiaux introduisent le premier chorus de Coltrane. Datant de la période "Mutation", le titre est porté par un duo saxophone / batterie presque traditionnel. Les percussions forment une base souple, autour de laquelle Trane tricote ses harmonies dissonantes. On retrouve ainsi le procédé d’élargissement du cadre modal, qui fit la grandeur de l’album "Mutation". "Welcome" porte le nom de la ville voisine de celle où Coltrane passa son enfance. Plongé dans ses souvenirs nostalgiques, il retrouve la simplicité gracieuse de l’album "Ballads". Oubliant ses complexes calculs avant gardistes, il allonge ses notes sur un ton harmonieux, semble chuchoter sa mélodie tel Miles Davis plongé dans les abysses méditatifs de "flamenko sketches". Derrière lui, Tyner met toute son âme dans chacune de ses notes cristallines.

L’écho de ses rideaux de notes sonne comme un profond requiem, comme si le pianiste sentait qu’il atteignait une telle splendeur pour la dernière fois. Il déverse alors toute cette nostalgie refoulée depuis "Transition", exprime sa joie de quitter la torture du free, tout en étalant son émotion vis-à-vis d’un passé qui lui manque. "Kulu se mama" clôt un parcours commencé à Seattle, avant de trouver son âge d’or au milieu des utopistes californiens. Ainsi s’achève le dernier cycle coltranien, ses derniers albums étant une série d’expérimentations plus ou moins radicales.

De la production posthume du saxophoniste, j’ai décidé de ne retenir que les albums construits et approuvés de son vivant. La coda que je vous propose commence donc par "Meditation".

mercredi 15 septembre 2021

John Coltrane : Meditation

 


Le public du Village Gate trépigne d’impatience. Depuis que Coltrane entama son virage avant gardiste, une partie des jazzfans espéraient le retour du quartet mythique. Le public imagina déjà une célébration de l’inventivité charmeuse du Village Vanguard, rêva de voir son héros se relaxer dans de somptueuses valses modales. Malheureusement pour eux, si le trio Garrison/Jones/Tyner est bien présent, c’est une autre assemblée qui dirige les débats. Pharoah Sanders a donné à Trane la formule lui permettant de dompter les dissonances chères à ses disciples. Présent ce soir-là, Sanders a aussi développé un jeu vibrant nécessitant une rythmique plus puissante et souple. Coltrane rappela alors Rashied Ali, un jeune musicien qui a déjà joué avec lui en 1965. Ayant appris la batterie en s’inspirant de la souplesse puissante de Jones, Ali a fait son éducation musicale en écoutant les inventions révolutionnaires d’Ornette Coleman / Eric Dolphy, et bien sûr Coltrane.

C’est donc une orgie d’expérimentations débridées qui se déploie lors des soirées que Coltrane passe au Village Gate. Certains soirs, il accentue le lyrisme d’"out of this word" à grands coups de cornemuse, suit les méditations orientales du sitariste Ravi Shankar, ou décolle dans d’autres galaxies en compagnie d’Archie Shepp et de Sanders. Pour rendre hommage à Eric Dolphy, Coltrane s’essaie à la clarinette basse le temps d’un poignant solo. Galvanisé par le duo Jones/Ali, Trane complète son orchestre avec les indéboulonnables Tyner et Sanders, avant de partir immortaliser sa dernière découverte.

"Meditation" reprend la structure en cinq parties inventée sur "A love supreme". Dès les premières minutes, Coltrane fait du parcours vers la paix intérieure un chemin semé d’embuches. Pour ressentir la puissance de son swing mystique, il faut se laisser emporter par ce torrent saturé. Pour pousser son maître vers une radicalité toujours plus extrême, Sanders multiplie les phrases saccadées et désarticulées, pousse la souplesse des deux batteurs dans ses derniers retranchements. Sanders débute ses chorus à l’endroit où la plupart des ténors le termine. Celui que l’on surnomme déjà le fils, Coltrane étant le père et Ayler le saint esprit, s’obstine à maintenir une intensité que les autres ne parviennent à développer que quand l’excitation leur fait oublier toute notion d’harmonie.

Loin de se laisser impressionner par la folie dissonante de Sanders, Trane lui répond par un thème aussi brulant qu’un solo d’Albert Ayler. Les deux saxophonistes bombardent alors le mur érigé par une rythmique de plomb, avant que Trane ne décolle vers d’autres sommets lyriques. Son chorus rappelle alors que l’intensité mystique de "a love supreme" ne disparait pas dans son chaos excentrique, elle change simplement de forme. Pour soutenir cet envol, Sanders pose son saxophone pour tisser un tapis de percussions compensant les errements d’un Tyner en roue libre. Coltrane semble ne plus entendre un pianiste qui n’a jamais paru aussi éloigné de ses nouvelles lubies.

Perpétuant son ascension solitaire dans un somptueux chorus, il finit par être rejoint par le saxophone de Sanders. "Meditation" est un album qui s’attaque à tous nos repères trop encrés, qui nous force à accepter une nouvelle vision de l’harmonie. Pour l’auditeur trop cartésien, c’est un monde hostile où la violence d’une rythmique dévorant les tempos, la radicalité de Sanders, et l’intensité déchirante de Trane, le flagellent jusqu’à ce qu’il accepte de se plier à ce nouveau mysticisme. Il comprend alors que ce que ses préjugés voyaient comme des blasphèmes sont en réalité des moments de grâce. Converti à ce nouveau dogme musical, Tyner parvient par moment à trouver le chemin d’une nouvelle beauté, ses enchainements sur "Consequences" sonnent alors comme une révélation.

Coltrane a désormais besoin d’affronter le chaos pour exprimer toute la richesse de ses émotions. "Meditation" ne se comprend pas, il se ressent, c’est une flamme qui brule l’auditeur jusqu’à ce qu’il puisse ressentir sa bienfaisante chaleur. C’est un  langage hermétique exprimant des émotions qui finissent par vous bouleverser. C’est un acide qui vous libère de vos préjugés pour vous permettre de ressentir toute l’intensité de la vie.         

lundi 13 septembre 2021

John Coltrane : A Love Supreme


En 1964, Coltrane commença à se lasser de sa formation en quartet. Cette formule a tant fait, ses explorations furent si folles, qu’il a désormais l’impression qu’il a fait le tour de ses possibilités. Dans le même temps, sous l’influence de sa femme Alice, il se mit à la méditation. Les bras et les jambes croisés, la tête penchée dans une posture de soumission à un être supérieur, Coltrane n’entend alors plus que le rythme de sa propre respiration. Sans être athée, le saxophoniste ne s’est jamais plié à un dogme conventionnel. Quand il se figea dans ces poses méditatives, une paix relaxante prit possession de son âme. Il eut alors l’impression qu’une force divine le libérait de ses démons, une force qu’il remercia ensuite chaque jour.

Il fut convaincu que c’est aussi elle qui lui donna la force de se libérer de ses addictions, alors que celles-ci menaçaient sa carrière et sa vie. Il vit dans la méditation un moyen de communiquer avec dieu, l’apaisement que lui procura cet exercice étant pour lui une preuve de son pouvoir bienveillant. Il voulut donc faire de sa prochaine œuvre l’expression de sa reconnaissance éternelle, le témoin de son amour suprême. Pour cela, il invita Archie Shepp à amplifier l’écho de son souffle mystique sur "Acknowledgement". L’ambition de Trane s’exprime dès la présentation des titres de "A love supreme", qui semblent s’enchainer comme les chapitres d’une nouvelle bible. Quand l’album sort, en 1964, sa pochette est loin d’annoncer son immense succès.

Le visage figé et impénétrable, Coltrane fixe gravement l’horizon, la noirceur de son regard semblant exprimer une concentration extrême. Comme pour l’inscrire dans un passé aussi inoubliable que lointain, la photo illustrant la pochette est d’une austérité fascinante. Coltrane ressemble ainsi à l’icône d’une nouvelle religion, il devient l’apôtre d’un swing mystique. Le premier chapitre de cette nouvelle bible, acknoledgement, signifie littéralement reconnaissance. Notre Jeanne d’Arc fut touchée par la grâce en 1957, et des cœurs mystiques répètent son cri de reconnaissance : A love supreme. A love supreme….

Ces psaumes sont introduits par un chorus d’une grave solennité, avant que la basse et le piano n’impriment le rythme de la procession. Tyner et Trane entrent ensuite dans une symbiose parfaite, le chorus du premier se nourrissant des échos hypnotiques du second. Alors qu’aucune parole n’a encore été prononcée, le saxophone semble déjà psalmodier le refrain qui sera bientôt repris de façon plus explicite. Les cymbales de Jones invitent enfin Garrison à réciter un prêche qui marqua à jamais la mémoire de tout mélomane.

Autour de sa phrase dévote, un groove subtil se met en place, la frappe puissante de Jones se mêlant aux chorus mélodieux de Tyner. Coltrane s'élance ensuite dans une improvisation parfaitement calculée, remplissant tous les espaces à coups de petites phrases lyriques. Le bassiste termine la procession sur une note résonnant comme l’écho d’un dernier sermon prononcé dans une église baroque. "Resolution" démarre ensuite sur un chaos de notes pétillantes, une improvisation où les musiciens cherchent un moyen de rassembler les accords qu’ils enchainent de façon désordonnée. Passée cette introduction folle, les musiciens parviennent à raccrocher leurs wagons. Tyner calme tout le monde avec une superbe partie pianistique, ouvre la voie à un nouveau marathon coltranien.

Cette fois, le saxophoniste laisse libre cours à sa virtuosité hyperactive, développe un chorus foudroyant parcouru de soubresauts spectaculaires. Il répète ensuite le thème dans une coda majestueuse, prouvant ainsi que l’agitation du début était parfaitement calculée. "Pursuance" transforme la dévotion du début d’album en exaltation collective. Jones introduit le titre sur une explosion rythmique digne de "The drum things". Pour répondre à ce bombardement, Trane jette ses accords telle une nuée de kamikazes sur ce destroyer rythmique. Ses assauts explosent le rythme, ouvrent la voie à une magnifique hystérie collective. Les notes de Tyner s’agitent alors comme des marins fuyant un bateau mortellement touché, la batterie crépite comme un moteur sur le point d’exploser, avant que Coltrane ne donne à ce désastre un ton magnifiquement dramatique.

Gracieux final, "Psalm" est avant tout l’expression de la foi d’un homme remerciant dieu pour l’inspiration qu’il lui procure. "Psalm" est un poème mystique, une série de vers dont les accords forment les rimes. Le duo saxophone / batterie s’engage dans un dialogue mystique, monte au ciel dans un impressionnant crescendo lyrique. Pour terminer son sermon sur un écho divin, le saxophoniste ajoute quelques parties de cymbales et d’archet à son final déchirant.

Depuis sa sortie, "A love supreme" est presque systématiquement cité parmi les plus grand albums de tous les temps. Ce disque est la plus grande preuve du génie d’un compositeur, dont la virtuosité n’a désormais d’égal que le pouvoir de fascination de son mysticisme. Devant "a love supreme", l’athée le plus convaincu se met à croire en une force supérieure, l’auditeur le plus hermétique au jazz se convertit à cette grâce cuivrée. C’est un poème écrit dans une langue universelle et une religion dépassant tous les dogmes, c’est l’expression de l’âme humaine et une façon de la transcender.             

mercredi 1 septembre 2021

John Coltrane and Johnny Hartman

 


Après avoir séduit les traditionalistes les plus butés, Coltrane dû conquérir le grand public. Bob Thiele lui demanda alors de se dégoter un crooner capable de faire pleurer dans les chaumières. Aussi artificielle que soit cette démarche, elle fut d’une logique incontestable. Le grand public préférera toujours entendre un chanteur miauler ses lieux communs sur l’amour et la vie, que se concentrer sur les enchainements brillants mais alambiqués d’un grand instrumentiste. La foule trouve souvent les mélodies instrumentales trop abstraites, elle refuse de s’élever au-dessus de ses préoccupations quotidiennes. D’ailleurs, pendant que la popularité de Coltrane resta cantonnée au jazzfan, le jeune Johnny Hartman passa à la télé alors qu’il n’était encore qu’un illustre inconnu. Sauf que, tel Sinatra, il chantait des refrains bien éculés, des bluettes affreusement cucul.

Le seul événement qui justifie que l’on se souvienne du nom de Johnny Hartman est précisément le jour où Coltrane le convoqua pour enregistrer John Coltrane and Johnny Hartman. C’est pourtant bien le saxophoniste qui s’efface au profit du jeune cuistre qu’il invite. Pour ne pas empiéter sur ses chants populaires, il le laisse enregistrer seul en compagnie de sa section rythmique. L’auteur de "lush life" rajoute ensuite ses parties de saxophone grâce à la toute jeune technique du re-recording. Le plus grand saxophoniste enfile donc le costume de musicien de studio pour jeune chanteur à midinette, limite ses interventions pour laisser McCoy Tyner souligner le lyrisme du chanteur.

Cette grandiloquence boursouflée est semblable à tant d’autres miaulements des années 50/60. Ce qu’exprime ce genre de crooner, c’est les préoccupations hédonistes d’une Amérique ivre de sa puissance culturelle et économique. Le rock'n roll commence à pointer le bout de son nez, et un  Hollywood en plein âge d’or fait rêver le monde entier. Déjà un peu dépassé en 1963, le monde que chante les Hartmans est celui de Gene Kelly dans le film "Chantons sous la pluie", un univers rêveur et poétique.  

En bref ce disque est plus l’œuvre du chanteur entouré par un groupe de session qu’une véritable production de Coltrane. Le saxophoniste se contente d’ailleurs de suivre la ligne tracée par le chanteur, comme si il traduisait ses lamentations puériles dans un langage un peu plus élaboré.  La section rythmique se cale elle aussi sur le ton langoureux de ce sous-Sinatra, se frotte à son chant avec la tendresse d’un gros chat. Les musiciens ne servent ici qu’à galvaniser un chanteur manquant cruellement de personnalité, Coltrane ne se permettant de souffler que quand son invité reprend sa respiration. Le papier peint sonore tissé par les musiciens laisse tout de même entrevoir quelques merveilles, comme le solo de Tyner sur "you are so beautiful", ou la verve rythmique du duo Jones/ Garrison sur "lush life".

Mais la retenue dont font preuve ces virtuoses est frustrante, on a l’impression d’assister à une série de pièces où le rideau se baisse avant que l’on ait pu apercevoir le moindre décor. Les musiciens craquent enfin sur "autumn serenade", titre où Coltrane reprend enfin sa place de leader. Il commence alors à abandonner Hartman pour tracer sa propre voie. Suivant leur chef de file dans sa course rebelle, le duo Jones/ Garrison imprime un tempo afro cubain permettant à son saxophoniste de retrouver un peu de son originalité harmonique. Pour ne pas paraitre largué, le chanteur module sa voix pour suivre la richesse du vocabulaire coltranien. La scène est aussi pathétique qu’une course opposant un âne à un pur-sang, les artifices de ce vendeur de camelote se noient dans le torrent coltranien.   

"Autumn live" a au moins le mérite de rappeler à Johnny Hartman ce qu’il est, c’est-à-dire un clown censé ameuter les passants. John Coltrane and Johnny Hartman est aussi un produit d’appel, il entre dans la série de compromis que les artistes ont tendance à faire pour garder un minimum de popularité.

Cet album est aussi le dernier volet d’une trilogie qui permit à Coltrane de gagner le respect de ses détracteurs, tout en lui laissant le temps de remettre un peu d’ordre dans sa vie privée. Ayant retrouvé sa sérénité après avoir acquis le respect du public, il peut reprendre sa quête où il l’avait laissée.  

mardi 31 août 2021

John Coltrane : Live at the Village Vanguard

 


Ouvert en 1936, le Village Vanguard fut d’abord un haut lieu du blues. Leadbeally marqua la salle de son empreinte, nombre de ses descendants venant perpétuer le souvenir de son swing éploré. Devant eux, une troupe de poètes vinrent trouver dans leurs accords la matière capable de nourrir leur muse. Le jazz et le blues n’évoluant jamais très loin l’un de l’autre, la salle est vite conquise par les géants du bop. Art Tatum, Thelonious Monk, Charlie Parker, puis Albert Ayler et Cecil Taylord, c’est toute l’histoire du jazz qui défila entre ces murs.

Ultime foyer de résistance, dernier temple d’une culture en perdition, le club tourna encore à la fin des eighties, alors que le jazz semblait bel et bien mort. Avant de poser ses valises dans ce haut lieu, Coltrane enchaina les concerts à un rythme effréné. Loin de réciter son répertoire, il profita de la scène pour tester de nouveaux enchainements. La souplesse de ses titres les plus modaux en firent des esquisses idéales, de beaux brouillons qu’il put peaufiner dans de grands chorus de plus de 20 minutes. Les journalistes présents ces soirs-là saluèrent le nouveau roi du jazz, tressèrent ses lauriers à coups de critiques dithyrambiques.

John Coltrane enchaina alors les formations, passant du quintet au sextet, accueillant les visites d’Eric Dolphy et le swing poussiéreux de Wes Mongomery. Au fil de ces prestations, il vit progressivement la scène comme un moyen de briser le carcan de la tradition. L’auteur de "blue train" voulut alors faire de ses expériences une œuvre à part entière, enregistrer des titres qui se créeraient en direct devant le public. Lorsqu’il exposa son projet à Impulse, Bob Thiele venait d’en devenir le producteur.

Issu du label Decca, il ne connaissait absolument rien à la culture jazz. Cette lacune devint vite une force, le producteur se contentant de faire son travail sans influencer celui de ses musiciens. De leur rencontre à la mort de Coltrane en 1967, Bob Thiele sera un lieutenant fidèle, un mercenaire n’hésitant pas à suivre son maître dans ses quêtes les plus folles. "Live at the village vanguard" représente sa première production pour le label Impulse, c’est aussi un classique incontournable. Lors des quatre nuits où Trane joua au Village, le travail de prise de son fut un vrai cauchemar. Lors de ses quatre concert au Vanguard, Coltrane tourna comme un lion en cage, une machine mise en mouvement par la force de son propre swing.

Lorsqu’il trouva enfin le placement idéal pour ses micros, son bourreau Bob Thiele hérita d’une composition inédite qui n’avait pas encore de titre. En hommage à l’acharnement du producteur, le morceau fut nommé "chasin the Trane". Au final, la majorité des titres que le saxophoniste joua au Vanguard ne furent pas gravés sur d’autres albums avant "Live at the Village Vanguard". Sachant que, poussé par son perfectionnisme, Coltrane ne garda que quatre titres sur la dizaine qu’il joua en quatre jours, un trésor musical a dormi dans les tiroirs d’Impulse pendant de nombreuses années. Placé en ouverture, "Spiritual" est une fresque bouleversante tissée par le saxophone soprano de Coltrane et la clarinette de Dolphy. La basse semble s’éteindre face au chant des deux souffleurs, obligeant Dolphy à souligner le tempo dessiné par la batterie. McCoy Tyner déploie ensuite le tapis rouge à son saxophoniste, lors d’un solo lumineux dont il a le secret. Véritable caresse auditive, ses notes sont une véritable montée vers de nouveaux paradis coltraniens.

Après une introduction aussi lumineuse, Trane exécute un chorus plein de solennité. Conscient que le swingcColtranien vit encore un moment historique, la rythmique se fait la plus sobre possible, comme si la moindre de ses excentricités pouvait foudroyer l’ange Coltrane en plein vol. Inspiré par un air d’opérette, "softly as in morning sunrise" s’ouvre sur une mélodie légère rappelant les débuts de son auteur chez Prestige. Pour ne pas brusquer cette douceur, le batteur a troqué ses baguettes contre des balais, McCoyTyner accentue légèrement la mélodie de son swing de pianiste de bar louche. Passée la tendresse des premières minutes, le soprano de Coltrane sort ses musiciens de leur douce apathie. Sympathique crescendo modal, "softly as in morning sunrise" permit surtout de préparer le public pour le clou du spectacle.

"Chasin the trane" est l’œuvre d’une formation dépassée par ses propres improvisations, de musiciens touchant au sublime sans comprendre comment ils en sont arrivés là. Intégré pour la première fois ce soir-là, le bassiste Jimmy Garrison semble cribler le batteur de ses pulsations viriles. Tel un boxeur poussé dans les cordes de son ring, Elvin Jones répond avec une puissance décuplée par l’urgence de la situation. D’agresseur, Garrison devient l’arbitre d’un combat opposant un batteur chauffé à blanc et un saxophoniste déchainé. Le seul vainqueur de ce combat sera le swing, force irrésistible recouvrant les lutteurs de son aura sacrée.

Groggy par une telle lutte, les musiciens ne se rendent pas compte, lorsque les dernières notes s’éteignent, qu’ils viennent de marquer l’histoire. Sorti durant la même période que ce live, "The futuristique sound of sun ra" exploite une inspiration proche des dernières expérimentations coltraniennes. Interrogé sur ce sujet, Trane n’hésita pas à avouer que lui et l’astro black exploraient à l’époque les mêmes galaxies musicales. Archie Shepp enfonça d’ailleurs le clou en disant tout le bien qu’il pensait de "Chasin the Trane".

"Live at the Village Vanguard" est un instant de grâce éphémère légué à la postérité, un exploit d’autant plus remarquable que même ses auteurs ne comprennent pas totalement comment ils en arrivèrent là.