Rubriques

Affichage des articles dont le libellé est Les CHRONIQUES. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Les CHRONIQUES. Afficher tous les articles

jeudi 4 novembre 2021

BLOCKHEADS :This world is dead (2013)



This world is dead", sorti en 2013, est le cinquième album des nancéens de Blockheads, sans doute leur meilleur enregistrement à ce jour.Le groupe, formé en 1989, est d’ailleurs incontestablement la meilleure formation française du genre et l'une des meilleures de la scène grindcore actuelle.
On pense d’emblée aux leaders incontestés que sont Napalm Death, Brutal Truth et Discordance Axis mais on sent que le groupe a aussi écouté des groupes de power-violence tels Capitalist Casualties, Coche Bomba ou Drop Dead.
De plus l'alternance des voix, qui rappelle le grind punk de Extreme Noise Terror ou Disrupt, donne au tempo une impression d'être encore davantage accéléré.
Techniquement tout est bien en place, c'est efficace, ça arrache sans être trop bourrin. Les changements de rythme sont exécutés avec maestria.
C’est évidemment ultra rapide mais le groupe sait aussi ralentir (rarement) pour mieux accélérer.
Vingt-cinq titres sous forme d'artillerie lourde, pas le temps de respirer, « This world is dead » est un bloc compact, aucune chance d'en réchapper. Rarement une telle vitesse d'exécution a été atteinte. Une rapidité inouïe qui ne faiblit quasiment pas (sauf sur le dernier titre d’un autre calibre, plus lent et pesant). Un rouleau compresseur (et là le terme n'est ni galvaudé ni exagéré ni survendu). La batterie est d’ailleurs complètement en feu.
Une déflagration et un degré d'intensité qu’on pourraient définir comme étant une sorte de Napalm Death en survoltage.


Évidemment plus que difficile de sortir des morceaux plus que d'autres du lot. Disons qu'au fil des écoutes les titres qui m'ont le plus marqués par leur agressivité implacable, là où les missiles atteignent leur cible sont « Deindividualized » qui ouvre le bal, « Bastards », « This world is dead », « All these dreams », « Take your pills », puis à un degré moindre « Poisoned yields », « Crisis is killing the weak », « Follow the bombs ».
L'album est dans la lignée du précédent, « Shapes of misery », avec les mêmes recettes mais mieux exécuté et mieux produit. Il faut dire que le groupe fait maintenant partie de l’ « écurie » Relapse records le label phare américain du métal extrême, le spécialiste reconnu, notamment du death brutal et du grindcore, et qui est depuis plus de vingt-cinq ans ce que fut Earache records dans les années 80 et 90, à savoir LA référence en la matière. Et de fait Blockheads bénéficie d'une bonne production qui met en avant la qualité d’exécution. (On est ici heureusement très loin du grindcore pathétique et infâme d’un Anal cunt et d'autres groupes du même calibre).
Quant aux thématiques abordées Blockheads reprend à son compte celles propres au genre telles qu’elles ont été définies par Napalm Death sur les deux premiers albums du groupe et qui étaient d’ailleurs largement inspirées des préoccupations anarcho-punk dont les fondateurs du grind étaient proches : religion, surarmement, nucléaire, aliénation, déshumanisation, inégalités sociales, rapports de domination, consumériste, pillage et destruction de la planète, environnementalisme, anticapitalisme, dénonciation des multinationales...
« This world is dead » est donc l'album de la maturité pour Blockheads mais surtout il s’affirme désormais comme une des références du genre. Un classique. J'avais vu le groupe en concert en 2008 en première partie de Brutal Truth et la progression en cinq ans est plus qu’évidente.
Et pour finir une bonne nouvelle : un nouvel album est enfin prévu pour très bientôt sur Lixiviat et également sur Bones Brigades (retour aux sources donc)

mercredi 3 novembre 2021

CONDENSE : Air (1993)


Pour ma toute dernière chronique sur le rock français des années 90 voici “Air” le premier (mini) album 6 titres sorti en 1993 pour les lyonnais de Condense, groupe qui officie entre post hardcore, noise, presque math-core sur certains morceaux. Un des premiers groupes français à avoir sévi dans ce style là, qui commençait alors à être en vogue, avec Portobello Bones, Tantrum et Prohibition, parmi d'autres. Du bon rock "alternatif" qui rappelle parfois Jesus Lizard (et aussi Fugazi sur certains passages) et qui fait globalement preuve d’originalité musicale ; beaucoup de tensions et d’énergie mais toujours maîtrisées, contenues, un son propre au groupe : guitares stridentes, riffs répétitifs, hypnotiques, ciselés qui procèdent par petites touches, une voix hurlée et déjantée qui accroche bien, quasi hallucinée par moment (bon là encore l’accent laisse un peu à désirer, problème récurrent des groupes français chantant en anglais ), D’ailleurs sur l’ensemble de l’enregistrement c’est le chant qui donne le piquant à l’ensemble, le petit grain de folie.
Et des tempos modérés ni rapides, ni lents qui caractérise l'atmosphère et le charme spécifiques, si particuliers à Condense. “Air” est donc un disque prometteur et ce format de 18 minutes pour six morceaux est idéal car si “Genuflex” et “Placebo” les deux albums enregistrés ensuite sont plutôt bons, il y a malgré tout quelques longueurs et quelques temps faibles (même si les compositions de "Genuflex" sont un ton au-dessus, plus abouties, plus diversifiées, plus ambitieuses).
Difficile de dégager un titre, les morceaux bien que tous intéressants ont une structure musicale un peu similaire, toutefois l’excellent “Zorlac” qui clôture l’album en beauté sort du lot et reste mon préféré pour son alternance d’ambiances et de contrastes et le fait qu’il s’écarte un peu du reste des autres compositions.
“Snakes” qui ouvre l’album a pour lui de mettre en quelques secondes seulement l’auditeur directement dans l’ambiance !
Quant à "Am I sick" son refrain nous accroche immédiatement.

Un bon album bien construit donc et qui se démarque du rock alternatif traditionnel de l'époque.
Condense fait donc partie de ces bons groupes français des années 90 qui ont beaucoup tourné à l’époque, dont la durée de vie fut assez courte (1990-1996 soit 6 ans pour nos lyonnais), et qui ont certes pu se forger, avec persévérance, une belle petite réputation mais qui auraient pu – auraient dû – avoir plus de considération (concernant Condense difficile toutefois à cette époque de percer quand on produit ce type de musique, encore plus qu’aujourd’hui je pense, quand les labels et les tourneurs manquaient souvent de professionnalisme ou quand les groupes eux-mêmes choisissaient délibérément de rester dans des structures plus modestes ou dans un circuit parallèle).
Mais ces concerts et tournées à répétition ont fini par provoqué une certaine usure et lassitude, chez eux comme chez beaucoup d'autres.
Moins connu et renommé que les ténors tels Noir Désir, Mano Negra, Berurier Noir voire les Thugs, Condense fait donc partie avec Dazibao, Skippies, Sloy, Kill the thrill, Dirty Hands et beaucoup d’autres encore...des groupes ne manquant pas de qualité, avec un potentiel qui n'avait rien à envier aux meilleurs groupes américains du genre mais qui n’ont pas eu la carrière qu’ils méritaient et qui pour la plupart d’entre eux sont, 25 ans après leur “apogée”, (re)tombés dans l’anonymat hormis pour ceux qui ont eu la chance de les connaître et de les suivre dans ces années là.
Ces groupes ont ouvert la voie et montré qu'une scène rock française diversifiée et de qualité pouvait sévir dans l'hexagone.
Mais comme je dis toujours il n’est jamais trop tard de rattraper un “oubli” !



dimanche 31 octobre 2021

Nouvelle rock au delà du blues 11

 


Albert passa des heures à écouter les disques dont il venait de vivre la genèse. En passant en revue tous ces grands albums, il se surprit à penser que les Beatles ressemblaient à des explorateurs perdus au milieu de barbares. Il savait bien que les quatre de Liverpool avaient ouvert la voie à une foule de musiciens ambitieux, mais il n’avait jusque-là jamais osé écouter leurs œuvres. Lumineuse galaxie née du big bang A day in the life , le rock progressif ne fut jamais accepté par la critique. Sans doute pensait elle que les contemporains de King Crimson allaient trop loin, toujours est-il que le progressif était décrit comme la maladie honteuse du rock. Au fil des années, Albert fut tenté de vérifier si ces musiciens ambitieux allaient vraiment « trop loin ». Et puis il se demandait où se situait le point de non-retour, le péché impardonnable faisant sortir son auteur du paradis du rock n roll, pour le plonger dans les limbes de la variété.

Il sortit donc de son appartement, pour aller chez un disquaire qu’il n’avait plus vu depuis trop longtemps. Albert n’était plus entré dans cette boutique depuis sa rencontre avec le vieux, qui ne supportait pas les goûts de son gérant. Il n’empêche que c’était le dernier disquaire de Chicago, ce qui obligea le vieux à le supporter quelques années. Lorsqu’Albert retrouva la boutique, rien n’avait changé. Les bacs en bois clair contenaient des vinyles soigneusement classés par genre, époque et ordre alphabétique. Sur la vitrine, les plus belles pochettes d’Emerson Lake et Palmer , Yes et autres Genesis attiraient l’œil des passants. Le vendeur n’avait pas changé non plus, seules quelques rides supplémentaires rappelaient à Albert qu’il ne l’avait plus vu depuis quelques mois.  

Nommé Luc, ce passionné avait le visage bonhomme de celui qui sut éviter de se perdre dans les paradis artificiels de son temps. Sa bedaine rebondie, difficilement contenue dans un tee-shirt noir, montrait d’ailleurs qu’il s’était contenté de plaisirs plus concrets.

-          Ca faisait une paie que tu n’avais plus mis les pieds ici. Le vieux te bourre encore le crâne avec son vieux blues.

-          Il est parti depuis quelques temps… Du coup j’ai eu envie de découvrir tes bizarreries.

-          Et bien, si tu me demandes une petite initiation au rock progressif, j’ai ce qu’il te faut.

Luc fouilla rapidement dans un de ses bacs, pour en sortir un album dont Albert n’eut pas le temps de voir la pochette, avant de poser délicatement l’aiguille sur le sillon. Un déluge électrique secoua alors les murs de la pièce, blues paranoïaque trop virtuose pour entrer dans le rang du hard blues.

-          Mais ce n’est pas King crimson !

-          Et non ! Il est vrai que le premier album du groupe de Robert Fripp est un chef d’œuvre. Mais Colosseum représentait mieux l’époque.

Luc commença alors à raconter l’histoire de cette grande formation oubliée. Colosseum se réunit autour d’ex musiciens de John Mayall, confirmant ainsi une tendance initiée par les Moody blues , qui quittèrent les rives du rhythm n blues pour jouer une musique plus exigeante.  Contrairement au tableau qu’en firent les journaux, le rock progressif anglais était une musique profondément traditionaliste. Les musiciens prog' avaient une grande culture musicale, ils permettaient ainsi au rock d’absorber les courants l’ayant précédé. Dans cette optique  Colosseum aurait dû devenir le chef de file de la vague progressive. Leur premier album sortit quelques jours avant le premier King Crimson, mais le groupe n’avait pas encore atteint le sommet de son art.

Colosseum s’enferma donc en studio quelques semaines après la sortie de son premier album, pour enregistrer ce qui restera son chef d’œuvre. Pour résumer un peu Valentyne suite , on pourrait le qualifier de version plus apaisée du blues jazzy de Family. Avec Valentyne suite, le rock se nourrit de la complexité des grandes symphonies, le jazz rock vient enfoncer ses racines dans les terres fécondes du blues. Le rock ne se limitait désormais plus à une puissance orgiaque au charme immédiat, mais devenait un art exigeant dont il fallait apprécier la complexité.

Le morceau Valentyne suite s’imposait ainsi comme une variante de ce que les Beatles initièrent sur A day in the life. Tel une grande pièce de théâtre, le titre est composé de trois actes représentant autant de changements de décor. La pièce musicale est pourtant d’une rare cohérence, ce qui repousse encore les limites du titre rock. A partir de cette fresque, les musiciens progressifs ne cesseront de rallonger leurs créations, la cohérence de l’œuvre devenant leur objectif ultime. Une fois qu’Albert eut compris cette leçon, Luc enchaina les classiques de ce progressisme trop méprisé.

Les vignettes jazz pop de Soft machine semblèrent fusionner sur le grandiose volume two, Yes joua quatre monumentales symphonies rock sur Tales of a topographic ocean , Genesis ouvrit son fantastique théâtre avec The lamb lies down on Broadway. A la fin de ce dernier, Luc ne put s’empêcher de prononcer sur un ton mélancolique « A cette époque la fête était déjà finie »

-          Pourquoi dis-tu ça ?

-          A partir de 1972, les musiciens progressifs partirent de plus en plus loin, ce qui agaça franchement certains. Pour accélérer le déclin, la critique chercha des héros dans un hard blues qu’elle avait méprisé jusque-là. Résultat, on a commencé à voir apparaitre des groupes jouant sur les deux tableaux.

-          Comme Uriah Heep ?

-          Comme le Uriah Heep de Salisbury oui… Et puis tu as eu Jethro Tull , T2 , Hawkwind.

-          Hawkwind ?

-          Tu ne les connais pas ? Les magazines n’ont cessé de parler d’eux à partir de 1972.

Luc partit alors chercher un disque dont la pochette arborait un drôle de blason argenté. Quand il le posa sur la platine, les enceintes se mirent à diffuser un acid rock puissant comme un moteur de fusée. Cette musique semblait vous emporter dans un vaisseau spatial volant à la vitesse de la lumière , elle était au rock ce que Star wars fut au cinéma , une porte ouverte vers un autre monde. Hawkwind était sans doute le plus puissant des groupes progressifs, son bassiste devint d’ailleurs une figure majeure du hard rock lorsqu’il fonda Motorhead. Au bout du compte, le dogmatisme de certains commentateurs eut au moins le mérite de pousser une partie du prog dans les bras du hard blues. Albert repartit avec Doremi fasol latido sous le bras . Il espérait que la magie lui permettant de voyager dans le temps le transporterait auprès de ces musiciens.               

samedi 30 octobre 2021

Au dela du blues partie 10


Quand les derniers échos de Let there be rock se furent éteints, Raoul montra fièrement à Albert la chambre qu'il lui avait réservé. Sur le mur était accroché un portrait de LaFayette, le sol était si propre que l’on pourrait manger dessus, dans le coin face au lit trônait un vieux bureau.

-          Les repas sont servis en bas de 12 h à 14 h et de 20 h à 22h. Je vous porterai vos petits déjeuners dans votre chambre à 10 heures. Bonne journée Sir.

Albert s’assit sur son lit, le riff de Let there be rock tournait en boucle dans sa tête. Ses songes furent interrompus par un homme frappant à sa porte. Notre ami ouvrit et ne vit qu’un gros paquet déposé sur le palier. Il ramassa l’objet, ouvrit l’emballage, avant de faire un bond en arrière. Qui a bien pu s’introduire chez lui, voler sa précieuse guitare, avant de l’expédier à l’endroit précis où ses pérégrinations l’avait conduit ? Au fond de la caisse était inscrite cette phrase péremptoire « le rock n roll est un phénix qui renait tous les dix ans". Alors qu’Albert faisait l’inventaire des gens qu’il avait croisé, essayait de trouver dans cette foule un homme ayant pu le suivre depuis son départ, on frappa une nouvelle fois à sa porte.

Cette fois il n’eut pas le temps d’ouvrir, Malcolm Young prenant son silence pour une invitation à rentrer. Le guitariste avait vu la grosseur du paquet que l’on venait de lui livrer et en conclut qu’il ne pouvait s’agir que d’une six cordes. Il expliqua alors à Albert qu’il souhaitait voir de quoi il était capable.

-         Je viens de composer un riff dément ! Tu pourras dire qui tu as été le premier à entendre le titre qui me rendra célèbre.

Malcolm se mit alors à jouer un motif d’une simplicité biblique, un de ces trucs dont le public dira que « tout le monde peut le jouer mais personne ne le joue aussi bien ».       

Tintintin ! tintintin ! tintintin ! tintintin ! tintintintin !

En quelques minutes, Albert parvint à reproduire ce qui allait bientôt faire chavirer les foules. Au moment où il réussit à le jouer parfaitement, un violent séisme secoua la pièce. Sous l’effet des secousses, le sol céda sous les pieds de notre héros, le laissant tomber dans un fossé éclairé par une inquiétante lumière orange. La peur le plongea dans un profond coma, dont il se réveilla allongé  dans le lit de son appartement de Chicago. La platine diffusait alors le riff qui l’avait précipité dans l’abime. Il prit la pochette exposée sur son gramophone, le disque se nommait Highway to hell. Dans la pochette était cachée deux coupures de presse. La première présentait le classement US des ventes de disques, Highway to hell y figurait en première place.

La seconde annonçait tristement « Bon Scott, le chanteur du groupe AC/DC , est mort d’un coma éthylique. » En entendant Highway to hell , Albert compris vite la gravité de l’annonce. Bon était celui qui permis à AC/DC de devenir plus qu’un petit groupe de rock, il donnait une certaine originalité à la musique très basique du gang. Une part d’AC/DC disparut en même temps que le flamboyant écossais, son chant puissant sans être strident le plaçant au-dessus des brailleurs de sa génération. Sans lui, AC/DC fut condamné à suivre la voie d’un hard blues en pleine décadence. L’article annonçait d’ailleurs que le chanteur sera remplacé par Brian Johnson, un vocaliste dont la voix constamment poussée dans les aigus rappelait parfois les guignols de Judas Priest. Le règne de Bon Scott dura à peine cinq ans , ce fut pourtant assez pour s’imposer comme la nouvelle réincarnation du rock n roll. 

vendredi 29 octobre 2021

Au delà du rock partie 9


Malgré leurs profonds désaccords musicaux, Daniel indiqua à Albert le nom d’un hôtel prêt à l’héberger à l’œil. Le disquaire s’était attiré les faveurs du gérant en lui dénichant une poignée d’albums d’Albert Ayler et Eric Dolphy dans sa réserve. Il les affichait jusque-là sur sa vitrine le samedi, le jazz donnant à sa boutique un côté vintage et une certaine respectabilité. Un jour, un type s’était présenté à son comptoir tremblant d’excitation. Quand l’inconnu demanda le prix de « ces merveilles » , Daniel choisit au hasard la somme de deux dollars l’unité. Ayant trouvé ces disques dans une décharge, il ne put imaginer qu’ils aient une quelconque valeur. De son côté, l’acheteur prit ce prix pour le plus grand acte de générosité de l’humanité, il eut la même reconnaissance éternelle que celle de Brassens pour son auvergnat. Il proposa donc à son bienfaiteur de bénéficier d’une de ses chambres gratuitement et à vie, mais Daniel était trop solitaire pour accepter un tel cadeau. L’hôtelier dut donc se contenter de lui annoncer que, si un de ses amis cherchait un toit, il l’accueillerait avec plaisir.

Le bâtiment en question ne fut pas très difficile à trouver , il suffisait de suivre l’écho provoqué par le saxophone rugueux de l’holy ghost*. Arrivé sur place, deux immenses amplis secouaient les murs au rythme des chorus du grand Albert. Devant ces deux immenses enceintes siégeait un homme mince en costard , ses lunettes posées sur une tête de premier de la classe lui donnait des airs de Bill Evans**. Quand il vit arriver son hôte, l’homme ôta délicatement l’aiguille de son gramophone du sillon qu’elle parcourait, ses gestes avaient la grâce nonchalante d’Humphrey Bogart. L’allure de ce taulier imposait le respect avant même qu’il eut prononcé un mot, elle lui donnait un charisme naturel digne de Lino Ventura et Jean Gabin. Intimidé par tant de prestance, Albert parvint juste à prononcer, sur le ton d’un écolier face au proviseur, «Bonjour monsieur , je viens de la part de Daniel , le disquaire qui vous a vendu des albums de free jazz. »  Aussi timide qu’ait pu être le ton sur lequel cette phrase fut prononcé , elle imprima sur le visage du gérant une expression enjouée et fraternelle.

-          Messire, considérez désormais cette humble bâtisse comme votre royaume. Laissez-moi vous guider dans la suite que je vous réserve depuis fort longtemps.

Heureux de constater que le ramage de son bienfaiteur était du même niveau que son plumage, Albert le suivit dans un escalier qui lui parut sans fin. Après avoir gravi une dizaine d’étages, le duo croisa un homme chancelant. L’inconnu avait les cheveux bouclés, le torse velu, et gratifia notre duo d’un sourire charmeur lorsqu’il le croisa. Après avoir gravi la dernière marche de l’escalier, l’étrange inconnu hurla d’une voix guerrière « Let there be rock ! » Il traversa alors le couloir à toute vitesse, pour se jeter dans le vide en sautant dans l’ouverture laissée par une fenêtre ouverte. Albert voulut courir pour voir si il pouvait venir en aide au malheureux inconscient , mais le maitre d’hôtel le retint. 

-          Ne vous donnez pas cette peine sir. Il n’y a malheureusement pas de miracles ici-bas.

-          Quelle horreur !

-          Oui, ce butor est aussi précis qu’un albatros ! Il en est déjà à son troisième saut, il suffit de lui promettre un verre de Jack pour le voir faire le cascadeur.

Après avoir regardé son interlocuteur avec l’air ahuri de celui qui croit entendre parler un fou, Albert se dégagea de son étreinte pour aller constater les dégâts. Il vit alors celui qu’il croyait mort nager joyeusement dans une piscine.

-          Un inconscient précis comme un albatros et un invité têtu comme un breton… Je ne suis plus maitre d’hôtel mais capitaine d’un drôle de navire ! 

Rassuré de constater que l’inconnu allait bien, Albert laissa celui qui se nommait Raoul poursuivre son monologue.  

- Bien que je ne sois pas un adorateur de ce culte païen que les sauvages nomment rock n roll, je suis obligé d’héberger ces zouaves pour payer les factures. De ce fait, comme j’eus le déshonneur de vous le laisser voir, ma piscine devient un dépotoir où tombent des téléviseurs , des cuistres, et même une rolls conduite par un certain Keith Moon. Alors, une fois que ces vikings de foire ont saccagé leur chambre, leur manager me lancent une liasse de billets comme si j’étais leur laquais.

A ce moment, le visage de Raoul se crispa en une grimace exprimant toute la douleur causée par sa fierté blessée.

-          Le pire étant que je le suis, comme une bonne partie de cette ville. Parce que c’est toute une économie que la folie de ces aztèques fait vivre… Du plombier réparant les latrines dynamitées, aux femmes de ménage nettoyant leurs cochonneries. Et je peux vous dire que ça fait un sacré bataillon !

A ce moment, on entendit un beat irrésistiblement binaire, un riff d’une simplicité enfantine, le tout soutenant une voix impressionnante déclamant :  

« He say let there be sound , they was sound

Let there be light , they was light

Let there be drums , they was drums

Let there be guitar , they was guitar

LET THERE BE ROCK »


Nous fumes alors plus de vingt ans après les premiers accords de Chuck Berry , cette explosion eut pourtant la même intensité que le big bang originel. Raoul permit enfin à Albert de mettre un nom sur ce grandiose déluge. Le chanteur se nommait Bon Scott , le batteur Phil Rudd , secondé par la basse de Cliff Williams. Devant les fûts, Malcolm Young secouait la tête au rythme de ses riffs, pendant que son frère parcourait sa scène improvisée en envoyant des solos tranchants. Le gringalet en costume d’écolier balayait une génération de virtuoses prétentieux, rendait au rock une spontanéité que l’on croyait dépassée depuis les premiers exploits d’Hendrix. Ce n’était pas du hard blues comme le faisait Led zeppelin et autres Deep purple , c’était juste le retour du pur rock n roll.

* « Coltrane was the father , Sanders was the son , I was the holy ghost » Albert Ayler

** Pianiste de Miles Davis . Il participa notamment à l’enregistrement du grandiose kind of blue

Au dela du blues partie 8

 


Albert marchait déjà depuis plusieurs heures. N’ayant même plus de quoi prendre le bus, il avait traversé Chicago jusqu’à atteindre une route déserte. Cette ligne de béton était plantée au milieu d’un décor où l’homme n’avait apparemment jamais mis les pieds. Ceux qui dénoncent le port d’armes aux Etats Unis devraient parcourir ces chemins, ressentir le sentiment qui s’empare de vous lorsque vous savez que personne ne pourra vous protéger d’une mauvaise rencontre. L’ouest sauvage n’a pas disparu avec les premiers pionniers, il s’est réfugié dans ces plaines dignes des grands westerns. Les seuls moments où les journaux parlent de ce genre d’endroits, c’est quand on y découvre un cadavre. Alors, peu importe s'il finance le lobby des armes à feu , il existe des situations où l’instinct de conservation passe avant les principes vertueux. D’ailleurs, tout au long de son trajet, Albert n’avait pas lâché le colt attaché à sa ceinture.

Dans un tel décor, il faut marcher sans cesse pour éviter d’être rattrapé par un danger qui semble vous guetter. Alors, malgré un soleil brulant sa nuque, malgré une fatigue qui le fit vaciller, Albert continua de suivre cette ligne droite. Sa carte était formelle, la Californie était au bout du chemin, mais il ne pourra l’attendre à pied. Alors que sa vue commença à se brouiller, que ses jambes furent prêtes à le laisser tomber, un vieux pick up pilla devant lui. La fatigue avait déportée Albert sur la route sans qu’il s’en rende compte, mais le véhicule arrivait de toute façon trop vite pour que quiconque puisse l’éviter. Après un freinage extrêmement violent, le conducteur d’une trentaine d’année sortit du véhicule. Assez mince, l’homme avait le visage mangé par une barbe digne de John Lennon période Abbey road , ses yeux gonflés annonçant sa dépendance au LSD.  

-          Bon dieu ! Heureusement que j’étais sobre pour une fois ! Tu cherches quoi sur cette route à part la mort ?

-          Je pars en Californie, ça fait des heures que je marche.

-          Tu tombes bien. C’est précisément l’endroit où je me rends.

Albert échangea encore quelques mots avec ce drôle de personnage avant de monter dans son véhicule. Il n’eut pas le temps de remarquer la crasse prospérant sur les sièges, son sommeil l’emportant au pays des songes dès que son fessier eut touché la surface souillée. Albert fut réveillé, plusieurs heures plus tard, par le même coup de frein qui lui a permis de se faire conduire. Son bienfaiteur semblait faire partie de ces chauffeurs inquiétants qui ne connaissent pas la demi-mesure, leur vivacité les poussant systématiquement à passer de l’arrêt total à l’accélération la plus fulgurante. A côté de l’endroit où la voiture venait de stationner, un magasin arborait fièrement une devanture où l’on pouvait lire « Le comptoir de Ken Kesey , disquaire le plus planant de Californie ». Voyant qu’Albert contemplait cette affiche faisant référence à l’auteur de « Vol au dessus d’un nid de coucou » , celui qui se présenta sous le nom de Daniel lança :

-          Vu ce que je suis obligé de vendre en ce moment, il faudrait rebaptiser la boutique « le comptoir de John Wayne ».

-          Pourtant le Grateful Dead et Jefferson Airplane doivent encore bien se vendre dans le coin.

-          Ils se vendent bien… Mais depuis quelques mois ils jouent la musique des ploucs. Suis moi je vais te faire écouter le désastre.

Si elle n’avait abrité les plus beaux objets du monde, la boutique dans laquelle les deux hommes s’engagèrent eut pu paraître oppressante. De grandes échelles étaient placées contre des étagères vertigineuses, appuyées contre des murs qu’elles masquaient totalement. Ces grandes ruches de bois étaient si remplies de vinyles , que ceux-ci semblaient s’unir dans une série de cubes compacts. Comme si ces imposantes constructions ne suffisaient pas, des meubles plus petits formaient des chemins où un homme de corpulence normal passait tout juste.

Comme guidé par un sixième sens, Daniel monta sur une des plus hautes cases, pour en sortir quelques vinyles. Une fois sa sélection faite, il revint derrière son comptoir où trônait une vieille platine. Il y posa un vinyle dont le macaron annonçait fièrement « Hot Tuna : Burger ». Alors que l’album envoyait un charmant blues mâtiné de bluegrass , Daniel se mit à pester contre ce blasphème.

 -          Ce que tu entends là , c’est ce qu’il reste du Jefferson Airplane.

Le disquaire se mit alors à raconter les origines de Hot Tuna , formation que Jack Cassady et Jorma Kaukonen créèrent pour passer le temps pendant que Grace Slick soignait ses cordes vocales.

-          J’étais dans la salle quand ils ont enregistré leur premier album live , c’était comme si le rock avait régressé. Les musiciens chantaient des airs semblant dater de l’époque de Blind Willie Jefferson, des conneries indignes de leur talent.

 

Pendant qu’il continuait à pester contre « ce retour au Moyen âge » , Albert fut fasciné par ce qu’il entendait. Burger n’était pas l’œuvre de musiciens opportunistes, sa musique était trop profonde pour être calculée. Trop aveuglé par son fanatisme, Daniel ne put voir la profonde originalité de cet album. Né quelques mois après le chaos d’Altamont , Hot tuna avait compris qu’il était désormais inutile de chanter des comptines enfantines ou des hymnes à l’idéalisme hippie. Le drame initié par les Stones eut au moins le mérite de libérer Cassady et Kaukonen , de les inciter à renouer avec leurs racines. Hot tuna se mit alors à fouiller dans le grenier des grandes musiques américaines , en ressortit avec des sonorités venues du blues, de la country , et du folk.

L’originalité d’un disque tel que Burger ne se situait pas dans d’interminables digressions sonores, ne devait rien à des bidouillages de studio plus ou moins spectaculaires, elle venait de leur habileté à mélanger des éléments que l’Amérique pensait connaitre par cœur. Suivant la tendance d’une époque où tout semble être joué plus fort, le gang flirte avec le hard blues le temps de quelques solos épicés. Cette puissance n’empêche pas les violons d’imposer le charisme ancestral de la country, les ballades ayant parfois le charme de vieux chants folkloriques. Le riff ouvrant l’album est aussi irrésistiblement simple qu’un titre de Johnny Cash, les passages les plus bluesy sonnent comme Cactus jouant devant une section de violons , le folk s’unit au blues dans un mojo venu des campagnes du sud.

Burger est le mélange le plus harmonieux entre le folk , la country , et le heavy blues. Après cette claque, Daniel diffusa Yellow fever, un disque qu’Hot Tuna sortit quelques mois plus tard. Sans être mauvais, ce nouvel essai montrait un groupe entrant totalement dans le rang du hard blues le plus banal, son charme s’envolant avec ses influences country folk. Conscient que Burger était un des objets de sa quête, Albert demanda s'il pouvait récupérer l’album. Daniel lui laissa en grognant qu’il ne comprenait pas ce que «  les gamins aiment dans cette merde ». Albert partit en pensant que c’était désormais lui l’horrible réactionnaire.      

mercredi 27 octobre 2021

The Who : live at Leeds (1970)


Quand je parle des Who j'ai l'impression qu'il faut en fait parler de deux groupes distincts, celui de studio (et de l'excellente pop anglaise, des années 60, mélodique, énergique et avec des tubes en vrac) et celui de scène, sauvage, très rock, furieux, ravageur à souhait...Cette impression se renforce si l'on écoute un "best of" studio des Who, période 1965-1970, qu'on enchaîne immédiatement avec ce "Live at Leeds" et qu'on compare. Etonnant. Deux Who pour le prix d'un donc. Et les versions de "My Generation" ou "Magic bus" sont là pour le prouver, qui n'ont plus grand chose à voir.
En live The Who c'est de l'énergie ultime et sans frein, du blues rock crasseux, emmené par trois excellents musiciens et un très bon chanteur. Un rock fiévreux qui contraste avec leur image de Mod. Et des shows furieux où Pete Townshend et Keith Moon avaient l'habitude de faire quelques dégâts de matériels, les fameuses guitares cassées contre les amplis, laissant la scène digne d'un champ de bataille. 
Voici ce qu'en dit Lily Brett parlant des concerts des Who alors qu'elle s'apprête à interviewer le groupe à la fin des années 60 (voir Lily Brett "Lola Bensky" éditions poche p. 37) :
"... Ils étaient aussi connus pour terminer leur programme par une orgie de destruction apocalyptique, fracassant guitares, baguettes de batteries et amplis jusqu'à ce que la scène soit jonchée de débris d'équipements..."
It's only Rock'n'roll mais là c'est saupoudré d'un zeste de chaos qui n'est pas pour me déplaire. 
Sur cet album on est assez proche du Led Zeppelin des débuts entre blues rock crade, hard rock mais les années 67/68 semblent déjà loin, et dès l'entame du premier morceau Keith Moon annonce la couleur avec une batterie de feu.
Le son est brut, crade, gras ; la production minimaliste contribue à mettre en lumière le côté furieux du groupe, Daltrey chante comme un bluesman déjanté, la guitare de Townshend n'a rien à voir avec celle des albums studio..., une guitare électrifiée comme jamais. Quant à la rythmique elle est tout simplement grandiose!
Ce live a été enregistré dans une petite salle, avec seulement 2000 spectateurs privilégiés (mais ils ne le savaient pas encore les veinards), afin de mieux capter l'énergie dévastatrice du groupe « on stage » .
Pour la première face, qui sonne vraiment hard blues à l'image de la reprise de Johnny Kidd and the Pirates "Shakin' all over", mes préférences vont à « Subsitute » l'un de mes moreaux préférés du groupe, le seul titre presque "léger" du disque et « Young man blues » qui ouvre l'album, et donne le la avec son riff très hard et Daltrey qui rappelle Plant !
« Summertimes blues » est très bonne reprise certes mais peut-être le titre le moins indispensable du live (j'aimerais bien savoir ce que Eddie Cochran aurait penser de cette version).
Mais que dire de la seconde face : l'extase !! Un déluge décibels qui vous électrise.
« Magic bus » qui clôt l'album est bonifié par rapport à sa version studio, sans être trop long, jamais ennuyeux, plein de petites trouvailles ici ou là, c'est enlevé, nerveux, endiablé mais jamais pompeux (comme parfois peuvent l'être en live Led Zeppelin ou Deep purple lors d'expérimentations techniques un peu longues et ennuyeuses, et pourtant j'apprécie ces groupes).
Mais que dire de « My generation » la pièce de choix de ce live ; certes le titre peut – en théorie – paraître long (14 minutes) mais quelle claque, une version époustouflante qui démarre d'une manière proche de la version studio de 1965 mais qui monte en puissance et s'avère au final apocalyptique, l'apothéose de l'album, une fougue rarement égalée à l'époque en concert (à part le MC5 dans un autre registre) et on voit finalement pas le quart d'heure passé (il faut dire que le groupe en profite pour greffer rapidement quelques passages d'autres titres que je vous laisse découvrir).
Ici on sent la sueur, on sent que les musiciens jouent avec leur tripes, l'authenticité crève les yeux et les oreilles.
"Live at Leeds" est sans contestation possible l'un des meilleurs albums live de l'histoire du rock, là où la furie rock est captée magistralement. Je pense aussi que le groupe était alors vraiment à son apogée, et puis on a beau dire c'était une autre époque, exubérante où concerts rimaient souvent avec démesure...
Excellent donc mais avec juste un petit bémol : dommage en effet que sur les six titres présents on ait trois reprises (au demeurant très réussies, reprises de titres blues ou rock'n'roll 50's ou 60's) et seulement trois morceaux standards originaux (j'aurais aimé entendre d'autres classiques du groupe par exemple « I can' t explain », même si cela peut paraître anecdotique.
Toutefois quand on connaît la richesse qualitative et quantitative du répertoire des Who, bien étoffé en tubes et classiques, c'est un peu étonnant.
Malgré tout un sommet musical et un album qui doit être écouté comme étant l'essence même du rock et de ce qu'il ne devrait jamais cesser d'être.

dimanche 24 octobre 2021

Arthur Lee : Vindicator

 


L’histoire d’Arthur Lee est d’abord celle de son groupe maudit. Fasciné par le rhythm 'n' blues et le folk rock classieux des Byrds , Lee créa Love, qui signa vite un contrat avec Elektra. Love avait tout pour réussir, des influences dans l’air du temps, un compositeur du niveau de Brian Wilson, une maison de disques capable de propulser le groupe sur le toit du monde. La formation sort un premier disque divisant la critique, mais qui obtint assez de succès pour justifier l’enregistrement d’un second essai. Produit par Paul Rotchild , Da Capo flirte avec les mélodies plus raffinées du jazz, balaie les refrains innocents des Byrds pour partir vers des influences plus raffinées. Encore une fois, la critique est divisée , certains saluant cette nouvelle complexité pendant que d’autres regrettent la simplicité des débuts. Du coté des premiers fans, on accuse Paul Rotchild d’avoir corrompu le groupe, Da Capo se montrant bien moins puissant que ce que le groupe joue sur scène.

En concert, Love resta un grand groupe de rhythm' n 'blues s’épanouissant dans de grandes digressions instrumentales. C’est d’ailleurs après avoir assisté à une de leurs prestations que les Stones enregistrèrent Goin home , la grande improvisation refermant l’album Paint it black. Alvin Lee se fit alors piller une première fois, mais n’en eut probablement pas conscience. Love s’enferma rapidement dans une villa ayant appartenu à Bella Lugosi , un des premiers acteurs ayant joué le rôle de Dracula. Le groupe prit cette bâtisse pour son Olympe, elle devint vite une prison.  Sans cesse visité par une armée de parasites venus vendre leurs poisons, le groupe refusa vite de sortir de sa prison dorée, de peur de perdre ses fournisseurs. Elektra pouvait les envoyer faire le tour des Etats Unis pour promouvoir deux disques injustement boudés par le grand public mais Arthur Lee pensait que son talent suffirait pour obtenir la gloire.

Déçu par la décadence de ces musiciens junkies, Elektra commença à envisager de miser sur un autre cheval. C’est précisément à ce moment qu’Arthur Lee proposa à sa maison de disques de signer un jeune groupe dirigé par un poète Rimbaldien. Séduit par le charisme chamanique de Jim Morrison, le label mit vite le paquet sur les Doors. Soutenu par une promotion intense, le premiers album du groupe de Ray Manzarek fit vite un carton. La puissance agressive des Doors ringardisait le psychédélisme classieux et gentillet dont Love était un des porte-drapeaux. Trop enfermé dans sa tour d’ivoire pour comprendre le virage que prenait le rock , Arthur Lee écrivit ce qui devint Forever changes, un disque nourri de ses ressentiments et de ses déceptions . Malheureusement pour lui, Lee exprimait ses douleurs dans un vocabulaire musical très encré dans les raffinés sixties. Forever changes est un bijou nostalgique, une superproduction rock digne des plus grandes œuvres des Beatles ou des Beach boys.

Mais le public était passé à autre chose, rêvait désormais plus de poésie subversive et de refrains agressifs que de ces décors foisonnants. De plus, Elektra ne fit presque pas la promotion de ce grand disque, préférant concentrer tous ses efforts sur les Doors. Arthur Lee vécut cet échec comme une trahison , le groupe qu’il avait lui-même promu lui enlevait le pain de la bouche. Suite à une telle débâcle, la première formation de Love se sépara. D’autres musiciens vinrent alors poursuivre la triste histoire du groupe, mais leur leader semblait avoir mis tout son génie dans Forever changes. Après trois albums décevants, Arthur Lee abandonna enfin son groupe pour tenter sa chance en solo.

Sorti en 1972 , Vindicator est d’abord un hommage à Jimi Hendrix , avec qui Arthur eut l’occasion de jouer lors de quelques concerts de Love. Pour l’enregistrer, Lee réunit un nouveau groupe, qui fut censé enregistrer les premières démos. Les musiciens commencèrent à jouer, la sauce sembla prendre et 12 « démos » furent rapidement mises en boite. Une fois ses musiciens partis, Arthur écouta le résultat de cette célébration. Il fut si surpris par la qualité de ces prises, qu’il fut vite convaincu de ne pouvoir faire mieux. Il donna donc les bandes au label A et M , qui les publia telles quelles. Les musiciens ayant participé à ces sessions en voudront d’abord à Arthur pour avoir publié un travail qu’ils jugeaient inachevé. Quelques années plus tard, la plupart d’entre eux finirent par reconnaitre que le chanteur avait eu raison.

Vindicator représente avant tout les dernières braises d’un feu allumé par l’Experience du grand Jimi. La voix semble venir d’outre-tombe , les riffs tels que celui de Sad song célèbrent le mojo éternel du blues , une guitare pleine de distorsion poursuit le voyage initié sur Purple haze.  Le swing Hendrixien est éternel, le hard blues n’aurait d’ailleurs pas existé sans lui. Mais, alors que les grands barons tels que Led Zeppelin et autres Deep purple emmènent cette énergie voodoo vers d’autres nirvanas , Lee revient à l’essence même de ce qui fit la grandeur d’Hendrix. Il laisse ainsi résonner ses accords comme autant de détonations sismiques , fait décoller ses solos sur une rythmique que n’aurait pas renié le Hook, profite du boogie He said she said pour rappeler qu’il reste un grand amateur de rhythm 'n' blues.

Si vindicator salue surtout le Hendrix des débuts, les quelques touches funky de He know a lot of good woman flirtent avec ce groove qui inspira Sly Stone et Funkadelic. Avec cet album, Alvin Lee semblait enfin avoir accepté l’échec de Love. Vindicator montrait une facette plus brute de son génie, une hargne plus proche de son époque. Malheureusement, en 1972, une bonne partie de la critique tentait de réhabiliter Forever changes. Influencé par la découverte tardive de ce qui restera son ultime chef d’œuvre, elle lapida Vindicatore , le présenta comme un album simplet et passéiste. Détruit par ce nouvel échec, Lee reforma Love et sortit quelques albums indignes de son talent.

Quelques années plus tard, il fut emprisonné pour avoir tiré plusieurs coups de feu en l’air. A sa sortie de prison, le regain d’intérêt autour de Love le poussa à tenter une nouvelle résurrection. C’est malheureusement à ce moment que son médecin lui diagnostiqua une leucémie, ce qui l’empêcha d’honorer les concerts prévus pour la reformation de son groupe. Il se concentra donc sur la production d’un dernier album, qu’il n’eut pas le temps de terminer. Mort en 2006, Arthur Lee laisse derrière lui trois chefs-d’œuvre encore trop peu connus.  Son parcours ressemble à celui d’un bluesman maudit, Vindicator s’imposant comme son King of the delta blues singer*.

 

*album de Robert Johnson.       

samedi 23 octobre 2021

John Lennon : Plastic Ono band

 


John Lennon , un nom aussi fortement gravé dans notre inconscient collectif a de quoi intimider le chroniqueur. Comme Bob Dylan, les trois autres Beatles et Elvis, son patronyme dépassa le cadre de la petite histoire du rock, pour marquer celle de l’humanité. Chez la plupart des grands hommes, la vie privée est indissociable de l’œuvre, elle est un glorieux moule donnant à leurs actes leur grandeur. Dans la vie de John, un tourment marqua sa personnalité plus que tout autre : l’abandon. Abandon de son père d’abord, fier marin parti combattre le péril allemand. La guerre ne dura que quelques années, mais l’absence de ce soldat fut bien plus longue. Aventurier dans l’âme, le marin se perdit dans quelques bars, s’attarda dans quelques ports. A son retour, il découvrit que sa femme s’était largement consolée dans les bras de quelques hommes plus sédentaires.

C’est ainsi que, alors qu’il venait juste de retrouver son père, John dut choisir entre le suivre et laisser tomber sa mère, ou le perdre une nouvelle fois. A l’heure où certains aimeraient donner le droit aux femmes seules de faire naitre des générations d’orphelins, cette histoire rappelle que grandir sans père ou mère est avant tout une souffrance. Après l’abandon du père vint celui de la mère, qui confia John à sa tante car elle fut incapable de l’élever. Le petit John n’eut pourtant pas une enfance malheureuse, sa tante lui offrant un milieu aimant et une certaine aisance matérielle. Vint ensuite l’adolescence, âge où la découverte du rock n roll le poussa à délaisser des études dont il n’avait que faire. Je ne vais pas trop m’attarder sur la rencontre avec Paul, le début de la gloire à Hambourg, la beatlemania , tout cela fut déjà raconté des centaines de fois.

Venons en directement à l’épisode haï par tous les fans des Beatles : la rencontre avec Yoko Ono et la fin du groupe. Le chanteur des Beatles rencontra sa compagne la plus connue lors d’une de ses expositions. Beaucoup pensent que cet évènement a causé la mort des Beatles, mais le groupe était déjà à la dérive avant que Yoko ne s’installe dans la vie de John. Désormais considéré comme un grand compositeur par Bob Dylan, George Harrison ne supportait plus le mépris du duo Lennon/McCartney. Lennon et lui en vinrent d’ailleurs aux mains lors des séances de l’album blanc , le chef d’œuvre témoin de leurs divisions. Puis vint le projet Get back , album du retour au rock n roll sauvé du naufrage par les pompeux murs de sons Spectoriens. Le disque se nomma finalement Let it be et s’imposa comme leur plus mauvais disque depuis Rubber soul , ce qui relativise tout de même l’ampleur de l’échec.

Les Beatles furent alors au stade terminal de cette maladie qui finit par tuer même les meilleurs : la lassitude. Ces musiciens ne supportaient plus la pression liée à leur immense notoriété, il fallait que le groupe meure pour que ses musiciens revivent. Yoko ne put pas accélérer le processus, la maladie était déjà trop avancée. Comme l’a si bien prouvé Cavanna, même les plus cruelles infections ne tourmentent pas leur victime en permanence. Il y a ce que l’on appelle poétiquement des lunes de miel, trêves magnifiques, où le malade semble retrouver toute sa vigueur. Pour les Beatles, cette lune de miel fut Abbey road , disque qui vit le groupe retrouver les sommets artistiques de Sergent pepper. Alors forcément , après avoir écrit un dernier chef d’œuvre de cet ampleur , ces esprits brillants devinrent mous comme des ventres de routiers.

Seul George parvint à toucher au sublime dès le premier essai, la censure imposée par le duo Lennon / McCartney lui ayant permis de stocker de quoi remplir un triple album lumineux. Paul décolla difficilement avec ses Wings , John sortit quatre purges expérimentales , Ringo fit du Ringo. J’ai affirmé, au début de cette chronique, que la vie des grands hommes est souvent indissociable de leur œuvre. Et bien c’est précisément ce qui explique que, après une série de Yoko Onerie , Lennon écrivit ce chef d’œuvre nommé Plastic Ono band. Les quatre premiers albums furent froids et intellectuels , Plastic Ono band est rugueux et bouleversant . C’est une biographie musicale d’une rare sincérité.

Plastic Ono Band est aussi une des meilleures productions de Phil Spector , pour la simple et bonne raison qu’on ne le reconnait pas. Face à une personnalité aussi forte que celle de John, l’immonde Spector range enfin son barnum plein d’échos, se contente de capter les pépites jouées par son illustre musicien. Plastic Ono band doit permettre à John d’exorciser ses douleurs les plus profondes et on ne crie pas sa douleur devant une fanfare. Il y a d’abord sa mère, celle qui l’a eu sans qu’il puisse l’avoir. Celui que l’on voyait comme le rocker dur à cuir montre alors une sensibilité inédite, la production minimaliste ne faisant qu’accentuer la puissance émotionnelle de son chant. Crue, la production l’est autant sur Workin class hero , ballade folk digne des grands hymnes Dylaniens. Hommage à ce père vivant de petits boulots, ce héros de guerre condamné aux basses œuvres, cette fresque devint vite une célébration du courage prolétarien. Ayant vécu dans une certaine aisance matérielle, Lennon n’a jamais connu le milieu dont il parle si bien. Mais a t’on demandé à Zola de travailler à la mine avant d’écrire Germinal ? Penser qu’on ne peut parler que de ce que l’on a vécu revient à nier toute forme d’intelligence, comme si l’homme n’était qu’une bête ne pouvant comprendre que son petit territoire. Les ouvriers ne sont pas toujours ceux qui parlent le mieux de leur vie, la douleur n’est pas une preuve de génie mais un malheur dont tout homme se serait passé.

Workin class hero , comme beaucoup de grandes œuvres , parvient à déployer un charme universel en décrivant une situation particulière. Bien vite, le titre pu être vu comme un des premiers témoins de l’engagement politique qu’allait bientôt porter Lennon, l’enfant torturé commençait à donner naissance au militant de gauche.

Une œuvre aussi autobiographique que Plastic Ono band ne pouvait se passer de ce bon vieux rock'n'roll. I found out et Well well well viennent de la bonne vieille époque du pur rock'n'roll, d’un temps où l’armée n’avait pas tué le jeune Elvis. Cette énergie est aussi présente sur Remember , célébration de l’enfance perdue sur fond de boogie presque enjoué. Avec ses tendres notes de piano, Love annonce le tube pacifiste Imagine. Et puis il y a aussi ces phrases inoubliables , « the dream is over » , « god is a concept by which we mesure our pain »… Dans God , John lance ce cri libérateur « I don’t believe in Beatles ».

Le passé était exorcisé, la mue transformant le turbulent Beatles en porte-parole d’une génération fut initiée dans une douleur d’une fulgurante beauté. Plastic Ono band est le chef d’œuvre d’un homme se sentant au bord de l’abime, d’un artiste saluant une dernière fois ses tourments passés, sans savoir quelles autres douleurs l’attendaient.          

 

mercredi 20 octobre 2021

Nouvelle rock : Au delà du blues partie 7

 


Le lendemain, Albert se mit à écouter une série de disques psychédéliques. La plupart des groupes passant sur sa chaine étaient californiens. Cette scène était marquée par deux tendances : la première, influencée par l’œuvre de Mike Bloomfield, revendiquait son héritage blues, tout en le remodelant à coups d’improvisations planantes. Cette tendance fut magnifiquement représentée par des groupes comme Big brother and the holding compagny et Quicksilver messenger service. D’un autre coté, d’autres musiciens semblaient tout faire pour faire oublier cette influence originelle, comme si le blues fut le symbole d’un passé honteux. Country Joe and the fish parla de « musique électrique pour le corps et l’esprit » , Grateful dead fuyait ses influences dans de grandes improvisations. Pour certains musiciens, le LSD devait permettre de dépasser tout repère, de faire du rock l’expression la plus spontanée du génie humain. Au-delà de la Californie, des groupes comme 13th floor elevator et Captain Beefheart ne firent rien d’autre.

Pour clôturer sa série d’écoutes , Albert sortit le premier album d’un groupe nommé Cactus. Plusieurs de ces musiciens avaient participé à la formation de Vanillla fudge , formation sonnant un peu comme le Cream de Disraeli gears. On sentait alors, en écoutant leur version de Eleanor Rigby , une volonté de sortir du chemin tracé par le psychédélisme. Mais la guitare de Vince Martel eut beau hurler comme un loup un soir de pleine lune, la production trop banale émoussa le tranchant de son riff. Albert sortit donc l’album d’une pochette représentant un cactus en forme de phallus. L’aiguille avait à peine touché le sillon, qu’il entendit la batterie poser les rails incandescents sur lesquels la guitare put lancer ses solos, l’harmonica venant rapidement imposer une ambiance digne des tripots de Chicago. Le blues originel était derrière chacun de ces riffs, il suintait de chaque hurlement viril, prenait une ampleur démentielle le temps de tonitruants solos de guitare.

Même le Led Zeppelin des débuts ne fut jamais aussi proche de ses modèles, il voulait au contraire s’en éloigner progressivement. Cactus se contente de jouer le blues le plus puissant et agressif, en abandonnant le psychédélisme ses musiciens trouvèrent enfin la voie que Vanilla fudge cherchait en vain. Comme pour calmer un peu les ardeurs de musiciens chauffés à blanc, la ballade My lady from south Detroit semblait concurrencer le gospel classieux de Don Nixx. Ces musiciens ressemblaient aux gardiens d’une tradition perdue, leur musique fut le cri d’un mojo qui refusait de mourir ou de se décomposer.  Après les décollages psychédéliques des mois précédents, Cactus ramenait le rock sur la terre ferme. Blues paysan, Bro bill chante d’abord l’éloge d’un swing ancestral. Le rythme s’emballe de nouveau sur You can’t juge a book by the cover , mais reste accroché au swing des grands anciens.

Un disque comme ce premier album de Cactus montrait que le rock était revenu de ses utopies acides, qu’il se nettoyait désormais l’esprit à grands coups de heavy blues. Une telle révolution ne put venir que du berceau de l’aliénation planante. Il fallait donc qu’Albert aille s’en rendre compte lui-même.    

mardi 19 octobre 2021

Au delà du rock partie 6

 


Bizarrement, après l’enregistrement de Revolver, Albert ne s’est pas réveillé au milieu de son appartement. John lui a prêté une de ses maisons, où il venait parfois le chercher pour faire un tour. John n’était pas encore le militant gauchiste canonisé par les médias, mais un personnage complexe. C’était un homme torturé et capable de passer en un instant de l’agressivité la plus cruelle à la tendresse la plus prévenante. Un jour, George vint chez lui pour prendre sa première dose de LSD. Afin de limiter les risques, John et George avaient décidé de planer ensemble, l’un pourrait ainsi aider l’autre en cas de mauvais trip. Albert était lui aussi présent mais, plus intéressé par les deux Beatles que par une expérience qu’il jugeait absurde , il refusa de prendre une de ces pilules psychotropes. Lennon et Harrison prirent donc leur dose et ses effets rendirent Harrison totalement apathique. Figé, le regard aussi vide qu’un poisson sorti de l’eau depuis plusieurs minutes , il inquiéta vite son partenaire. John s’empressa alors de lui secouer le bras en lui demandant « ça va vieux ? »

Cette anecdote représentait la face lumineuse de John, mais comme tout homme elle cachait des passions moins nobles. C’est ainsi qu’on le vit souvent se moquer ouvertement de l’homosexualité de Brian Epstein, dans des termes parfois très crus. Tout le monde savait que le manager avait le béguin pour Lennon et celui-ci en profitait autant qu’il s’en moquait. Le fait qu’il l’ait plusieurs fois qualifié de « fag » ne l’empêcha pourtant pas d’envoyer un bouquet de fleur et un mot lorsqu’Epstein fit une grave dépression. Chez Lennon, les sentiments les plus nobles côtoyaient en permanence des sentiments beaucoup plus bas. Resté le fils abandonné par son père, il vit toujours le décès de ses proches comme un affront que ceux-ci lui faisaient. Pour lui  ils n’avaient pas le droit de mourir, John avait encore besoin d’eux et leur disparition lui inspirait autant de colère que de chagrin.

Cet égocentrisme ne l’empêchait pas de sincèrement aimer ses proches , bien au contraire. L’amour pour autrui n’étant souvent que la plus belle expression de l’amour propre, John fut angoissé d’abord par peur d’être abandonné. Il fut ainsi le mari sans pitié qui tenta de retirer à sa première femme la garde de son premier fils, avant de devenir celui qui protégea Yoko de la haine des fans des Beatles. C’est parce qu'ils comprenaient ses tourments que les Beatles ne réagirent pas aux multiples piques que celui-ci put leur envoyer. Homme le plus cruellement visé par ses sarcasmes , Ringo fut aussi celui à qui Lennon demandait son avis quand il doutait de la qualité d’une de ses chansons.

Albert , comme beaucoup d’autres , vit d’abord John comme l’égocentrique Beatles , le militant un peu ridicule , l’idéaliste hors sol. Il découvrit un génie torturé, un homme d’une profonde intelligence et d’une profonde humanité. Ses relations avec sa famille étaient elles aussi complexes. Il avait assisté à des passes d'armes homériques entre le chanteur et sa tante, avant que John ne la rappelle pour lui demander « Tu n’es pas fâchée mimi ». Il l’a aussi vu mettre son père à la porte, avant de lui offrir un toit et de tenter de reconstruire une relation qui lui manquait.

Quand Albert ressassa ces souvenirs , John était assis en face de lui , ses cheveux courts et sa moustache lui donnant des airs de Maréchal d’empire. Pour préparer l’enregistrement du prochain album , Paul avait proposé de transformer les Beatles en orchestre fictif. En plus de libérer les musiciens de la pression liée à leur notoriété, ce concept offrit une ligne directrice au futur album.  Alors qu’il était plongé dans la lecture de son journal, un article retint l’attention de John. Il s’agissait d’un fait divers tristement banal racontant comment un couple avait trouvé la mort dans un accident de voiture. L’enregistrement de Sergent pepper passa si vite qu’Albert n’en garda que quelques souvenirs épars. Il y avait ce riff d’introduction, agressif et entrainant, spectaculaire et solennel, soutenu par une batterie sonnant comme un tambour de fanfare. Et Paul chanta comme un prestidigitateur haranguant la foule, les Beatles ouvraient leur grandiose cirque. 

Trop souvent laissé de coté, Ringo put étaler toute sa bonne humeur contagieuse sur With a little help from my friend. Ecrite par le duo Lennon/ McCartney pour Ringo , cet hymne à l’amitié est un pur moment de bonheur. Après l’innocence de Ringo vint le génie provocateur de John. L’intéressé aura beau répéter que Lucy in the sky with diamond fut inspiré par un dessin de son fils, sa mélodie planante et ses chœurs semblent rappeler que les initiales du titre sont LSD. Paul répond à cette ambiguïté par le gentillet « Gettin better » , sorte de version psychédélique des premiers rocks beatlesiens. Gentiment surréaliste, la fanfare du sergent poivre est une symphonie rock parfaite. Enfin écouté par ses illustres collègues , Harrison parvient à imposer ce qui restera son chef d’œuvre avec l’exotique Within you without you. Inspiré par le sitariste Ravi Shankar, George écrit ainsi ce qui restera un des plus grands représentants du raffinement psychédélique anglais.

La fanfare du sergent poivre semble se clore sur la procession qui l’avait ouverte, puis vient l’apothéose. Inspiré par l’article de journal racontant un accident de la route, A day in the life est aux Beatles ce que la bataille d’Iena est à Napoléon, un fait de gloire leur permettant de marquer à jamais l’histoire. John apporte un premier mouvement d’une tristesse poignante, porté par cette sentence terrible « I read the news today oh boy. » Les arpèges de guitare ouvrent la voie à un piano jouant un triste requiem, jusqu’à ce que le déluge déclenché par un orchestre symphonique ne nous propulse dans le monde plus enjoué de Paul. « Wake up – Get out of bed » chante t-il sur une mélodie innocente, presque proche de ce que son comparse appelle ses « chansons de grand-mère ». Cette innocence est de courte durée, Lennon reprenant sa triste procession jusqu’à l’explosion finale.

A day in the life est la fusion la plus parfaite entre le rock et la musique symphonique, c’est aussi l’apothéose d’une œuvre indépassable. Si les Beatles ont toujours eu l’air de planer au-dessus de la mêlée, Sergent pepper rend leur suprématie incontestable. Le leader des Beach boys devint fou en tentant d’atteindre les mêmes sommets , les Stones finirent par revenir au blues pour faire oublier leurs limites créatives … Plus tard, certains tentèrent d’aller plus loin en se rapprochant du jazz ou de la musique classique , d’autres initièrent le concept d’opéra rock. Sergent pepper ouvrit ainsi la voie à un rock plus mur, plus aventureux, plus riche. Le principe de l’album construit comme une œuvre et enrichi d’influences diverses se propagea , sans que personne ne puisse dépasser le modèle.

Sur Revolver , les Beatles inventaient l’album , mais c’est bien Sergent pepper qui représente son aboutissement . En à peine un an et deux disques, les Beatles avaient inventé et achevé l’art de produire une grande œuvre rock. Albert se réveilla brutalement de ce rêve quand l’orchestre joua la symphonie finale d’A day in the life. La salle de son appartement était alors incroyablement silencieuse, comme si le temps s’était arrêté pour saluer la grandeur de ce qu’il venait de vivre.          

lundi 18 octobre 2021

Nouvelle rock au dela du blues partie 5

 


Le traditionalisme et le progressisme rock ne sont donc pas deux camps irréconciliables. Il se nourrissent l’un de l’autre, communiquent dans un dialogue qui écrit la longue histoire du rock. Cette conclusion lui vint après avoir réécouté East west toute la nuit. Mike Bloomfield avait raison, le LSD n’avait pas effacé ses influences blues, il les avait remodelé. Le puriste pouvait encore reconnaitre, dans ses riffs lancinants, la vieille magie que Bo Diddley légua aux rockers. Cette découverte lui rappela une définition qui l’avait particulièrement agacé. Il partit donc chercher un vieux dictionnaire et l’ouvrit à la page « Beatles ». Le petit larousse lui annonçait alors fièrement « groupe de pop anglaise ».

Groupe de pop ! Il suffisait de réécouter leur discographie pour comprendre l’absurdité de cet adjectif. Les Beatles furent, sur leurs premiers albums, de purs rockers. Fils spirituels de Buddy Holly et d’Elvis Presley, les quatre de Liverpool offrirent au rock anglais ses premiers refrains irrésistibles, ce mélange de légèreté et d’intensité que reprendront ensuite les Byrds.  Par la suite, ils n’abandonnèrent pas le rock, ils le poussèrent juste à un niveau artistique inédit. Comme pour prouver ses dire à un invité, Albert prit sa vieille guitare et se mit à jouer le riff de Taxman. Alors que le son sortant de son instrument lui apportait une énergie salvatrice, il se dit que Chuck Berry n’aurait pas renié un tel tube. Arrivé au moment où John commence à exprimer sa révolte contre le fisc anglais, Albert s’effondra une nouvelle fois.

Il se réveilla après avoir été violemment projeté contre la paroi d’un van. Lorsqu’il eut repris ses esprit, John Lennon le regardait avec un sourire moqueur.

-          Bienvenue dans le monde merveilleux des Beatles ! C’est vrai qu’avec une telle chevelure tu ressembles furieusement à Paul.

-          Où suis-je ?

-          En enfer mon pote ! Mais cet enfer prend fin après ce satané concert. Tu te rends compte que , si on ne t’avait pas récupéré , elles t’auraient sans doute tué ! Elles t’ont pris pour Paul … Et quand on voit déjà dans quel état les met Ringo…

L’intéressé ne réagit pas à cette attaque gratuite, il connaissait trop l’humour corrosif de John pour se sentir blessé. Ayant entendu que notre ami s’était réveillé, Paul vint lui faire une proposition qu’il ne put refuser.

-          On en peut plus de ces concerts où on ne nous écoute plus jouer, il faut qu’on arrête. Tant que tu es là, ça te dit d’assister aux enregistrements ?

Ce que Paul venait de proposer à son invité, c’était d’entrer dans le temple où naquit le rock moderne, de vivre le big bang qui allait marquer à jamais le rock anglais et mondial. Les séances de Revolver commencèrent de façon presque traditionnelle, Taxman creusant le sillon rock qui fit leur succès. Et puis il y eut ce solo déchirant, chorus hypnotique n’ayant rien à envier aux futures bombes californiennes. Eleanor rigbie initie ensuite un élitisme qui allait mener le rock vers des chemins moins balisés. Pourtant avare de compliments vis-à-vis de son partenaire et rival, Lennon n’hésitât pas à qualifier la composition de McCartney de chef d’œuvre. En sortant ainsi les violons, en mêlant poésie nostalgique et grâce symphonique, Paul ouvrait la voie d’un rock que l’on qualifiera bientôt de progressif. 

Galvanisé par la réussite de son partenaire, John demanda à l’ingénieur du son de faire résonner sa voix « comme celle d’un bouddhiste psalmodiant du sommet de la plus haute montagne ». Le résultat se révèle fascinant lorsqu’il se mêle aux bruitages farfelus de « Tomorow never know ». Explorant les possibilités des studios modernes avec l’enthousiasme de gamins laissés seuls dans un magasin de bonbons, les Beatles donnèrent une nouvelle maturité au rock n roll. Ce mélange de poésie musicale, d’excentricité sonore et d’énergie juvénile fera la grandeur du rock anglais. Plus limité que le duo Lennon McCartney , ce cher Ringo n’en écrit pas moins une sympathique comptine dont le coté surréaliste s’insère bien dans un album très homogène. Revolver montre un groupe qui fut rarement aussi soudé, cette cohésion leur permettant de faire plus qu’un amas de titres compilés à la va vite. Sur Revolver, le rock montre pour la première fois une cohérence, le 33 tours commence à avoir l’air d’une œuvre construite. Moins connu que le grandiose Eleonore Rigby, Dr Robert résume bien la géniale excentricité faisant la grandeur de Revolver. La puissance d’un riff venu des premières heures du rock n roll y côtoie la solennité d’un orgue grandiloquent.

A la fin des séances, les ingénieurs du son pensent avoir capté le plus grand chef d’œuvre du groupe et du rock moderne. Seul Albert sait que Revolver n’est pas un aboutissement, mais le génial initiateur d’un autre chef d’œuvre absolue.