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dimanche 31 octobre 2021

Nouvelle rock au delà du blues 11

 


Albert passa des heures à écouter les disques dont il venait de vivre la genèse. En passant en revue tous ces grands albums, il se surprit à penser que les Beatles ressemblaient à des explorateurs perdus au milieu de barbares. Il savait bien que les quatre de Liverpool avaient ouvert la voie à une foule de musiciens ambitieux, mais il n’avait jusque-là jamais osé écouter leurs œuvres. Lumineuse galaxie née du big bang A day in the life , le rock progressif ne fut jamais accepté par la critique. Sans doute pensait elle que les contemporains de King Crimson allaient trop loin, toujours est-il que le progressif était décrit comme la maladie honteuse du rock. Au fil des années, Albert fut tenté de vérifier si ces musiciens ambitieux allaient vraiment « trop loin ». Et puis il se demandait où se situait le point de non-retour, le péché impardonnable faisant sortir son auteur du paradis du rock n roll, pour le plonger dans les limbes de la variété.

Il sortit donc de son appartement, pour aller chez un disquaire qu’il n’avait plus vu depuis trop longtemps. Albert n’était plus entré dans cette boutique depuis sa rencontre avec le vieux, qui ne supportait pas les goûts de son gérant. Il n’empêche que c’était le dernier disquaire de Chicago, ce qui obligea le vieux à le supporter quelques années. Lorsqu’Albert retrouva la boutique, rien n’avait changé. Les bacs en bois clair contenaient des vinyles soigneusement classés par genre, époque et ordre alphabétique. Sur la vitrine, les plus belles pochettes d’Emerson Lake et Palmer , Yes et autres Genesis attiraient l’œil des passants. Le vendeur n’avait pas changé non plus, seules quelques rides supplémentaires rappelaient à Albert qu’il ne l’avait plus vu depuis quelques mois.  

Nommé Luc, ce passionné avait le visage bonhomme de celui qui sut éviter de se perdre dans les paradis artificiels de son temps. Sa bedaine rebondie, difficilement contenue dans un tee-shirt noir, montrait d’ailleurs qu’il s’était contenté de plaisirs plus concrets.

-          Ca faisait une paie que tu n’avais plus mis les pieds ici. Le vieux te bourre encore le crâne avec son vieux blues.

-          Il est parti depuis quelques temps… Du coup j’ai eu envie de découvrir tes bizarreries.

-          Et bien, si tu me demandes une petite initiation au rock progressif, j’ai ce qu’il te faut.

Luc fouilla rapidement dans un de ses bacs, pour en sortir un album dont Albert n’eut pas le temps de voir la pochette, avant de poser délicatement l’aiguille sur le sillon. Un déluge électrique secoua alors les murs de la pièce, blues paranoïaque trop virtuose pour entrer dans le rang du hard blues.

-          Mais ce n’est pas King crimson !

-          Et non ! Il est vrai que le premier album du groupe de Robert Fripp est un chef d’œuvre. Mais Colosseum représentait mieux l’époque.

Luc commença alors à raconter l’histoire de cette grande formation oubliée. Colosseum se réunit autour d’ex musiciens de John Mayall, confirmant ainsi une tendance initiée par les Moody blues , qui quittèrent les rives du rhythm n blues pour jouer une musique plus exigeante.  Contrairement au tableau qu’en firent les journaux, le rock progressif anglais était une musique profondément traditionaliste. Les musiciens prog' avaient une grande culture musicale, ils permettaient ainsi au rock d’absorber les courants l’ayant précédé. Dans cette optique  Colosseum aurait dû devenir le chef de file de la vague progressive. Leur premier album sortit quelques jours avant le premier King Crimson, mais le groupe n’avait pas encore atteint le sommet de son art.

Colosseum s’enferma donc en studio quelques semaines après la sortie de son premier album, pour enregistrer ce qui restera son chef d’œuvre. Pour résumer un peu Valentyne suite , on pourrait le qualifier de version plus apaisée du blues jazzy de Family. Avec Valentyne suite, le rock se nourrit de la complexité des grandes symphonies, le jazz rock vient enfoncer ses racines dans les terres fécondes du blues. Le rock ne se limitait désormais plus à une puissance orgiaque au charme immédiat, mais devenait un art exigeant dont il fallait apprécier la complexité.

Le morceau Valentyne suite s’imposait ainsi comme une variante de ce que les Beatles initièrent sur A day in the life. Tel une grande pièce de théâtre, le titre est composé de trois actes représentant autant de changements de décor. La pièce musicale est pourtant d’une rare cohérence, ce qui repousse encore les limites du titre rock. A partir de cette fresque, les musiciens progressifs ne cesseront de rallonger leurs créations, la cohérence de l’œuvre devenant leur objectif ultime. Une fois qu’Albert eut compris cette leçon, Luc enchaina les classiques de ce progressisme trop méprisé.

Les vignettes jazz pop de Soft machine semblèrent fusionner sur le grandiose volume two, Yes joua quatre monumentales symphonies rock sur Tales of a topographic ocean , Genesis ouvrit son fantastique théâtre avec The lamb lies down on Broadway. A la fin de ce dernier, Luc ne put s’empêcher de prononcer sur un ton mélancolique « A cette époque la fête était déjà finie »

-          Pourquoi dis-tu ça ?

-          A partir de 1972, les musiciens progressifs partirent de plus en plus loin, ce qui agaça franchement certains. Pour accélérer le déclin, la critique chercha des héros dans un hard blues qu’elle avait méprisé jusque-là. Résultat, on a commencé à voir apparaitre des groupes jouant sur les deux tableaux.

-          Comme Uriah Heep ?

-          Comme le Uriah Heep de Salisbury oui… Et puis tu as eu Jethro Tull , T2 , Hawkwind.

-          Hawkwind ?

-          Tu ne les connais pas ? Les magazines n’ont cessé de parler d’eux à partir de 1972.

Luc partit alors chercher un disque dont la pochette arborait un drôle de blason argenté. Quand il le posa sur la platine, les enceintes se mirent à diffuser un acid rock puissant comme un moteur de fusée. Cette musique semblait vous emporter dans un vaisseau spatial volant à la vitesse de la lumière , elle était au rock ce que Star wars fut au cinéma , une porte ouverte vers un autre monde. Hawkwind était sans doute le plus puissant des groupes progressifs, son bassiste devint d’ailleurs une figure majeure du hard rock lorsqu’il fonda Motorhead. Au bout du compte, le dogmatisme de certains commentateurs eut au moins le mérite de pousser une partie du prog dans les bras du hard blues. Albert repartit avec Doremi fasol latido sous le bras . Il espérait que la magie lui permettant de voyager dans le temps le transporterait auprès de ces musiciens.               

samedi 30 octobre 2021

Au dela du blues partie 10


Quand les derniers échos de Let there be rock se furent éteints, Raoul montra fièrement à Albert la chambre qu'il lui avait réservé. Sur le mur était accroché un portrait de LaFayette, le sol était si propre que l’on pourrait manger dessus, dans le coin face au lit trônait un vieux bureau.

-          Les repas sont servis en bas de 12 h à 14 h et de 20 h à 22h. Je vous porterai vos petits déjeuners dans votre chambre à 10 heures. Bonne journée Sir.

Albert s’assit sur son lit, le riff de Let there be rock tournait en boucle dans sa tête. Ses songes furent interrompus par un homme frappant à sa porte. Notre ami ouvrit et ne vit qu’un gros paquet déposé sur le palier. Il ramassa l’objet, ouvrit l’emballage, avant de faire un bond en arrière. Qui a bien pu s’introduire chez lui, voler sa précieuse guitare, avant de l’expédier à l’endroit précis où ses pérégrinations l’avait conduit ? Au fond de la caisse était inscrite cette phrase péremptoire « le rock n roll est un phénix qui renait tous les dix ans". Alors qu’Albert faisait l’inventaire des gens qu’il avait croisé, essayait de trouver dans cette foule un homme ayant pu le suivre depuis son départ, on frappa une nouvelle fois à sa porte.

Cette fois il n’eut pas le temps d’ouvrir, Malcolm Young prenant son silence pour une invitation à rentrer. Le guitariste avait vu la grosseur du paquet que l’on venait de lui livrer et en conclut qu’il ne pouvait s’agir que d’une six cordes. Il expliqua alors à Albert qu’il souhaitait voir de quoi il était capable.

-         Je viens de composer un riff dément ! Tu pourras dire qui tu as été le premier à entendre le titre qui me rendra célèbre.

Malcolm se mit alors à jouer un motif d’une simplicité biblique, un de ces trucs dont le public dira que « tout le monde peut le jouer mais personne ne le joue aussi bien ».       

Tintintin ! tintintin ! tintintin ! tintintin ! tintintintin !

En quelques minutes, Albert parvint à reproduire ce qui allait bientôt faire chavirer les foules. Au moment où il réussit à le jouer parfaitement, un violent séisme secoua la pièce. Sous l’effet des secousses, le sol céda sous les pieds de notre héros, le laissant tomber dans un fossé éclairé par une inquiétante lumière orange. La peur le plongea dans un profond coma, dont il se réveilla allongé  dans le lit de son appartement de Chicago. La platine diffusait alors le riff qui l’avait précipité dans l’abime. Il prit la pochette exposée sur son gramophone, le disque se nommait Highway to hell. Dans la pochette était cachée deux coupures de presse. La première présentait le classement US des ventes de disques, Highway to hell y figurait en première place.

La seconde annonçait tristement « Bon Scott, le chanteur du groupe AC/DC , est mort d’un coma éthylique. » En entendant Highway to hell , Albert compris vite la gravité de l’annonce. Bon était celui qui permis à AC/DC de devenir plus qu’un petit groupe de rock, il donnait une certaine originalité à la musique très basique du gang. Une part d’AC/DC disparut en même temps que le flamboyant écossais, son chant puissant sans être strident le plaçant au-dessus des brailleurs de sa génération. Sans lui, AC/DC fut condamné à suivre la voie d’un hard blues en pleine décadence. L’article annonçait d’ailleurs que le chanteur sera remplacé par Brian Johnson, un vocaliste dont la voix constamment poussée dans les aigus rappelait parfois les guignols de Judas Priest. Le règne de Bon Scott dura à peine cinq ans , ce fut pourtant assez pour s’imposer comme la nouvelle réincarnation du rock n roll. 

vendredi 29 octobre 2021

Au delà du rock partie 9


Malgré leurs profonds désaccords musicaux, Daniel indiqua à Albert le nom d’un hôtel prêt à l’héberger à l’œil. Le disquaire s’était attiré les faveurs du gérant en lui dénichant une poignée d’albums d’Albert Ayler et Eric Dolphy dans sa réserve. Il les affichait jusque-là sur sa vitrine le samedi, le jazz donnant à sa boutique un côté vintage et une certaine respectabilité. Un jour, un type s’était présenté à son comptoir tremblant d’excitation. Quand l’inconnu demanda le prix de « ces merveilles » , Daniel choisit au hasard la somme de deux dollars l’unité. Ayant trouvé ces disques dans une décharge, il ne put imaginer qu’ils aient une quelconque valeur. De son côté, l’acheteur prit ce prix pour le plus grand acte de générosité de l’humanité, il eut la même reconnaissance éternelle que celle de Brassens pour son auvergnat. Il proposa donc à son bienfaiteur de bénéficier d’une de ses chambres gratuitement et à vie, mais Daniel était trop solitaire pour accepter un tel cadeau. L’hôtelier dut donc se contenter de lui annoncer que, si un de ses amis cherchait un toit, il l’accueillerait avec plaisir.

Le bâtiment en question ne fut pas très difficile à trouver , il suffisait de suivre l’écho provoqué par le saxophone rugueux de l’holy ghost*. Arrivé sur place, deux immenses amplis secouaient les murs au rythme des chorus du grand Albert. Devant ces deux immenses enceintes siégeait un homme mince en costard , ses lunettes posées sur une tête de premier de la classe lui donnait des airs de Bill Evans**. Quand il vit arriver son hôte, l’homme ôta délicatement l’aiguille de son gramophone du sillon qu’elle parcourait, ses gestes avaient la grâce nonchalante d’Humphrey Bogart. L’allure de ce taulier imposait le respect avant même qu’il eut prononcé un mot, elle lui donnait un charisme naturel digne de Lino Ventura et Jean Gabin. Intimidé par tant de prestance, Albert parvint juste à prononcer, sur le ton d’un écolier face au proviseur, «Bonjour monsieur , je viens de la part de Daniel , le disquaire qui vous a vendu des albums de free jazz. »  Aussi timide qu’ait pu être le ton sur lequel cette phrase fut prononcé , elle imprima sur le visage du gérant une expression enjouée et fraternelle.

-          Messire, considérez désormais cette humble bâtisse comme votre royaume. Laissez-moi vous guider dans la suite que je vous réserve depuis fort longtemps.

Heureux de constater que le ramage de son bienfaiteur était du même niveau que son plumage, Albert le suivit dans un escalier qui lui parut sans fin. Après avoir gravi une dizaine d’étages, le duo croisa un homme chancelant. L’inconnu avait les cheveux bouclés, le torse velu, et gratifia notre duo d’un sourire charmeur lorsqu’il le croisa. Après avoir gravi la dernière marche de l’escalier, l’étrange inconnu hurla d’une voix guerrière « Let there be rock ! » Il traversa alors le couloir à toute vitesse, pour se jeter dans le vide en sautant dans l’ouverture laissée par une fenêtre ouverte. Albert voulut courir pour voir si il pouvait venir en aide au malheureux inconscient , mais le maitre d’hôtel le retint. 

-          Ne vous donnez pas cette peine sir. Il n’y a malheureusement pas de miracles ici-bas.

-          Quelle horreur !

-          Oui, ce butor est aussi précis qu’un albatros ! Il en est déjà à son troisième saut, il suffit de lui promettre un verre de Jack pour le voir faire le cascadeur.

Après avoir regardé son interlocuteur avec l’air ahuri de celui qui croit entendre parler un fou, Albert se dégagea de son étreinte pour aller constater les dégâts. Il vit alors celui qu’il croyait mort nager joyeusement dans une piscine.

-          Un inconscient précis comme un albatros et un invité têtu comme un breton… Je ne suis plus maitre d’hôtel mais capitaine d’un drôle de navire ! 

Rassuré de constater que l’inconnu allait bien, Albert laissa celui qui se nommait Raoul poursuivre son monologue.  

- Bien que je ne sois pas un adorateur de ce culte païen que les sauvages nomment rock n roll, je suis obligé d’héberger ces zouaves pour payer les factures. De ce fait, comme j’eus le déshonneur de vous le laisser voir, ma piscine devient un dépotoir où tombent des téléviseurs , des cuistres, et même une rolls conduite par un certain Keith Moon. Alors, une fois que ces vikings de foire ont saccagé leur chambre, leur manager me lancent une liasse de billets comme si j’étais leur laquais.

A ce moment, le visage de Raoul se crispa en une grimace exprimant toute la douleur causée par sa fierté blessée.

-          Le pire étant que je le suis, comme une bonne partie de cette ville. Parce que c’est toute une économie que la folie de ces aztèques fait vivre… Du plombier réparant les latrines dynamitées, aux femmes de ménage nettoyant leurs cochonneries. Et je peux vous dire que ça fait un sacré bataillon !

A ce moment, on entendit un beat irrésistiblement binaire, un riff d’une simplicité enfantine, le tout soutenant une voix impressionnante déclamant :  

« He say let there be sound , they was sound

Let there be light , they was light

Let there be drums , they was drums

Let there be guitar , they was guitar

LET THERE BE ROCK »


Nous fumes alors plus de vingt ans après les premiers accords de Chuck Berry , cette explosion eut pourtant la même intensité que le big bang originel. Raoul permit enfin à Albert de mettre un nom sur ce grandiose déluge. Le chanteur se nommait Bon Scott , le batteur Phil Rudd , secondé par la basse de Cliff Williams. Devant les fûts, Malcolm Young secouait la tête au rythme de ses riffs, pendant que son frère parcourait sa scène improvisée en envoyant des solos tranchants. Le gringalet en costume d’écolier balayait une génération de virtuoses prétentieux, rendait au rock une spontanéité que l’on croyait dépassée depuis les premiers exploits d’Hendrix. Ce n’était pas du hard blues comme le faisait Led zeppelin et autres Deep purple , c’était juste le retour du pur rock n roll.

* « Coltrane was the father , Sanders was the son , I was the holy ghost » Albert Ayler

** Pianiste de Miles Davis . Il participa notamment à l’enregistrement du grandiose kind of blue

Au dela du blues partie 8

 


Albert marchait déjà depuis plusieurs heures. N’ayant même plus de quoi prendre le bus, il avait traversé Chicago jusqu’à atteindre une route déserte. Cette ligne de béton était plantée au milieu d’un décor où l’homme n’avait apparemment jamais mis les pieds. Ceux qui dénoncent le port d’armes aux Etats Unis devraient parcourir ces chemins, ressentir le sentiment qui s’empare de vous lorsque vous savez que personne ne pourra vous protéger d’une mauvaise rencontre. L’ouest sauvage n’a pas disparu avec les premiers pionniers, il s’est réfugié dans ces plaines dignes des grands westerns. Les seuls moments où les journaux parlent de ce genre d’endroits, c’est quand on y découvre un cadavre. Alors, peu importe s'il finance le lobby des armes à feu , il existe des situations où l’instinct de conservation passe avant les principes vertueux. D’ailleurs, tout au long de son trajet, Albert n’avait pas lâché le colt attaché à sa ceinture.

Dans un tel décor, il faut marcher sans cesse pour éviter d’être rattrapé par un danger qui semble vous guetter. Alors, malgré un soleil brulant sa nuque, malgré une fatigue qui le fit vaciller, Albert continua de suivre cette ligne droite. Sa carte était formelle, la Californie était au bout du chemin, mais il ne pourra l’attendre à pied. Alors que sa vue commença à se brouiller, que ses jambes furent prêtes à le laisser tomber, un vieux pick up pilla devant lui. La fatigue avait déportée Albert sur la route sans qu’il s’en rende compte, mais le véhicule arrivait de toute façon trop vite pour que quiconque puisse l’éviter. Après un freinage extrêmement violent, le conducteur d’une trentaine d’année sortit du véhicule. Assez mince, l’homme avait le visage mangé par une barbe digne de John Lennon période Abbey road , ses yeux gonflés annonçant sa dépendance au LSD.  

-          Bon dieu ! Heureusement que j’étais sobre pour une fois ! Tu cherches quoi sur cette route à part la mort ?

-          Je pars en Californie, ça fait des heures que je marche.

-          Tu tombes bien. C’est précisément l’endroit où je me rends.

Albert échangea encore quelques mots avec ce drôle de personnage avant de monter dans son véhicule. Il n’eut pas le temps de remarquer la crasse prospérant sur les sièges, son sommeil l’emportant au pays des songes dès que son fessier eut touché la surface souillée. Albert fut réveillé, plusieurs heures plus tard, par le même coup de frein qui lui a permis de se faire conduire. Son bienfaiteur semblait faire partie de ces chauffeurs inquiétants qui ne connaissent pas la demi-mesure, leur vivacité les poussant systématiquement à passer de l’arrêt total à l’accélération la plus fulgurante. A côté de l’endroit où la voiture venait de stationner, un magasin arborait fièrement une devanture où l’on pouvait lire « Le comptoir de Ken Kesey , disquaire le plus planant de Californie ». Voyant qu’Albert contemplait cette affiche faisant référence à l’auteur de « Vol au dessus d’un nid de coucou » , celui qui se présenta sous le nom de Daniel lança :

-          Vu ce que je suis obligé de vendre en ce moment, il faudrait rebaptiser la boutique « le comptoir de John Wayne ».

-          Pourtant le Grateful Dead et Jefferson Airplane doivent encore bien se vendre dans le coin.

-          Ils se vendent bien… Mais depuis quelques mois ils jouent la musique des ploucs. Suis moi je vais te faire écouter le désastre.

Si elle n’avait abrité les plus beaux objets du monde, la boutique dans laquelle les deux hommes s’engagèrent eut pu paraître oppressante. De grandes échelles étaient placées contre des étagères vertigineuses, appuyées contre des murs qu’elles masquaient totalement. Ces grandes ruches de bois étaient si remplies de vinyles , que ceux-ci semblaient s’unir dans une série de cubes compacts. Comme si ces imposantes constructions ne suffisaient pas, des meubles plus petits formaient des chemins où un homme de corpulence normal passait tout juste.

Comme guidé par un sixième sens, Daniel monta sur une des plus hautes cases, pour en sortir quelques vinyles. Une fois sa sélection faite, il revint derrière son comptoir où trônait une vieille platine. Il y posa un vinyle dont le macaron annonçait fièrement « Hot Tuna : Burger ». Alors que l’album envoyait un charmant blues mâtiné de bluegrass , Daniel se mit à pester contre ce blasphème.

 -          Ce que tu entends là , c’est ce qu’il reste du Jefferson Airplane.

Le disquaire se mit alors à raconter les origines de Hot Tuna , formation que Jack Cassady et Jorma Kaukonen créèrent pour passer le temps pendant que Grace Slick soignait ses cordes vocales.

-          J’étais dans la salle quand ils ont enregistré leur premier album live , c’était comme si le rock avait régressé. Les musiciens chantaient des airs semblant dater de l’époque de Blind Willie Jefferson, des conneries indignes de leur talent.

 

Pendant qu’il continuait à pester contre « ce retour au Moyen âge » , Albert fut fasciné par ce qu’il entendait. Burger n’était pas l’œuvre de musiciens opportunistes, sa musique était trop profonde pour être calculée. Trop aveuglé par son fanatisme, Daniel ne put voir la profonde originalité de cet album. Né quelques mois après le chaos d’Altamont , Hot tuna avait compris qu’il était désormais inutile de chanter des comptines enfantines ou des hymnes à l’idéalisme hippie. Le drame initié par les Stones eut au moins le mérite de libérer Cassady et Kaukonen , de les inciter à renouer avec leurs racines. Hot tuna se mit alors à fouiller dans le grenier des grandes musiques américaines , en ressortit avec des sonorités venues du blues, de la country , et du folk.

L’originalité d’un disque tel que Burger ne se situait pas dans d’interminables digressions sonores, ne devait rien à des bidouillages de studio plus ou moins spectaculaires, elle venait de leur habileté à mélanger des éléments que l’Amérique pensait connaitre par cœur. Suivant la tendance d’une époque où tout semble être joué plus fort, le gang flirte avec le hard blues le temps de quelques solos épicés. Cette puissance n’empêche pas les violons d’imposer le charisme ancestral de la country, les ballades ayant parfois le charme de vieux chants folkloriques. Le riff ouvrant l’album est aussi irrésistiblement simple qu’un titre de Johnny Cash, les passages les plus bluesy sonnent comme Cactus jouant devant une section de violons , le folk s’unit au blues dans un mojo venu des campagnes du sud.

Burger est le mélange le plus harmonieux entre le folk , la country , et le heavy blues. Après cette claque, Daniel diffusa Yellow fever, un disque qu’Hot Tuna sortit quelques mois plus tard. Sans être mauvais, ce nouvel essai montrait un groupe entrant totalement dans le rang du hard blues le plus banal, son charme s’envolant avec ses influences country folk. Conscient que Burger était un des objets de sa quête, Albert demanda s'il pouvait récupérer l’album. Daniel lui laissa en grognant qu’il ne comprenait pas ce que «  les gamins aiment dans cette merde ». Albert partit en pensant que c’était désormais lui l’horrible réactionnaire.      

samedi 16 octobre 2021

Nouvelle rock : au dela du blues 4

 


Le lendemain quelqu’un glissa un vinyle sous la porte de l’appartement d’Albert. Il le ramassa et remarqua qu’une lettre dépassait de la pochette. « Prêt pour le prochain voyage ? Joue les cinq enchainements en écoutant ce disque. Signé le parrain de Robert Johnson. » Il était déjà trop tard pour que notre ami espère rattraper son mystérieux bienfaiteur. L’album déposé sous sa porte n’était autre que East west , le second disque du Paul Butterfield blues band. Découragé par les critiques du vieux, Albert était passé à côté de cette œuvre détestée par les puristes. Il avait pourtant adoré le premier essai du groupe , œuvre fondatrice annonçant le renouveau du blues américain (pléonasme ?). Les journalistes n’ayant pas peur du pléonasme, ils baptisèrent le mouvement blues rock, cette dénomination ne désignant rien de moins qu’une résurrection du rock n roll après les bouses pop du gros Elvis.  

Albert posa donc « East west » sur la platine, prit le temps d’apprécier le riff de Walkin blues , avant de jouer ses cinq accords. Cette fois, il ne s’effondra pas, c’est le monde autour de lui qui parut se dissoudre. Les murs ondulaient comme les ventres de danseuses orientales, les formes semblaient fondre et se mélanger dans une danse hypnotique. Au bout de quelques minutes, notre ami ne put reconnaitre aucune forme familière, il avait l’impression d’entrer dans une nouvelle galaxie. Cette transe se termina brutalement, laissant notre ami perdu dans une salle de répétition. Face à lui, un guitariste le regardait avec inquiétude.

-           On a bien cru qu’on allait te perdre !

Tu as avalé une de ces nouvelles pilules qui font fureur ici en Californie et ça t’a fait un sacré effet. Après quelques secondes, tu t’es mis à répéter « boumboum boumboum boumboumboumboum »… Puis plus rien.  Tu es resté muet pendant dix bonnes minutes, les yeux éclatés comme ceux d’un poisson sorti de l’eau.

Albert regardait son interlocuteur avec fascination. Ces cernes creusées par l’insomnie, cette coiffure en brosse épaisse comme un nid de pigeon, ce ne pouvait être que Mike Bloomfield. Le guitariste lui raconta comment il l’avait récupéré en plein trip dans une rue de Califronie. « Au tout début, tu hurlais que le blues était mort à cause du LSD. » Voyant le sourire narquois qui se dessinait sur le visage d’Albert au moment où il lui rapportait ses propos, Mike se sentit obligé de justifier ses dernières expérimentations.  

-          Tu sais , je suis réellement né dans un quartier noir nommé Juvetown… A l’époque, tous les apprentis bluesmen d’Amérique allaient là-bas, c’était un lieu sacré. Je devais avoir seize ans quand j’ai commencé à jouer dans ces bars et encore aujourd’hui je pense que c’était mes meilleurs concerts… Loin de nous considérer comme une armée de blancs-becs venus les piller, les anciens du quartier nous ont accueillis comme une bénédiction. J’ai improvisé des nuits entières avec les musiciens d’Howlin Wolf , certains jouent d’ailleurs sur le  premier album du Paul Butterfield blues band…On était le meilleur groupe de blues de l’époque ! Et puis le LSD est arrivé, propagé à une vitesse folle par des types bizarres parcourant l’Amérique dans un van coloré. J’ai gobé mon premier LSD dans cette salle, j’avais apporté un enregistreur et ma guitare au cas où le trip m’inspirerait. »

Albert remarqua vite que Mike parlait comme il jouait, laissant résonner les passages les plus importants quelques secondes pour leur donner plus d’écho. Après s’être servi un verre de jack, le guitariste continua son récit.   

-          Le lendemain, je me suis réveillé sans me souvenir de ce que j’avais fait la veille. J’ai donc pris mon enregistreur pour écouter les bandes et l’intégralité de East west y était… »

-          Beaucoup de puristes te maudissent à cause de ce titre.

-          Mais ils auraient voulu quoi ? Tu sais que les premiers puristes du blues traitaient ceux qui jouaient de la guitare électrique de traitres ? Pour eux le blues devait rester une musique acoustique.

-          Un peu comme ce que Dylan subit depuis la sortie de Higway 61 revisited .

-          Et qui joue de la guitare sur ce disque ? Encore moi ! Je suis le diable qui éloigne toute les musiques traditionnelles de leurs saintes authenticités ! Et je vais te dire un truc sur tous les crétins qui crachent sur Dylan ou le menacent de mort, ils seront les premiers à retourner leur veste dans quelques années. Ces fous ignorent que le grand Bob admire autant les Stones et Elvis que Kerouac et Woody Guthrie , ils ont tellement de mépris pour le rock qu’ils refusent de reconnaître que Dylan est avant tout un rocker complexé.

-          Tu exagères un peu là.

-          Mais c’est lui qui me l’a avoué ! Il rêve d’avoir le charisme du King ou de Mick Jagger. Mais il ne l’a pas … Alors il fait autrement. Et c’est justement son génie. Dylan a greffé un cerveau au rock n roll et je suis fier qu’il l’ait fait devant mes riffs.

-          Je ne vois toujours pas en quoi ça justifie ton virage psychédélique.

-          Les Beatles et Dylan ont montré que toutes les parcelles du rock sont condamnées à évoluer. Regarde le vieux Muddy Waters , il enregistre sans cesse avec de jeunes gloires du rock moderne, je ne te donne pas 1 an pour qu’il sorte un album plus novateur que ceux de ses fils spirituels. Pour l’instant, il prend le pouls de l’époque, mais je suis sûr qu’il prépare un gros coup.  

-          Donc tu te réjouis de la mort du blues ?

-          Pas de sa mort mais de sa résurrection. Tout ce qui n’évolue pas disparaît.

A ce moment, des cris se firent entendre à travers la porte.

-          Tu m’excuseras, je vais défendre ma « trahison » face à un public moins sectaire.

Le public qui vit Bloomfield jouer ce soir-là fut composé de ce qui deviendra la crème du rock californien. Quicksilver messenger service , Jefferson airplane , Grateful dead , Big brother and the holding company , tous trouvèrent leur vocation lors de cette performance historique. Ce soir-là , l’évidence sauta aux yeux d’Albert. Le titre East west n’est pas un reniement de l’héritage blues, il en est le prolongement.

Au moment où il arriva à cette conclusion, les formes se brouillèrent de nouveau autour de lui. Quand ce nouveau trip fut passé, la chaine hifi de son appartement jouait la mélodie acide qu’il avait entendue quelques secondes plus tôt. Sur le mur, on pouvait lire une nouvelle citation : « Sans remise en cause de la norme le progrès est impossible. » Franck Zappa.    

vendredi 15 octobre 2021

Nouvelle rock: Au delà du blues 3

 


Après avoir écrit le récit de son incroyable voyage, Albert fixa la guitare et l’inscription sur le mur avec un mélange d’angoisse et de fascination. Le vieux dut utiliser cette drôle de machine à remonter le temps plus d’une fois. Quelle histoire cet objet tentait-il de lui raconter ? Doit-il payer le prix d’une telle découverte ? Si oui quel est-il ? Il pensait surtout que, quitte à explorer un tel phénomène, autant aller jusqu’au bout. Il se remit donc à jouer le même riff et s’effondra de nouveau à la cinquième répétition. Cette fois, il fut réveillé par un violent coup de pied au cul.

« Recule toi bon dieu ! On doit enregistrer un putain de chef d’œuvre. »

Celui qui venait de crier ces mots n’était autre que Keith Richards. La présence de Jones indiquât à Albert qu’il avait encore remonté le temps. Brian Jones fut celui qui permit aux Stones de s’imposer comme l’un des plus grands groupes des sixties. A une époque où, sous l’influence des Beatles , tout le monde voulait révolutionner le rock , ses talents de multi instrumentiste permirent au groupe de ne pas passer pour d’affreux réacs. Grâce à des titres comme Paint it black et autres Under my thumb , les Stones purent se faire passer pour les rivaux des Beatles. En réalité, ils étaient les éternels seconds, ceux qui suivaient les quatre garçons dans le vent de plus près. Si les Stones ont commencé à écrire leurs propres textes, c’est sous l’influence du duo Lennon/Mccartney.

Loin de se combattre, les deux plus grands groupes d’Angleterre se coordonnaient pour éviter de sortir leurs tubes en même temps. Le fossé qui les séparait se creusa avec Sergent pepper , grandiose pièce montée que personne ne put surpasser. Alors que les Beatles planaient désormais largement au-dessus de la mêlée , les Stones sortirent « His satanic majesty request » , triste navet psychédélique montrant leurs limites créatives. Quand Mick Jagger commença à déclamer sur une folk diabolique «  please allow me to introduce myself », Albert comprit tout de suite où il avait atterri. Placé dans un coin du studio, Godard filmait la scène avec un sourire émerveillé. En bon gauchiste, l’homme transforma ce moment de grâce en délire révolutionnaire, le film qu’il tirera de l’évènement n’ayant de valeur que grâce aux passages captés dans ce studio.

L’homme n’avait pas compris que, loin de se positionner sur le plan politique, les Stones prenait un virage musical résolument réactionnaire.  Ce qu’il aurait fallu montrer, entre les prises de studio, c’est le visage des pionniers du Mississipi, ce sont les grandes performances de Muddy Waters et Howlin Wolf. On aurait ainsi vu la véritable révolution apportée par cet album, c’est-à-dire une mutation de l’héritage américain. Comprenant qu'ils ne seraient jamais de grands innovateurs pop, les Stones se réfugiaient dans leur caverne américaine. Sorti en 1968, Beggars banquet est un disque où le gospel, le blues et la folk sont passés à la moulinette stonienne. Fatigué par ses excès, marginalisé par le duo Jagger/Richards , Brian Jones parvint tout de même à imposer ses fameuses percussions en ouverture de « Sympathy for the devil ». Ce sera une de ses dernières contributions à la légende du groupe qu’il a pourtant fondé, ce virage blues rendant ses talents de multi instrumentiste inutiles.

Le drame de Brian Jones était qu’il était un brillant multi instrumentiste incapable d’écrire des tubes. Devenu incapable d’emmener le groupe qu’il avait fondé plus loin, il en perdit le contrôle. En plus de ce changement de leadership , beggars banquet est aussi le premier album permettant aux Stones de se hisser au niveau des Beatles. Le groupe du duo Lennon McCartney vient en effet de publier le foisonnant double blanc. L’opposition artistique devenait ainsi claire, les Stones représentait un nouveau traditionalisme pendant que les Beatles poussaient le rock à se réinventer sans cesse.

Comme leurs chefs de files, les traditionalistes et les avant gardistes ne se sont jamais réellement opposés, ils représentaient la grandiose variété du rock anglais. Ne pouvant swinguer comme ses voisins américains, les anglais n’avaient d’autre choix que de d’inventer leur propre vision du blues, ou de s’émanciper des vieux schémas originaux.  Beggars banquet symbolisait donc un blues nourri par une époque tendue, une musique qui se nourrit de la révolte qui gronde sans réellement la promouvoir.  Mick Jagger chante d’ailleurs clairement « what a poor boy can do exept to sing for a rock n roll band ». Un peu plus loin, quand il scande « I was born in a crossfire hurricane » , c’est d’abord une certaine vision du blues qu’il balaie. Beggars banquet marque le début d’une époque où le blues se fera de plus en plus tendu, de plus en plus tranchant. Aussi magnifique que fut la progressive dissolution des Beatles , à partir de 1968 les Stones devinrent les rois de l’époque.

Dans le studio tout le monde fut émerveillé par la musique enregistrée ce jour-là. Seul Brian Jones paraissait totalement déprimé, il savait qu’avec un tel album le duo Jagger / Richards venait de le tuer. Quelques semaines plus tard, après avoir soigné sa déprime par l’alcool, Jones se noya dans sa piscine. Pour le remplacer, les Stones choisirent Mick Taylor , jeune prodige ayant commencé sa carrière avec les Heartbreakers. Les Beatles étaient alors sur le point d’annoncer leur séparation, laissant ainsi les Stones prendre le pouvoir.

Quand Albert se réveilla de ce qui ressemblait encore à un sublime rêve, un calendrier accroché au mur annonçait la date pendant que le riff de Keith prédisait la naissance de groupes comme Aerosmith. 23 avril 1971, Albert avait fait un saut de trois ans !

Etait-ce donc ça le prix à payer pour pouvoir comprendre la longue histoire du rock ? Il est possible que notre ami reste bloqué dans une époque qui n’est pas la sienne. Cette perspective ne l’effrayait absolument pas, il ne se sentait attaché qu’à l’histoire qui lui était raconté. Sur sa chaine hi-fi , le riff de Can you here me knocking annonçait d’ailleurs la naissance du hard blues.     

jeudi 14 octobre 2021

Nouvelle rock : au delà du blues 2

 


De retour chez lui , Albert posa sa guitare contre le mur . Il lui fallut plusieurs minutes pour trouver un espace qui ne soit pas envahi par les feuilles de brouillon, les vieux livres écornés, les vinyles laissés à terre après une cruelle déception. Il s’assit face à l’instrument, se servit un verre de cidre (le seul alcool qu’il supportait) et la phrase du vieux tournait en boucle dans sa tête. Quelle était cette révélation qui pouvait « ne pas lui plaire » ? Albert ne croyait pas à cette histoire de diable ayant donné à Johnson son talent. Une sous culture s’impose d’abord en s’attaquant aux totems du grand public, le catholicisme en fit largement partie à l’époque. En se décrivant comme disciple du diable, le bluesmen se forgeait une légende de marginal condamné à l’ostracisme. Ce rejet redouté par la plupart des hommes était ainsi la base de son art, ses accords sublimaient la solitude qui effrayait la plupart des hommes.

N’en pouvant plus , Albert se décida à empoigner l’objet soit disant maudit , et se mit à plaquer quelques accords. « doumdoumdoum ! doumdoumdoumdoum ! doumdoumdoumdoumdoumdoumdoum ! ». Il répétait cet enchainement quatre fois puis, à la cinquième, il s’effondra soudainement. Albert reprit conscience allongé au milieu d’une rue , plongé dans une nuit illuminée par les éclairages d’une salle de concert. La devanture annonçait fièrement « tonight the king of the blues ! The incredible BB King ! » Que faisait-il donc là ? Devant une salle vantant les mérites d’une vieille icone fatiguée. Le gros BB n’avait plus rien produit d’intéressant depuis son fameux live at Regal de 1964. C’est à ce moment qu’il vit une phrase plus discrète écrite au rouge vif : exclusivement ce 21 novembre 1964.

Le Regal n’a donc pas changé sa devanture depuis cinq ans ? Il lui semblait pourtant que ce haut lieu tournait encore aujourd’hui. Il arrêtât la première personne qui passait, agité par un mauvais pressentiment le poussant à la panique.

-Quel jour sommes-nous ?

- Le 21 novembre 1964. Mais vous ne pensez pas qu’il y a des façons plus aimables d’aborder une femme ? 

Albert ne prit pas le temps de répondre à cette preuve du narcissisme féminin et courut dans la salle. La guichetière eut à peine le temps de l’interpeller que notre homme était déjà entré dans ce lieu historique. Les cuivres venaient d’ouvrir le bal , donnant au groupe de BB l’ampleur d’un big bang de jazz. Si Duke Ellinghton et Count Basie jouèrent le blues avant lui, c’est bien BB qui représentait l’avenir de cette musique. Enfant d’une époque où les vieux jazzmen croisaient les pionniers du nouveau blues, le beau BB avait su s’inspirer de la grandiloquence spectaculaire des jazzmen. Enchainant les poses dramatiques et les grimaces grandiloquentes, BB se prenait pour le Sinatra d’un nouveau swing.

On ne put pourtant dire que le jazz était vraiment représenté ce soir-là , BB s’emmitouflait dans ses cuivres avec la fierté d’un chasseur couvert de ses peaux de bêtes. Le jazz populaire était mort, il savait qu’il était en partie responsable de ce meurtre. D’ailleurs, quand il partait dans ses fameux solos , les cuivres se taisaient. Une époque s’élevait sur les cendres de la civilisation l’ayant précédé, une autre ère s’annonçant à travers ces nouvelles constructions. Des années plus tard, BB King avouera qu’il ne savait pas jouer de riff. Son truc, c’était ces phrases flamboyantes, ce phrasé si particulier laissant chaque note respirer. C’était spectaculaire sans être tapageur, puissant sans être agressif.

BB ne cherchait pas à aligner un maximum de notes , mais à aligner les bonnes notes. En laissant les cuivres jouer le rôle de la guitare rythmique , il illumine les espaces que ses limites de soliste ne peuvent remplir. Quand il sent que son moment est venu, il prolonge l’intensité d’un swing cuivré dans de courtes phrases tranchantes. Ces chorus-là, cette classe sachant mettre en valeur un accord comme un bon écrivain sait glorifier un décor ou un détail essentiel à son histoire, c’est tout ce que ses disciples tenteront de reproduire. C’est donc pour ça que le vieux considérait le rock anglais comme un blasphème !

BB ne tentait pas d’épater la galerie lors de solos interminables, il ne faisait pas de la guitare un instrument à sa gloire. Le King savait exactement quand sa digression avait atteint son apogée, quand il fallait développer et quand il fallait se taire. Cette voix tourmentée par un désespoir virile, ces solos aussi sobres qu’impressionnants, c’était le blues dans ce qu’il avait de plus pur. Cette pureté ouvrit la voie à une nouvelle génération. Cette nouvelle vague ne sera ni meilleure ni moins bonne, elle s’inspirait de ce modèle sans suivre le même chemin. Avec BB King , le blues devint une vieille bécane que chaque musicien pouvait emmener plus loin.

Quand il en arriva à cette conclusion , Albert se réveilla au milieu de son appartement. Face à lui, sa guitare était posée comme s'il ne l’avait jamais touché. Sur son mur, on pouvait désormais lire cette phrase « On constate la robustesse d’un arbre grâce à la profondeur de ses racines ».     

mardi 12 octobre 2021

Nouvelle rock : au delà du blues partie 1

 


Nous sommes en 1969 à Chicago. Comme chaque matin depuis des années , Albert se promène paisiblement dans les rues. Il faut voir ces sentiers, quand le soleil orangé commence à rayonner timidement à l’horizon. Le vice se levant rarement tôt, les rues chaudes ont des airs de ruelles paisibles. Albert aime ces moments, lorsque les imbéciles peuplant les trottoirs semblent enfin avoir été massacrés. Pour lui, la grandeur d’un homme se résumait à ce qu’il avait écouté, aux films qu’il avait vu, aux livres qu’il avait lu. Force est de constater que cette mentalité condamne à la solitude, la pluparts des hommes modernes ne s’adonnant à la découverte d’une œuvre que lorsqu’un ennui mortel les y pousse. La masse a toujours préféré le récréatif, les jeux télé et les feuilletons au charme austère de la véritable culture.

Etre sérieux, pour la plupart des gens, c’est se tuer aux tâches les plus pénibles dans le seul but de partir en vacances l’été. Aliéné par cette religion du salariat, monsieur moyen est le plus souvent cupide, mesquin, et vicieux. Cette vision, aussi sombre soit elle, a le mérite d’expliquer comment un homme peut se retrouver seul dans la rue à 6 heures du matin. A une telle heure, un seul bar était ouvert et Albert y avait ses habitudes. Le taulier est un de ces vieux briscards donnant l’impression d’avoir servi les premiers pionniers. A chaque fois qu’Albert venait le saluer, le vieux courrait dans son arrière-boutique. Il en ressortait avec une relique des temps glorieux, l’époussetait avec soins, avant de la placer délicatement sur son vieux phonogramme. Il se mettait alors à se tortiller dans tous les sens, mimant le guitariste en chantant ses « poumpoupoum poupoumpoupoum ! ».

C’était ça le blues pour Albert , ce poupoum à la monotonie rassurante, ce motif immuable dont on pouvait juste accélérer ou ralentir le rythme. Quand un jour , par mégarde , il vint plus tôt que prévu , il dut esquiver un poste de radio qui s’écrasa quelques mètres plus loin. « Ces connards d’angliches vont tout foutre en l’air ! ». Ceux que le vieux insultait ainsi, c’était les Beatles et autres gloires britanniques. Le groupe de John Lennon avait conquis l’Amérique quelques années plus tôt, incitant les radios à diffuser en boucle les tubes du duo Lennon / McCartney. Ce jour-là , Albert n’osa pas avouer son admiration pour les albums Sergent pepper , Revolver et Rubber soul , une sainte trinité élevant la pop au niveau des musiques plus « sérieuses ». Le vieux était une des rares personnes qu’il regardait avec un respect mêlé d’affection, il tenait à cette oasis d’authenticité dans un monde de plus en plus superficiel.

Ajourd’hui , tout est calme , presque trop. Au lieu de l’accueillir en fanfare , le vieux se positionna solennellement devant son comptoir. Une guitare y était posée, son propriétaire l’admirant avec la tendresse d’un père regardant son fils venant de naitre. Quand l’ancêtre remarqua enfin l’arrivée de son ami, il lui fit signe de s’assoir.

- Tu sais qui jouait de cette guitare ?

- Si j’en juge par la plaque de poussière incrustée dans le bois , il devait pas être jeune.

Le vieux se mit alors à faire ce que la plupart de ses semblables font pour retrouver un peu de joie : il raconta son passé.

« J’étais jeune en ce temps là… Jeune et con ! Mais aujourd’hui je crois que j’abandonnerais volontiers mon intelligence pour retrouver ma jeunesse. Bref ! J’avais encore un peu trop bu et je titubais sur la route. Arrivé à un carrefour, je vis un type tendre une guitare à Robert. A l’époque, Robert était considéré comme le crétin du village, un mec qui se prenait pour Wes Montgomery sans savoir enchainer trois accords correctement. Toujours est-il que, après lui avoir offert la gratte, l’autre type s’est volatilisé. J’ai alors cru que le whisky m’avait donné des visions, jusqu’à ce que Robert s’approche avec le mystérieux instrument. Je lui demandai alors qui était son mystérieux bienfaiteur. Robert avait l’air d’avoir croisé un fantôme, il tremblait encore et une sueur que l’on devinait froide coulait sur sa nuque. Il me répondit alors, sur un ton qui ne laissait aucun doute sur sa sincérité « c’était le diable ». Tu sais, jusqu’à ce soir-là je ne croyais pas trop à ces superstitions, j’ai toujours vu la religion comme une béquille dont les faibles ont besoin pour faire face à l’existence. Robet m’aida ensuite à me déplacer jusqu’à ce que Jim Morrison appelait « le prochain bar à whisky », le seul ou je n’ai pas bu une goutte. Rober m’a installé, s'est posté sur scène avec sa mystérieuse guitare, et je m’apprêtais à commander de quoi supporter ce massacre. »

A ce moment de son récit, le vieux se mit à trembler comme une feuille, sa tête était haute comme celle d’un prédicateur possédé par ses formules prophétiques, une larme coulait discrètement sur sa joue creusée par le temps.  

« Bon dieu si tu avais entendu Robert ce soir-là ! La régularité de ses accords, ce son grave comme l’écho d’une caverne, cette voix semblant porter toute la sagesse et tous les tourments de l’humanité. Le petit Robert devint l’immense Robert Johnson ! Le roi des chanteurs de delta blues ! »

Après cette révélation, Albert fut pris de la même fièvre que son hôte, mais il n’osa pas interrompre un tel récit.

« A partir de ce jour, Robert et moi sommes devenus inséparables. On a parcouru la route pendant des mois , il jouait dans des rades pourris et on crevait de faim.  Et puis , enfin , un type en costard lui fit signer son premier contrat. Alors il se mit à enregistrer comme un fou , vingt-neuf titres furent mis en boite en quelques jours. Je suis sûr que, malgré le fait qu’il était toujours tiré à quatre épingles , mon pote sentait qu’il était proche de l’abime. A l’époque, on buvait un alcool de contrebande, une merde toxique que s’envoyait la plupart des prolos pauvres. Un jour, Robert en but une de trop, depuis ce jour je ne bois plus une goutte d’alcool. Je me suis installé ici, j’ai ouvert mon bar avec du pognon gagné  dans quelques petits boulots, j’ai vécu des jours paisibles mais tristement mornes.  Aujourd’hui, je sens qu’il est temps de léguer mon seul trésor, à mon âge je ne pourrais plus le conserver très longtemps.

Prend cette guitare, je vais fermer mon bar et partir finir mes jours dans un patelin plus sûr. Après une accolade virile , Albert partit rapidement pour éviter de montrer son émotion. La dernière phrase que lui lança son vieil ami allait longtemps tourner dans sa tête.

« SI jamais tu utilises mon cadeau, sache juste que ce qu’il va te révéler ne te plaira pas forcément. »              

samedi 8 août 2020

Nouvelle rock hippie 4

Mon chien est athée : il ne croit plus en moi.
François Cavanna

Le disque à peine sorti , Lou convoque Clint et son manager dans un bar du centre-ville.
Steve Seasnick a pris la place de Warhol , qui a été viré sans ménagement dès son retour de voyage. Quand Lou lui a annoncé son éviction, le publicitaire excentrique s’est mis à hurler comme un cochon qu’on égorge.

« C’est mon groupe ! Sans moi vous ne seriez qu’une bande de ratés ! »

Le premier disque s’était vendu à un nombre ridicule d’exemplaires, mais Warhol pensait encore que son rôle dans le groupe a été déterminant. Il est vrai qu’il a créé la première version du Velvet, mais le second album a montré que ce n’était pas la version la plus aboutie. Ce qui inquiétait Clint, ce n’était pas le départ de Warhol, dont la potiche allemande commençait à agacer tout le monde, mais le caractère de Seasnick.

Cet homme est une serpillère, il croit fermement que le velvet va devenir un groupe énorme, et est prêt à tout accepter pour avoir sa part du gâteau. Depuis son arrivée , il sire les pompes de Lou , vantant sans cesse sa prose et la moindre de ses trouvailles. Ses compliments sont le virus qui infecte un esprit déjà mégalomane, et ce qui devait arriver arriva.

Comme Clint l’a déjà remarqué, Lou est un mégalomane, et l’éviction de Warhol neutralise le seul frein à ses ambitions. Assis face à son interlocuteur, il les regarde avec le sourire narquois des mauvais jours.

« Je veux que John Cale dégage. »

La phrase claque comme un coup de fouet, et laisse Clint et Seasnick assommés quelques secondes. Il est vrai que les expérimentations de Cale avait déjà mené à de nombreux accrochages dans le groupe. Un jour, il avait tenté de jouer sur un ampli plongé dans une bassine d’eau, faisant ainsi exploser le matériel. Mais Lou ne sera plus jamais aussi grandiose qu’avec John Cale, il est le seul à pouvoir mettre de telles mélodies sur ses mots. John Cale et Lou Reed sont l’équivalent américain du duo Lennon McCartney , leur rencontre a marqué le début d’une nouvelle ère pour la pop.

Seasnick se décide enfin à contredire son maître. Mais sa voix est tremblante, sa main est secouée par l’émotion, et son cri ressemble plus à la plainte d’un enfant effrayé par la colère de son père, qu’à une réaction autoritaire.
                                                                                                                                          
« C’est hors de question ! Tu ne peux pas faire une chose pareil ! Le groupe n’y survivrait pas ! »

Lou est assez intelligent pour comprendre qu’il est en position de force, et qu’il faut achever la bête avant qu’elle ne se réveille.

« Le groupe peut survivre au départ de John , mais pas au mien. Si tu penses le contraire , je te laisse le choix , si John reste c’est moi qui partirais ».

La réponse de Seasnick était évidente, le Velvet est l’incarnation de la prose tourmentée de Lou, sans elle il n’avait plus de raison d’exister. Dégoûté par ce chantage lamentable, Clint part sans dire un mot , son passage à New York se terminait par une autre déception .  En sortant de la pièce, il décida de retourner à San Francisco, en espérant y trouver autre chose que des utopistes défoncés.

C’est encore une dépêche qui lui donne un mauvais pressentiment : « Les stones préparent leur Woodstock à Altamont ». A part le lieu, peu d’informations étaient disponible sur ce concert , qui devait se dérouler au mois de décembre. Il était à New York quand, quelques mois plus tôt, le miracle de Woodstock était diffusé sur toutes les chaines de télévisions. Cet événement représentait quelque chose de magnifique, c’était les trois seuls jours durant lesquels l’idéal peace and love s’est réalisé. Les organisateurs ne voulaient pas que le festival soit gratuit, mais l’organisation fut si calamiteuse que personne ne prix le risque de tenir la caisse.

La foule énorme était entassée dans le bazar le plus complet , privée de sanitaire et mal ravitaillée par hélicoptère . A cause du retard des autres artistes, un chanteur folk a dû tenir la scène des heures durant , et seul son charisme mystique semble avoir permis d’éviter une émeute. Non seulement personne n’a pété les plombs , mais la scène vit défiler les meilleures prestations des nouveaux géants du rock moderne.

Sly and the family stones furent plus groovy que jamais, Hendrix n’a jamais autant mérité son surnom de Voodoo Child, et je ne parle même pas d’Alvin Lee et Johnny Winter redéfinissant le blues devant une foule médusée. Très attendu ce soir-là , Grateful dead fut un des rares groupes à rater son rendez-vous avec l’histoire. La pluie battante avait assommé un public affaibli par la faim, et les improvisations du groupe de Jerry Garcia se transformaient en folk soporifique. Il fallut toute l’énergie du rock puriste de Creedence Cleawater Revival pour ranimer une foule achevée par cette prestation calamiteuse.

Woodstoock aurait dû être unique, sa force était celle d’un mouvement en train de s’éteindre. Mais « le plus grand groupe du monde » n’avait pas eu son événement historique, et Mick Jagger voulait transformer l’expression de l’utopie d’une génération en monument à sa gloire. Il comptait bien en apprendre plus en retournant sur les terres où son histoire a commencé.  

Une affiche placée près du Fillmore lui annonce fièrement, « le retour du plus grand groupe de la côte à San Francisco ! » Le Grateful dead a décidé de se régénérer sur ses terres , et Clint s’empresse de rejoindre le lieu indiqué pour assister à sa résurrection. Rien ne semblait avoir bougé depuis son retour, et la foule était toujours composée de freaks chargés aux sourires béats.

Le groupe a pris quelques minutes à trouver son rythme, ses improvisations montaient doucement en pression , jusqu’à atteindre la symbiose que tout le monde attendait. La musique du dead est portée par une formule qui dépasse toute logique, c’est la beauté qu’atteignait parfois les big bang de jazz au terme de longues minutes d’improvisation. Aucun de leurs titres n’est joué deux fois de la même façon , et dark star ne sera jamais aussi fascinant que ce soir-là. Elle était enfin face à lui cette musique tant fantasmée, qui devait ouvrir l’esprit du public en coupant tous ses liens avec la laideur du réel.

A la fin du concert , Jerry Garcia se précipite sur Clint, alors qu’il n’est visiblement pas bien redescendu des sommets qu’il a visités.

« Tu as vu ! On a atteint le sommet de la montagne découverte par le Butterfield blues band ! »
«  J’ai entendu ça . Personne ne pourra faire mieux »

Jerry Garcias remarque soudain les disques que Clint tient sous le bras, les deux premiers Velvet et le premier Doors , qui sont comme des trophées qu’il ramène de son long voyage.

«  Tu sais que les Doors sont passés dans le coin pendant ton absence ? Morrison a mis la foule dans un état de démence ingérable. Heureusement, personne n’a été blessé, mais ce type a un charisme diabolique. C’est à cause de type comme lui que notre rêve d’harmonie fout le camp. »

Clint allait répondre mais, comme si il devinait sa protestation, Jerry Garcia lui coupe la parole.

« Tes albums m’intriguent. Vient dans notre refuge, on a récupéré la sonorisation des acides test et un tourne disque. On passera tes disques pendant que tu racontes ton périple. »

Le refuge était en réalité une grotte au milieu du décor de western qui marquait le début de notre histoire. Pendant la longue marche qui les mène au refuge, Jerry Garcia raconte la découverte de ce nouveau repaire de musiciens égarés.

« Un jour , alors qu’on marchait dans le désert défoncé à l’acide, une espèce de blues voodoo sortait de cette grotte. Le type qui produisait cette musique se faisait appeler Dr John , et il venait du Bayou Louisiannais. Je te ferais écouter son album, c’est une véritable réinvention du mojo du père Muddy. »

Le groupe arrive enfin à destination , Garcia s’allonge face au dispositif sonore , et demande à son invité de mettre « cet album bizarre avec une banane ». Clint pose délicatement l’aiguille sur le sillon, et les premières notes de « Venus in furs » se diffusent en un écho hypnotique. Jerry Garcia écoute sans bouger , mais son regard concentré montre une intense activité intellectuelle. Il restera ainsi pendant toute la durée du disque, et sortira de son mutisme avec un sourire amère.

« La beauté a changé de camp. »
                                                                                                                                                         
La réaction de Garcia permit à Clint de comprendre pourquoi Warhol avait imposé Nico au Velvet. Son timbre mélancolique était assez proche de celui d’une Grace Slick, pour que les freaks acceptent l’évidence. Elle permettait au Velvet d’annoncer la fin d’une époque en douceur, elle faisait accepter la fin d’un rêve que tous pensaient éternel. Ce constat rendait l’album encore plus mythique, on avait bien affaire à une œuvre maudite, qui a échoué en ayant tout pour réussir.

Jerry Garcia regarde ensuite les deux autres disques posés sur la platine. 

« Les deux autres sont du même groupe ? »
«  Seulement un . »
« Met le . »

Clint  n’ose prévenir son ami du choc qui l’attend, et se contente de poser l’aiguille sur le premier morceau de « White light white heat ». C’est un son agressif qui s’échappe soudain des enceintes, comme le crissement insupportable de tôles que l’on froisse. 

Tout le dead commence à avoir un bad trip , et ils hurlent à l’unisson pour demander la fin du massacre.
« Arrête cette horreur ! On n’a jamais entendu un truc aussi insupportable ! » 

Avec ce second disque , le velvet mettait les hippies face à une réalité qu’ils ne supportaient pas , il exprimait une violence refoulée qui ne demandait qu’à se déchaîner . Le rock avait désormais ses frontières culturelles, et un junkie de New York n’avait plus rien à voir avec l’hédoniste de San Francisco. Leurs réalités se séparaient car San Francisco avait du retard sur le reste du monde, et si les frontières culturelles resteront, chaque mouvement allait bientôt exprimer la même violence.

Jerry Garcia ne le savait pas, mais il était déjà le vétéran d’une guerre perdue, le porte-parole d’un pacifisme devenu hors sol. D’ailleurs, le visage de Jerry Garcia prend soudain un air grave.

-          Je dois te parler sérieusement. Tu étais à Woodstock ?
-          Non , mais j’ai vu les images à la télé , comme tout le monde. 
-          Pour le dead , ce fut un enfer.
Sa voix montait progressivement , et son regard de fou désespéré lui donnait l’allure d’un ayatollah prédisant la fin du monde.

-          On a commencé au milieu d’une pluie torrentielle ! Comme si dieu lui-même voulait anéantir notre prestation ! Nos frères et sœurs étaient assommés par la faim et le manque de sommeil ! La terre se liquéfiant sous leurs pieds, comme une bassine pleine de vase ! On aurait dû représenter un oasis au milieu de l’enfer ! Au lieu de ça on a été les responsables d’une torture collective ! On n’a pas trouvé la porte ! On a raté cette putain de porte !!!

Essoufflé, Jerry Garcia tremble de rage , il a vécu ce soir-là l’échec que chaque homme vit au moins une fois , cette tache dans le récit de notre existence qu’on ne se pardonne jamais. Pour certain, cet échec prend les traits d’une femme, d’une voiture, d’un poste , ou d’un match de foot, pour Jerry Garcia il se nomme Woodstock. Il reprend ainsi son récit d’une voix douce et plaintive.

-          Tu sais , chaque groupe joue pour avoir accès à UNE chance . Tout le monde sait que la deuxième n’existe pas.

Après avoir dit ça, le visage de Gerry Garcia s’illumine de nouveau, prouvant que l’optimisme de l’homme est aussi immortel que son orgueil.

-          Les Stones m’ont contacté , ils cherchent un service d’ordre pour le concert qui immortalisera leur gloire. Avec les ennuis qu’ils ont en Angleterre, les stones ne supportent plus les flics, ils veulent une solution alternative.
                                
La dessus Jerry Garcia laisse un blanc , comme pour deviner l’arrivée d’une réaction qu’il redoute, tout en sachant qu’elle est inévitable. Clint ne réagit pas, son mauvais pressentiment se précise mais il veut que son hôte aille au bout de ses explications.  

-          Du coup j’ai emmené Jagger au QG des Hells angels , ils ont déjà assuré l’ordre pour quelques concerts de Janis Joplin , et ont accepté de le faire pour Altamont. Ils demandent juste à avoir accès à la bière gratuitement.

Cette déclaration fit pâlir Clint, il imaginait déjà une armée de Angels saouls massacrant la foule à coup de chaînes de fer.

-          Mais vous êtes malade ! Vous allez demander à des barbares d’assurer l’ordre tout en leur donnant de quoi se saouler !
-          C’est marrant Bill Graham a eu la même réaction, il a failli nous casser la figure quand on lui a annoncé.
-          Tu m’étonnes ! Vous allez envoyer des dizaines de jeunes à l’abattoir pour satisfaire vos égos. Mick Jagger a une excuse, il ne connait pas les Angels . Mais toi tu sais de quoi ils sont capables.
-          Justement ! Ramènes toi et tu verras qu’ils ne sont qu’un élément de la grande harmonie humaine.

Clint ne put retenir une grimace en entendant cette phrase , qui résumait tout ce qui le dégoûtait chez les hippies. Mais il fallait qu’il voit ça ,son instinct lui soufflait qu’il sera un électrochoc mettant fin à cette philosophie de bisounours
.
-          J’y serais. Mais j’espère que tu te rends compte du risque que tu prends.  
-          Je prends le risque d’entrer dans l’histoire.
-          Oui , reste à savoir le rôle que tu y tiendras.

La dessus tout le monde embarque dans le camping-car du groupe.
En route pour Altamont.