Après avoir suivi des cours de guitare auprès d’un
musicien de Jazz, Robert Fripp n’est toujours pas attiré par un style en
particulier. Certes, il aurait pu poursuivre dans la voie académique qui lui
aurait offert la sécurité d’un travail rémunéré, mais l’époque ne se prêtait
pas à ce genre de pantouflages. Il ne suivra pas non plus le chemin du Blues Rock
qui fascine toute une génération à travers le doigté inimitable de Mick
Bloomfield. Du coup l’homme tâtonne, passant dans plusieurs groupes éphémères, développant des harmonies vocales dans la lignée des Beatles.
A l’époque, Fripp ne joue de la musique que pour arrondir
ses fins de mois et payer des études qu’il effectue sous la pression de ses
parents. Les choses sérieuses commencent lorsqu’il atteint l’âge de la majorité
et répond à une annonce des frères Michael et Peter Giles. Le groupe ne
décollera jamais mais il permet à Fripp d’apparaitre sur deux albums. Le
premier, sorte de Pop excentrique, ne satisfera que les collectionneurs les
plus maniaques. Sorti en 1968, The Cheerfull Insanity Of Giles, Giles and
Fripp commence à témoigner d’une ouverture musicale intéressante, même
si le groupe semble jouer avec ses différentes influences, sans réussir à les
maitriser. Bien sûr, à une époque où des groupes comme les Kinks ou les
Beatles font preuve d’une inventivité aussi grandiose que débordante, le groupe
est vite largué par sa maison de disque.
Qu’importe, Robert Fripp commence à avoir une idée de la
musique qu’il souhaite produire, et il retrouve rapidement Greg Lake pour
former la première monture de King Crimson. Rencontré lors de ses études, Lake remplace un Peter Giles dégouté par la déconfiture précoce du précédent groupe. Déjà
présent lors des séances d’enregistrement de Giles , Giles and Fripp, Ian
McDonald intègre le groupe lorsqu’il a la bonne idée de s’équiper d’un Mellotron.
Permettant de concevoir des arrangements symphoniques,
sans recourir à un orchestre, ce bijou de technologie est un outil essentiel
pour concevoir la musique hybride imaginée par le groupe. Bien aidé par le
soutien financier d’un mécène déniché par McDonald, King Crimson passe des
heures à répéter, afin de trouver son identité dans ses longs instrumentaux.
Une fois parvenu à une symbiose parfaite, le groupe invite ses amis à assister
à ses répétitions. Ces premiers spectateurs, subjugués par ce qu’ils entendent, répandent rapidement la nouvelle aux quatre coins de la ville et la rumeur
parvient aux oreilles du producteurs des Moody Blues.
Celui-ci cherche un groupe pour assurer la première
partie de ses poulains qui refuseront finalement de les engager de peur de ce
faire voler la vedette. Peu importe, le bouche à oreille permet au groupe de
faire partie des coqueluches de l’Underground Anglais, et les Stones, eux n'hésite pas à les
engager pour assurer la première partie de leur concert à Hyde Park.
Organisé en hommage à Brian Jones, mort noyé dans sa
piscine, l’événement accueille un demi million de personnes. Loin d’être
intimidé par cette foule, King Crimson livre un set d’une intensité
remarquable et qui s’achève sur une ovation générale. Ce soir-là, le groupe a
aussi joué une première version de "In The Court Of The Crimson King", le titre contenant la formule qui mènera à l’enregistrement d’un premier
disque historique.
Avec le recul, Fripp admet ne pas être totalement responsable
de la grandeur de ses premières heures. Selon lui, la musique jouée à cette
époque était le résultat inexplicable de l’union de cinq musiciens touchés par
la grâce. Pire, "In The Court Of The Crimson King" représenterait
la fin d’un cycle ayant déjà atteint son apogée lors des concerts précédents. De
même, Fripp refusera toujours l’étiquette Rock Progressif qui
lui sera collé après que sa musique ait donné naissance à une série de formations
élitistes.
On lui accordera que les textes de In The Court Of The Crimson King, dépeignant une société paranoïaque, aliénée par ses
dirigeants et angoissée par la menace d’une nouvelle guerre mondiale, tranche
avec l’optimisme ambiant. On est bien loin des hymnes à l’amour du Flower Power et contrairement à ses descendant King Crimson base son œuvre sur une
lucidité sombre. Cette court du roi cramoisi, c’est le monde dans lequel les
vietnamiens sont brulés au Napalm par des jeunes embarqués dans une guerre
inutile, un monde occidental décadent, dont le destin est confié à des fous.
Dans ce contexte, la mélodie cotonneuse de "Epitaph"
ne peut que retranscrire la tristesse angoissée d’une génération qui sent que
ce jeu sinistre va mal se terminer. Et, musicalement, le groupe célèbre ce
déclin en grande pompe, ouvrant le bal sur le riff rageur de "21st Century Schizoid Man", un Free Jazz destructeurs et psychotique balancé
comme un cri d’alerte.
"I Talk To The Wind" exprime le sentiment d’aliénation
d’une partie de la jeunesse, soumise à une hiérarchie qu’elle considère comme
illégitime. Le patron n’est pas un sur-homme mais un individu placé-là après
avoir montré la ferveur de sa soumission et légitimé par une routine qui ne
peut être considérée comme glorieuse que par un individu façonné dans un moule
sordide, auquel s’oppose une jeunesse représentée par un « late man ». Entre
le conformisme des premiers, et la révolte hystérique des seconds, la
confrontation ne peut que mener à un dialogue de sourds. Voila le constat
réjouissant que pose le titre sur fond de Jazz Symphonique déchirant.
Dans ce contexte, "Moonchild" pourrait
apparaitre comme une berceuse apaisante, un appel à la rêverie pour fuir ce
monde de fous. Mais, entre cette voie vaporeuse et la mélodie symphonique
larmoyante, le titre fait plutôt penser à la plainte d’un homme qui a perdu le
dernier don in-confiscable par ce monde d’oppression : la raison. "Epitaph" clôt
le récital sur un constat sans appel : « j’ai bien peur de devoir encore pleurer demain...».
La symphonie se referme dans les oreilles du premier
auditeur et, dans les jours suivants, le rêve hippie est massacré par la sauvagerie
de la Manson Family et définitivement enterré à Altamont. Alors cette
jeunesse se remit à écouter cet album prophétique et Pete Townshend salua l’album
par ces mots : « Un troublant chef d’œuvre ».
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