Le grand John avait participé aux plus grandes heures du quintet de Miles Davis, avant de trouver sa voie grâce à Thélonious Monk. En accélérant son jeu, Trane s’est émancipé de l’influence de Miles Davis, avant de chercher à tuer ce père spirituel. Sa quête dura des années, qui virent la naissance de disques sublimes , mais dont les mélodies rappelaient encore trop Kind Of blue et autres reliques de son passé. Symbole de ce passé dont il ne parvenait à se défaire, Olé sonnait comme un écho de sketches of spain.
Sorti en 1964 , l’album
free jazz d’Ornett Coleman avait d’abord libéré celui sans qui rien n’aurait
été possible. A partir de là, Coltrane devenait le parrain d’une génération de
musiciens novateurs, Archie Sheep lui rendant un vibrant hommage sur « four
for trane ». Mais celui qui l’impressionnait le plus était sans doute Albert
Ayler. En interview, Coltrane affirmait que sa musique « l’empêchait de
dormir », ou qu’Ayler commençait là où lui s’était arrêté. Un des
derniers enregistrement de Coltrane, Stellar region , semble d’ailleurs s’inspirer
de la puissance sonore d’Albert.
Ayler n’était compris que par quelques musiciens, ce fut un de ses nombreux drames. Dans les bars où il entama sa carrière , son jeu déclenchait la colère du public , obligeant les musiciens avec qui il jouait à le virer de scène. Témoin d’un de ces rejets, Eric Dolphy vint lui dire « Ne laisse jamais personne te parler ainsi. Tu es le meilleur que j’ai jamais entendu. » Dolphy était pourtant adepte d’un swing plus mélodieux, c’était l’artisan de symphonies bops aussi sublimes qu’africa brass pour Coltrane, ou Out there en solo.
Si Ayler était rejeté par la majorité, c’est avant tout parce qu’il ne cherchait pas à produire de notes, mais à sculpter les sons. Pour obtenir la matière la plus massive, il utilisait les becs les plus durs, produisant ses saturations sonores aux prix d’efforts surhumains. Cette musique ne serait sans doute jamais venue aux oreilles du grand public , si Coltrane n’avait pas usé de toute son influence pour inciter le label impulse à publier ses hurlements cuivrés.
Avant d’entrer chez impulse , Ayler avait produit quelques disques sur un petit label. A l’époque, sa musique était une transe puissante, une prière déchirante entretenue par les gémissements d’un saxophone sous pression. Ne voyez aucun snobisme dans cette puissance sonore, Ayler ne cherche pas la beauté mais la justesse. Comme son alter ego Coltrane, il considère la musique comme un moyen de dialoguer avec dieu, et cette puissance entretient le charisme qui lui permet de l’honorer.
Sa violence sonore est sa
malédiction aussi bien que la marque de son génie, c’est une force que rien ne
peut canaliser. Même sur « my name is Albert Ayler » , son second
album , les restes de structures musicales semblent débordés par sa verve
mystique. Ce disque ressemble à son « a love suprem » , il montre un
musicien sur le point de laisser ses influences derrière lui.
Quand les premiers journalistes viendront l’interroger Albert Ayler révélera son envie de se diriger vers une musique plus accessible. Il voulait que son instrument se mette à chanter des mélodies que l’on pourrait siffler, des choses comme ce qu’il avait réussi sur l’introduction de ghost. Issu de l’album « spiritual unity » , ghost montrait bien la malédiction géniale du musicien. Le titre démarre sur une ritournelle charmeuse, bluette entrainante semblant sortie de quelques vieux albums de Charlie Parker. Puis le chorus fait progressivement fondre cette beauté naïve, la transforme en une matière compacte et imposante.
Ayler se rêve en musicien populaire, mais sa musique ne s’épanouit que dans un grand magma sonore. Seul le rythm n blues de new grass semblera réellement témoigner de son amour pour une beauté plus simple. Le reste de sa discographie est à l’image de sa performance à la St Peter Church, un cri de douleur semblant appeler Dieu, un obélisque foisonnant, dont on ne découvre la beauté qu’en acceptant sa puissance impressionnante.
Comme le maître l’a dit, Ayler commence là où John Coltrane s’est arrêté, sa démesure sonne comme l’aboutissement de ce qui fut annoncé sur des albums comme « ascension » ou « méditation ». Mais ce saxophoniste maudit ne pouvait supporter longtemps le mélange de souffrance et de sincérité mystique qui nourrissait sa musique. Harcelé par une mère le rendant coupable de la folie de son frère, lâché par un label ne voyant plus l’intérêt de le soutenir après la mort de Coltrane, le grand Albert noie sa souffrance de musicien maudit dans l’East river de Brooklyn.
Ecouter sa musique aujourd’hui,
c’est être fasciné par la sincérité d’un homme qui ne put jouer que de la façon
la plus juste. Albert Ayler était l’aboutissement du free jazz, on ne peut plus
aller plus loin après lui. Peut-être qu’un jour une nouvelle génération prendra
conscience de la richesse de son magma sonore. Qu’elle se souvienne alors que
son nom fut Albert Ayler.
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