Si les amateurs de rock voyaient le psychédélisme comme une
substance musicale censée vider les cerveaux angoissés, pour les amener vers des
délires libérateurs, alors l’Allemagne fut le pays du psychédélisme. De Can à
Tangerine Dream , le pays était une terre d’exil pour les cerveaux angoissés
par une réalité de plus en plus absurde et violente. Kensey disait qu’il n’y
avait pas de fous , pas dans le sens où les films bas de gamme, et les séries
débiles, nous les présentent . Pour lui il ne s’agissait que de personnes ayant
décidé de couper les liens avec la réalité pour cesser de souffrir. Cette
définition de la folie, en plus de donner un nouvel éclairage sur son chef d’œuvre
littéraire, « vol au-dessus d’un nid de coucou », montre que le rock
allemand est la musique la plus apte à sauver nos esprits souillés.
Yeti faisait déjà partie des disques donnant une nouvelle
couleur au psychédélisme progressif, mais c’était encore l’œuvre d’un groupe
mal organisé, ouvrant une nouvelle porte sans en être réellement conscient. Pour
laisser cette porte ouverte, et mettre un pied dans le monde hypnotique qu’il
avait inventé, il fallait qu’amon dull maîtrise sa formule .
Pour cela, le line up a changé, le groupe accueillant
ainsi un joueur de sitar et un musicien jazz qui lui permettront de mieux
maîtriser ses délires acidulés. Le résultat sort sous le nom de « tanz der
lemming » en 1973 , et tranche radicalement avec la folle insouciance de
Yeti. Les titres ne sont plus improvisés , ils sont travaillés en studio et dotés
d’une production beaucoup plus soignée. Résultat, si Yeti vous embarquait dans
un délire aux contours flous , au milieu d’un bad trip saisissant mais aux
paysages mal définis, l’image est beaucoup plus nette ici.
L’ambiance angoissante est un peu mise de coté, même si
elle reste présente sur certains passages, comme la guitare psychotique qui parcourt
la première grande suite. Là où Yeti ne contenait que deux grandes pièces
délirante, tanz der lemming s’articule autour de quatre pièces maîtresses.
Ces pièces sont comme les étapes d’un voyage intérieur,
qui provoquerait une succession d’hallucinations fascinantes, angoissantes, ou
transcendantes. Chaque phase se succède parfaitement, le chaos sonore pouvant
faire place à des riffs corrosifs, dont le stoner ne réussira jamais à
reproduire la puissance hypnotique. Et puis le solo monte crescendo,
accompagnant le clavier dans une ascension menant à un chaos sonore s’apparentant
à une apothéose mystique.
La guitare acoustique peut ainsi côtoyer les délires
expérimentaux propulsés à grand coup de sitar et d’électricité, pour construire
un album unique, fruit d’expérimentations parfaitement maîtrisées. Et puis la
voix vous arrive avec une lenteur fascinante, comme un impressionnant mirage au
milieu du désert.
Ces instrumentaux ne nous agressent plus , ils nous
bercent, caressant nos oreilles dans le sens du poil pour mieux nous emmener dans
leur univers délirant. L’auditeur entre d’ailleurs dans la folie la plus pure, c’est-à-dire
qu’il rompt progressivement les liens avec le monde qui l’entoure, pour mieux
profiter des merveilles illusoires qu’on lui propose.
« Il faut être toujours ivre. Tout est là :
c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui
brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans
trêve.
Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à
votre guise. Mais enivrez-vous.
Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur
l'herbe verte d'un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous
réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à
l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à
tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle
heure il est ; et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous
répondront : « Il est l'heure de s'enivrer ! Pour n'être pas les
esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans
cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. » Merci
Baudelaire.
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