« Lève tes mains ou je t’allume ! »
Alain venait à peine de sortir de son bus qu’un type hurlait ces mots derrière lui. Il n’était pas seul à cet arrêt, il ne pouvait donc être sûr que ces hurlements lui étaient adressés. Dans le doute, il leva ses mains, et continua d’avancer assez lentement pour ne pas faire penser qu’il fuyait. Il reçut soudain une béquille si violente, qu’il était étalé sur le ventre avant d’avoir pu voir le visage de son agresseur.
« Retourne-toi que je
dégomme ton groin de porc gauchiste. »
Alain se retourna en tremblant, et fut surpris de découvrir le gabarit de son agresseur. L’homme était maigre comme un épouvantail, seule sa longue tignasse bouclée donnait un peu d’épaisseur à ce corps sans épaisseur. Le visage de cet homme arborait une épaisse moustache à la gauloise, qui faisait un peu penser à un lointain descendant du général Custer. L’agresseur avait armé le percuteur de son colt, ce qui donna à Alain un réflexe salutaire. Dans un geste de défense ridicule, notre chroniqueur tendit ses mains devant son visage, ce qui lui donnait la posture d’un enfant effrayé par la colère paternelle. Toujours est-il que ce geste fit de l’ombre à un visage ébloui par le soleil , ce qui permit à l’agresseur de se rendre compte de son erreur.
« Mais tu ne pouvais pas le dire que tu n’étais pas John Sinclair ! J’ai bien failli te faire sauter la cervelle ! ».
Alain ne prit pas le risque de lui expliquer qu’il ne pouvait pas deviner l’objet de sa fureur. Et puis, il connaissait quelques guitaristes qui lui auraient volontiers fait la peau. Il osa encore moins préciser qu’il avait rencontré Sinclair, le type aurait été capable de le torturer pour savoir où l’activiste gauchiste se cachait. Il était plus sage pour lui de se taire, et de laisser son agresseur poursuivre ses éructations.
Alain ne put toutefois s’empêcher de sursauter quand le type l’aida à se relever. Comment un corps aussi mince pouvait-il avoir une telle poigne ! L’agresseur s’appelait Ted Nugent et Sinclair distribuait régulièrement des tracts pour faire fuir son public. Alain écoutait ses explication plus par contrainte que par envie, Ted était armé et partir aurait pu lui valoir une balle dans le dos. Arrivé devant un bar, Ted proposa de lui « payer une boisson d’homme pour se faire pardonner ». Inutile de préciser que notre chroniqueur n’osa pas refuser.
Le bar … Qu’on aurait presque pu nommer saloon tant l’on s’attendait en rentrant à rencontrer John Wayne arborant son étoile de shérif, était digne des meilleurs westerns hollywoodiens (pléonasme ?). Ted sauta littéralement sur une chaise placée face au comptoir, qu’il cogna en hurlant « Mister envoie la réserve du mexicain ! ».
Le taulier fut le seul à ne pas sursauter sous l’effet de ce hurlement sauvage, comme si ce dingue venait lui hurler cet ordre à l’oreille tous les jours depuis des années. Le patron apporta donc, avec une nonchalance assez charismatique, deux verres d’un liquide dont l’odeur pouvait suffire à vous rendre ivre mort. En posant les verres sur le comptoir, il regarda Ted avec un visage trahissant une colère enfouie prête à s’exprimer.
« Tu sais Ted , je
ne sers pas des alcools ici mais des spiritueux ! La différence peut
paraître abstraite à un sauvage de ton espèce, mais elle devrait t’inciter à
être plus discret. Je tiens donc à te signaler que mes clients ne sont pas des ivrognes,
soulards , alcooliques et autres déchets de la société, mais des hommes
spirituels. Boire un verre ici c’est un peu comme aller à la messe et, sans
vouloir te vexer, tes hurlements d’Orang-outan gâchent un peu la solennité du
lieu. Je sais que je te demande de te civiliser depuis seulement dix ans, ce
qui est assez peu quand on sait que le singe ne devint un homme qu’après des
siècles d’évolution. Mais je te préviens que le prochain débordement m’obligera
à exploser ta cervelle de brute ! »
Vexé par cette diatribe, Ted n’eut pas le temps de bouger un doigt avant que le barman ne braque une carabine à double canon sur son visage d’excité.
« Si tu me files pas ton biniou je vais enfin pouvoir mettre un peu de plomb dans ta tête vide ! Et au sens propre en plus ! »
Techniquement, Alain aurait pu profiter de cette altercation pour se sauver, mais le fait que Ted était musicien lui donnait envie de le connaître un peu mieux. Il vida donc son verre en même temps que son interlocuteur, et eut bien du mal à se retenir de tousser comme un silicosé en phase terminale.
T : Toi t’es un homme ! le dernier mec à qui j’ai proposé ma boisson a fait un malaise … Y’en a même un qui est devenu aveugle.
Ted dit ça en vidant tranquillement son chargeur sur le comptoir, avant d’y poser l’arme devant le barman, qui le prit avant de reprendre tranquillement son service.
A : Faut avouer que c’est plutôt une boisson d’homme.
T : Je connais une polonaise qui en prenait au petit déjeuner.
A : Sinon ils font jouer que des ploucs campagnards ici ?
Sur la petite scène installée au fond de la salle, un groupe jouait une country soporifique. Un pack de bière trônait aux pieds des musiciens, qui semblaient ralentir le tempo à chaque canette vidée. Quand Alain fit sa réflexion, les country rockers en étaient à leur dixième bière , ce qui leur donnait un tempo capable de faire passer le Buffalo Springfield pour un groupe de hard rock.
T : C’est vrai qu’ils sont bien entamés … D’un autre coté je les comprends.
C’est bien la première fois qu’un regard pensif s’imprime sur le visage tendu de Ted Nugent, et Alain n’allait certainement pas perturber ce moment rare.
T : Tu sais, je tourne depuis que j’ai 17 ans, j’ai connu une bonne partie des querelles qui ont agités le rock ces dernières années.
Ted s’interrompit quelques secondes dans son discours pour avaler un autre verre. Son breuvage, qui aurait rendu n’importe quel homme normal ivre mort, ne faisait que le plonger dans une réflexion passionnée. L’alcool a cet effet sur les hommes intelligents, il libère l’esprit et laisse la pensée s’épanouir. A ceux qui voient l’alcool comme un poison menant aux pires bassesses, Ted prouvait que boire n’avilissait que les esprits vils, les intellects au raz des pâquerettes , les hommes au cerveau de musaraigne , bref ces nuisibles à qui l’on trouve toujours une excuse.
T : Tu sais que j’ai
sauté de joie en apprenant ce qui s’était passé à Altamont, les hippies
hypocrites voyaient enfin les limites de leur religion. Combien de fois j’ai vu
ces pacifistes enragés hurler sur des groupes country rock ou rock n roll traditionnel.
Un soir, j’étais dans un bar de Californie après un concert , je cherchais un endroit
où l’on pouvait entendre des musiciens dignes de ce nom. Tu sais que, dans certains coins , la seule chose que tu
peux entendre c’est un pouilleux crado miaulant « the time they are
changin »… Bref, les types ont pris place sur scène , ils s’appelaient Creedence Clearwater Revival. Les gamins envoyaient le bois, ça swinguait comme
à Memphis, mais la police de la pensée s’en est mêlée .
Les fachos peace and love se sont mis à hurler « fachos ! fachos ! », si fort qu’on entendait plus le swing grandiose de Creedence.
A : Comment peut-on traiter un groupe de rock n roll de fasciste.
T : La jeunesse a sombré dans le gauchisme le plus écœurant. Pour eux, le rock trop pur n’est qu’une country accélérée. Et la country est pour eux la musique des prolos blancs racistes.
A : C’est vrai que j’ai déjà lu ce genre de bêtises quand Dylan a viré country.
T : Je n’aime pas sa musique mais je dois avouer que sur ce coup le petit Bob en a eu une sacrée paire ! Tu imagines un peu le choc quand les types qui chantaient « the time they are changin » l’ont vu rejouer girl from the north country avec Johnny Cash ?
A : Il ne faut pas exagérer non plus , aujourd’hui ceux qui vomissaient ces albums country à leur sortie les considèrent comme des tournants historiques.
T : Parce que le psychédélisme hédoniste s’est cassé la figure . Tu ne peux plus chanter somebody to love quand un taré a massacré une femme enceinte pour déclencher des émeutes raciales. Du coup les clochards célestes sont revenus sur terre pour jouer la musique des « prolos blancs racistes ».
A : Ca se tient , et ça explique surtout le virage des Byrds , du Grateful dead , ou plus récemment que quelques membres du Jefferson airplane aient formé le groupe country rock Hot tuna.
Cette remarque menait Alain à la conclusion que le rock de Détroit était une des conséquences de la fin du rêve hippie. Mis face à des atrocités du calibre d’Altamont ou des meurtres de la famille Manson, l’utopie hippie s’était radicalisée. Les black panthers menaçant Hendrix ou tirant sur Miles Davis, pour la seule raison que ces deux musiciens ne soutenaient pas assez leur cause, la radicalité de hippies menaçant des musiciens au nom de leur pacifisme, les amateurs de paradis artificiels se noyant dans l’héroïne, toutes ces horreurs étaient la conséquence de la fin du rêve peace and love.
En niant la violence de la nature humaine, les partisans du flower power n’ont fait qu’engendrer une société plus violente et plus sectaire qu’elle ne l’a jamais été. Louis Ferdinand Céline disait, dans les années 50, que la victoire du communisme démasquerait l’homme. Selon lui, débarrassé de toute oppression l’homme apparaitrait tel qu’il est vraiment. C’est-à-dire une ordure.
La fin du rêve hippie a eu le même effet sur la jeunesse, ses instincts primaires refoulés par cette religion athée se libéraient dans une débauche de violence culturelle. La violence de certaines critiques de Dylan ou de Creedence clearwater revival correspondait à un idéalisme qui voulait conquérir le monde par la culture. L’incarnation la plus flagrante de cet assaut gauchiste fut bien sûr le fameux kick out the jams du MC5. Avec ce disque, le rock de Détroit se nourrissait de la rage post peace and love , qui s’exprimait ensuite même à travers les groupes les moins politisés.
John Sinclair et Ted Nugent étaient les symboles de deux visions du monde qui ne feront que se radicaliser dans les années à venir. Malgré le fait que sa musique n’exprimait aucune idée politique, Ted Nugent représentait ce prolétariat blanc qui ne supportait plus les absurdités de la jeunesse gauchiste. Les excès d’un camp nourrissaient ceux de l’autre, et la gauche la plus niaise semblait affronter les délires d’une droite des plus chauvine et autoritaire. Le combat de coqs virait vite au diner de cons, et seul le rock ressortait grandi de cette bataille ubuesque. La violence de l’époque nourrissait les riffs sanguinaire de la motor city , ce carburant explosif provoquait son bombardement rock.
Quand Alain eut fini ses réflexions , son interlocuteur posa un ticket de concert sur la table.
« Soit à l’heure
demain si tu veux voir le rock botter le cul de cette époque pourrie. »
Et la mince silhouette
quitta le bar avec le charisme mystérieux de Charles Bronson dans Il était une
fois dans l’ouest.
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