Allez les gars , on a encore dix bécanes à produire pour atteindre l’objectif journalier ! Je sais que vous pouvez le faire !
Penché sur sa chaine de montage, Alain commençait à ne plus supporter ces encouragements paternalistes. Il aurait encore préféré qu’on le fouette, qu’on l’insulte, qu’on le menace des pires sévices, plutôt que de subir ces encouragements infantilisants. Et dire que, en 1969 à Détroit, travailler à l’usine était devenu le graal de tout ouvrier.
Allez leur expliquer vous, à tous ces aigris enchainés à leur vie d’homme moyen, que ce cher Taylor a privé leur classe social de dignité. Fini le travail finement ciselé, la concentration d’un homme mettant toute son énergie mentale et physique sur un ouvrage unique. L’époque moderne ne veut plus de ces artistes du quotidien, de ces grands hommes qui mettaient leur âme dans leurs ouvrages. L’ouvrier est la chair à canon de la guerre de tous contre tous instaurée par le capitalisme. D’ailleurs, que les responsables du personnel soient devenus des Directeurs des ressources humaines n’est pas un hasard.
Les pires abominations commencent souvent par un changement lexical, il faut que les mots fassent progressivement leur travail de modification du réel. En usine plus qu’ailleurs, l’ouvrier est une ressource qu’il faut optimiser, une machine que l’on use comme un vieux tracteur. Ford a achevé le travail d’esclavage moderne démarré par Taylor, en donnant une carotte aux workin' class hero humiliés. Cette carotte, c’était le salaire, qu’il augmenta fortement dans ses usines, pour permettre à ses salariés d’acheter ses voitures. Résultat, le salarié devenait aussi con-sommateur , il nourrissait le système qui lui brisait le dos , lui ramollissait le cerveau , et détruisait sa dignité.
Mais le travail était encore facile à trouver, ce qui permettait aussi aux hippies en perdition et autres libertaires de se refaire avant de repartir sur les routes. Il faisait partie de ceux-là , Kerouac et le mouvement hippie lui ayant montré la voie de la liberté. D’abord pigiste pour le magazine cream , il a eu l’occasion de côtoyer ce que le rock américain faisait de mieux , des Byrds à Canned Heat , en passant par le Grateful dead. S'il admirait chacun de ces groupes, il pensait que leurs mélodies de plus en plus hors-sol finiraient par tuer le rock.
Le temps du psychédélisme était, selon lui , déjà révolu , une musique aussi révolutionnaire que le rock ne pouvant s’éterniser dans ces bluettes où les lapins blancs croisent des morses, avant de dépeindre le rêve californien. Il était plutôt d’accord avec ce génie fou de Lester Bang , le rock n roll avait besoin de choses plus primaires. Cela ne l’empêchait pas d’admirer les Beatles , les Beach boys et autres Fugs , il pensait juste que la révolte devait redevenir le centre du truc.
Alors , pendant que Bangs lynchait sans pitié les restes planant d’une époque finie , Alain décida de prendre la route. Il a donc fait le chemin de New York à Détroit, convaincu que la révolte la plus agressive ne pouvait venir que de cette ville. C’est quand même là que , deux ans plus tôt , Lyndon Johnson a dû envoyer l’armée pour mettre fin à une semaine d’émeute.
Les rues portent encore les stigmates de cette révolte. Certaines vitres n’ont pas été remplacées, et on trouve encore des traces de balles sur certains murs. Alain pensait souvent à ces événements sur sa chaîne de montage, lorsqu’un cri le sortit de ses réflexions. En se retournant, il vit un homme planté au milieu de l’atelier, et hurlant comme un possédé. Le type avait une coiffure de cro magnon , la moustache et les lunettes de Léon Trotski , et beuglait avec un tel charisme que lui et ses collègues vinrent rapidement l’entourer. « Mes frères et sœurs quittez vos chaines ! Cessez de nourrir les porcs qui vous exploitent ! »
Là , l’activiste marqua un temps d’arrêt , et déploya une banderole où l’on pouvait voir le logo des White Panthers et la photo d’un groupe. « Comme le disait le grand Lénine , les révolutions sont des fêtes pour les opprimés et les exploités. Lyndon Johnson a réussi à stopper les premières festivités , mais qu’il ne croit pas pour autant qu’il pourra mater le peuple comme il tente de mater les vietnamiens. Je suis John Sinclair , leader du White Panters parti , et voici notre programme : L’abolition de l’argent et la libération du peuple par le rock n roll , la dope et la baise dans les rues !
Ce soir , le groupe que je manage passe dans votre ville pour y propager le chaos. Car , comme le dit si bien Engels « Alors que la civilisation décline et agonise , seuls les barbares peuvent offrir une nouvelle jeunesse au monde. »
Là , le poing levé avec la ferveur d’un ouvrier russe un jour de Février 1917, John Sinclair lança cette dernière phrase comme on pose la première pierre d’une barricade. « Ce sera ce soir, dans la rue principale . Libre à vous de choisir si vous voulez construire la solution ou si vous voulez faire partie du problème. »
Quand un petit chef de
chaîne se pointa avec deux flics au regard bovin (pléonasme), John s’était déjà
sauvé par l’issue de secours. On chercha alors Alain, avant que quelques ouvriers
finissent par avouer qu’ils l’avaient vu fuir avec le sauvage rouge. Notre ex
chroniqueur n’allait pas laisser le but de sa quête filer sous ses yeux pour
serrer des boulons.
Haha excellent !
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