Angleterre, à la fin des années 60, suivant les traces des grands pionniers
américains, les groupes Anglais réinventent le blues en profitant du succès des
Beatles, pères de la british invasion. Depuis l’arrivée des quatre garçons en
Amérique, tous les groupes à guitare originaires d’Angleterre semblent promis à
une glorieuse destinée. Les Anglais construisant leurs histoires en réaction
aux évolutions américaines, il est logique que des hommes comme Clapton, Keith
Richard ou John Mayhall s’imposent comme les équivalents Anglais des premiers
blues rockers américains.
Formé
au beau milieu de cette invasion bluesy, Jethro Tull va d’abord suivre le
mouvement, et produire deux premiers disques qui prolongent l’écho bluesy de
ses contemporains. Pour se différencier, il compte d’abord sur son nom, qui
fait référence à l’agronome ayant inventé la première machine à semer. Dans un
monde pop en pleine ébullition, ce nom, ajouté à l’allure excentrique du
troubadour Ian Anderson, suffit à offrir au groupe un succès honorable.
Conscient qu’il ne pouvait rivaliser avec Eric Clapton, le chanteur s’est en
effet mis à la flûte, mais ses interventions sont encore trop immatures pour
éloigner le groupe de la vague blues-rock. Cette excentricité suffit toutefois
à accroître la popularité du Tull, qui parvient à participer au Rock’n’roll
Circus, le grand show qui voit les Stones célébrer leurs grandeurs devant des
millions de téléspectateurs.
Le
spectacle permet au groupe de présenter son nouveau guitariste, Tony Iommy,
embauché après l’abandon de Mick Abraham. Pour l’heure, ce changement ne change
pas profondément le son du groupe qui, malgré quelques expérimentations
disséminées sur ses premiers disques, reste très proche du courant
traditionaliste dont il est issu. Comme Pink Floyd à la même époque, le Tull
est conscient que le blues risque de révéler ses limites instrumentales, et
qu’il doit trouver autre chose s’il veut survivre dans un paysage pop qui tue
ses idoles aussi vite qu’il les crée.
Heureusement,
le passage de Iommy au sein du Tull sera de très courte durée, et l’homme
quitte la formation après quelques jours. La suite on la connaît, il se blesse
dans l’usine où il travaille, ce qui l’oblige à accorder sa guitare plus bas
pour diminuer la souffrance de ses doigts endoloris. Le son si particulier
qu’il obtient fait rapidement un malheur avec Black Sabbath, mais surtout, il
permet à Ian Anderson de recruter Martin Barre. S’affirmant comme le fidèle
lieutenant d’Anderson, le guitariste marque la naissance du son si particulier
de Jethro Tull, qui conquiert les sommets des charts en 1969, avec le single «
Bourrés ».
Les
concerts du groupe deviennent des spectacles grandioses, portés par un lutin
flutiste au regard fou, qui ramène le rock à l’époque de Perceval.
Sorte de Hippie au look de troubadour, Ian Anderson fascine autant que le son si particulier qui commence à prendre forme. Pour profiter de ce succès, le groupe se prépare à enregistrer un disque qui doit être un virage décisif dans sa carrière. C’est à ce moment que, interpelé par une photo prise par sa femme, Anderson à l’idée qui va rendre son groupe immortel. Sur l’image, un vagabond montre un visage ambivalent, doux et effrayant à la fois, comme si ce personnage personnifiait le mélange de dégoût et de compassion que peut inspirer la misère. Cette vision l’amène à écrire un texte excentrique, basé sur la sombre histoire d’un sans-abri pédophile atteint de la mucoviscidose (d’où son nom).
Derrière
lui, le groupe parvient enfin à larguer les amarres pour partir vers une
musique plus complexe, trempant le rock dans le folklore médiéval. A la sortie
de l’album, influencé par sa superbe pochette, représentant une peinture du
triste vagabond, la critique salue le disque comme un nouveau grand concept
album. Il ne faut pas oublier que, lorsque l’album sort, nous sommes en 1971,
et les œuvres basées sur un concept ont marqué les mémoires à travers les
essais des Pretty Things, des Beatles et, plus marginalement, des Kinks.
Résultat, malgré l’éloge unanime, Ian Anderson est furieux, son œuvre est
incomprise.
A
l’écoute du disque, on ne peut pas lui donner tort, tant le disque brasse une
multitude de sujets n’ayant aucun lien. Après le morceau titre, « My god »
brocarde le dogme religieux sur une mélodie solennelle et prophétique. « tu es
dieu, il vit en toi et moi » voila la déclaration de foi qu’il déclame avec sa
voix de hippie médiévale. Derrière lui, les notes gracieuses de mellotron
placent le groupe dans le rang d’élite des enfants de King Crimson, alors que
Martin Barre rehausse le tout avec une guitare beaucoup plus heavy.
Sur
« Locomotive breath », après une douce introduction au piano, sa guitare dévale
le rythme à un train fou, ajoutant une touche de violence à la folie fascinante
de cette locomotive rock folklorique.
Venant
tempérer ces charges électriques, « Cheap day return » est une douce ballade
acoustique, ou la guitare sèche côtoie … L’accordéon ! Ce groupe ne fait
décidément rien comme les autres. Il crée une identité unique où son chanteur
endosse tour à tour le rôle du conteur mythique et du sorcier fou, passant de
la grâce méditative à la folie sonore sans perdre sa cohérence musicale.
Jethro
Tull affirmait dès lors une identité unique, trop classe et travaillé pour
entrer dans le rang des bourrins du hard rock, et trop puissante pour
réellement entrer dans le même rang que Genesis et autres compositeurs rock. Si
un rival doit être désigné pour ce groupe, on citera sans hésiter Led Zeppelin,
qui détruit aussi les étiquettes avec une classe qui lui permet de planer au
dessus de la mêlée.
Les mêmes journalistes s’empressent d’ailleurs de mettre en place ce duel
du siècle. Pendant que Ian Anderson prépare le chef-d’œuvre avec lequel il
compte leur apprendre ce qu’est un concept album, Aqualung restera pourtant
comme une de ses plus brillantes créations.
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