Illustration : José Correa
« And if I don't meet you no more in this world, then I'll meet you in the next one » Jimi Hendrix
Sous la lumière gris pâle, il fait
son entrée sur scène, arborant fièrement ses origines Cherokee
dans une tunique indienne blanche à franges colorées, un jean
pattes d'eph, et sa Stratocaster couleur crème en bandoulière. Un
bandeau rose fuchsia orne sa coupe afro. Jimi Hendrix semble serein.
Pourtant, en ce lundi matin du 18 août 1969, la foule gargantuesque
qui a fait vivre le festival durant trois jours a déserté les
pelouses de Woodstock, pour laisser trente mille personnes parsemées
pataugeant dans une boue infâme. De plus, hormis Mitch, le batteur,
les autres membres du groupe n'ont jamais joué devant une telle
assistance. Mais le gaucher de Seattle a branché son amante, celle
qui fait de lui un demi-dieu, et dans le public, les plaintes
laissent place à un silence de cathédrale. Tandis que le vent
balaie les collines dans le lointain, les premiers coups de médiator
du maestro semblent figer ces milliers de corps à moitié nus.
Comme chaque jour, calé dans mon
fauteuil qui s'enfonce et ressemble de plus en plus à un cercueil,
je regarde Jimi investir mon écran de télévision...
Cette fois c'est la bonne ! La
gamine a enfilé son blouson et maintenant elle déambule au milieu
du salon comme un type bourré. Monica a éteint la salle de bain. Le
bruit des talons de mon geôlier claque derrière ma nuque. Tandis
qu'elle se dirige vers l'entrée, son parfum de vanille écœure ce
qui me reste de sinus. Comme toujours, il leurs faut deux bonnes
heures de préparation avant de se décider à partir faire ces
satanés courses ! La principale occupation de ma fille unique.
Consommer ! Encore et toujours. Le plus possible, sinon elle
s'ennuie. C'est pourquoi, elle a choisi Richard, un riche
propriétaire Virginien. Mon gendre est un pecnot, raciste et
grossier, une véritable caricature de sudiste, mais c'est encore le
meilleur des deux. La gamine, je l'aime bien. Je trouve qu'elle s'en
sort pas mal avec deux abrutis pareils. Le pire c'est qu'elle l'a pas
cherché, ces cons-là sont allé l'acheter au Vietnam... euh je veux
dire adopter...
— Tu as mis son DVD à Papy, c'est
bien chéri, on file ! A plus tard Gé, on sera revenu d'ici
deux heures.
« Gé »! Je ne supporte plus que
Monica m'appelle comme ça ! C'est vrai, quoi ! Se faire
appeler « Papa » de sa propre fille, c'est trop demandé
? Je ne me souviens pas l'avoir jamais entendu le prononcer, même
lorsqu'elle était enfant... Gé ! Cette appellation remonte à ma
jeunesse. Cela parait tellement loin qu'il me semble ne l'avoir
jamais vraiment vécu. Et pourtant...
Mon nom de naissance est Tyron Green
mais il fut un temps, où dans le New Jersey, j'étais un bassiste de
renom, surnommé le Géant Vert ! En rapport à mon physique
altier, mais pas seulement. On disait aussi, que comme Jimi Hendrix
avec sa six cordes, j'arrivais à extraire des fusées cosmiques et
autoguidées de ma guitare-basse, et que nous avions tous deux la
particularité de traiter notre instrument comme s'il était fait de
chair et de sang. Pourquoi Vert ? Mon nom (Green), n'y est pour
rien. Ce sont ces horribles costumes que je m'obstinais à porter à
chaque spectacle qui en sont la cause. Je cherchais à me composer un
personnage... Qui sait ? Cette couleur verte bannie au théâtre,
c'est peut-être elle qui fut responsable de mon malheur ? Elle
me rappelle pourtant mes plus belles années. J'ai démarré ma
carrière comme contre-bassiste, dans un quatuor de jazz, à la fin
des années 50. Sans me vanter, j'étais plutôt bon. Enfin c'était
l'avis de John Coltrane. Il voulait m'enrôler pour une tournée,
mais moi, à cette époque, ce que je voulais, c'était faire du
blues et du rock'n'roll ! Le maître m'a dit d'aller au diable !
J'étais branché en permanence sur les
radios du sud du pays, je swinguais sur Elvis, vibrais sur Jerry Lee
Lewis et Little Richard. Alors quand la vague britonne a déferlé
sur le pays au milieu des Sixties, j'ai surfé dessus tant que j'ai
pu. J'ai fumé plus d'herbe en cinq ans que je n'ai mangé de salade
durant toute ma vie. J'ai 88 ans ! Je gobais les acides comme
des smarties, mais j'étais diablement créatif. J'avais monté un
petit combo avec deux gars de la Nouvelle-Orléans et un pianiste de
Greenwich Village. Comparé à la déferlante psychédélique, notre
style sonnait un peu rétro mais on était très apprécié dans les
clubs New-yorkais. Durant l'été 67, le fameux Summer of Love, je me
suis rendu sur la côte ouest, à l'occasion du Festival de Monterey.
Le premier festival Pop. C'était dément ! On aurait cru que la
jeunesse de tout le pays s' y était donnée rendez-vous pour rompre
avec le système, la morale puritaine et ses préceptes hypocrites.
Les tensions de la guerre froide et la crainte d'une guerre atomique
avaient laissé place à celle d'être appelé au Vietnam. Ces
millions de jeunes avaient grandis comme des cocottes-minutes.
Monterey allait devenir leur soupape, un moment de libération
indescriptible précédant une période révolutionnaire jamais
entrevue auparavant dans le pays.
C'est alors, que j'ai vu Jimi,
introduit sur scène par le démon à la chevelure d'ange, Brian
Jones encore Stone... Jimi enchaîna dix titres venus d'ailleurs,
multipliant les prouesses techniques, les douceurs virtuoses, et les
effets clinquants. Il clôtura son set par un numéro de Voodoo
hallucinant, chevauchant sa guitare pour finalement l'enflammer dans
un rituel erotico-mystique d'une rare intensité. Je n'ai jamais vu
quelqu'un chambouler son auditoire de la sorte. J'ai tout de suite
compris que Jimi représentait tout ce que j'aimais dans la musique.
Un genre de synthèse de Muddy Waters, de Bob Dylan et des Beatles.
Une virtuosité pop poussée à son paroxysme. Ses textes ne
parlaient que de voyages vers d'autres univers, mais le plus dingue
c'est que sa musique nous y emmenait. Unifiant tous les combats
internes de l'Amérique, Jimi semblait tout avoir pour réussir.
Comme disait Miles Davis, il était « le seul noir à faire
swinguer deux blancs » et sa créativité n'avait pas de
limites.
Durant sa courte carrière, une chose sembla pourtant le
ralentir dans sa progression vertigineuse. Son bassiste. Noël
Redding ne trouva jamais vraiment grâce à ses yeux. C'est pourquoi,
en 1967, après le passage incendiaire de Jimi, j'ai lâché ma
contre-basse pour passer à l'électrique. La guitare-basse. Mon
idole avait un manque, et moi un rêve. J'allais devenir son pendant.
Son ombre.
Délaissant mon combo pour un groupe
plus funky, je me mis à travailler jour et nuit. Comme un forcené.
Pour moi, c'était pas un problème, j'avais ça dans le sang. Un
soir, dans une cave de Brooklyn, j'ai jamé jusqu'à l'aube
avec deux grands noms du funk, Curtis Mayfield, et son altesse
sérénissime Mister James Brown ! Mes doigts se baladaient sur
le manche comme des mygales recouvrant la liberté. Curtis, très
impressionné me félicita chaleureusement. Quant à Mister Dynamite,
il posa sa main sur mon épaule en me jaugeant du regard, et dit : «
Mmh... Pas mal. » J'avais des étoiles dans les yeux...
Je savais que Jimi Hendrix avait fait
ses armes dans le groupe de Curtis Mayfield, j'en profitais pour
essayer d'établir un contact. Curtis me promit de lui en toucher
deux mots. Mais il fit bien mieux que ça...
Trois mois plus tard, il revint me voir
jouer dans mon night-club. Le 2 août 1969, reste gravé dans ma
mémoire. Par chance, mon groupe et moi étions dans un grand soir.
On m'avait annoncé la venue de Curtis, mais la lumière tamisée de
la salle m'empêchait de voir qui l'accompagnait. Au cours du
troisième morceau, j'invitais Curtis à me rejoindre sur scène.
Mais c'est un gars élancée, encapuchonné dans une toge de moine
qui grimpa sur l'estrade. Tandis que je découvrais lentement le
piège dont j'étais l'heureuse victime, mes doigts si agiles se
liquéfièrent d'un seul coup, suivis de mes membres premiers. Voyant
que je perdais tout contrôle, Jimi eut le bon réflexe de sortir sa
Les Paul de son étui pour distraire l'attention du public. Il me
fallut deux bonnes minutes pour me ressaisir. Mais vous pouvez me
croire, les dix qui suivirent sont tout simplement les dix meilleurs
de ma chienne de vie ! Si comme disait un célèbre journaliste,
écouter Hendrix c'est rentrer en communication avec Dieu, que dire
du plaisir de l'accompagner. J'avais l'impression d'être l'écrin du
plus beau joyau de la planète !
De retour d'Essaouira (Maroc), il
semblait frais et détendu. Très intéressé par mon style, il me
confia plus tard s'être séparé de son bassiste. Jimi cherchait un
gars dans mon genre pour un concert test. C'était une aubaine
inespérée. Je crois bien avoir dis oui avant même qu'il n'ait fini
sa phrase. Il tenta une remarque sarcastique sur ma tenue
vestimentaire, mais ajouta avec son sourire enfantin : « Viens
comme tu es. » Quelle douce et enivrante sensation, que de
réaliser son plus beau rêve ! Même si tout le monde n'en
était pas conscient à l'époque, j'avais la conviction que jouer
avec ce mec, c'était entrer dans l'histoire.
Deux semaines plus tard, j'étais fin
prêt pour épauler le guitar-hero quand j'appris qu'il s'agissait
d'un événement de grande envergure auquel Jimi m'avait convié.
Woodstock. Le plus grand festival Pop jamais organisé. Janis,
Grateful Dead, The Who, que des cadors ! Plus de 300 000
personnes étaient attendues !
Alors, vous savez ce que c'est, la peur
fait boire... Le concert était initialement prévu le dimanche soir
à minuit. Terrassé par le trac, j'ai passé mon samedi soir à me
saouler la gueule. J'ai bu, jusqu'à finir dans une boîte un peu
louche, un tripot d'un genre particulier. Des gars raidis à la coke
y jouaient à la roulette russe. Après quelques lignes de
poudreuses, je me suis mis moi aussi à vouloir jouer du barillet. La
partie s'éternisant, la tension montant, une bagarre finit par
éclater. Dans l'altercation, un coup fut tiré. La balle transperça
ma moelle épinière comme une feuille de papier. Finir tétraplégique
la veille de Woodstock, putain, fallait vraiment que je sois maudit !
Jimi n'en prit connaissance que le
lendemain du concert. Je me souviens de lui, me rendant visite à
l’hôpital, le visage dissimulée sous cette même toge qu'il
portait lors de notre première rencontre. Puis un jour, j'ai appris
sa mort à la radio.
Je devais être dans le film. Avec lui.
Ma carrière aurait pu décoller comme celle de Carlos Santana.
J'ai
pratiqué le slap, et le taping dix ans avant les
légendes Marcus Miller et Jako Pastorius. Je devais être dans le
film... Mais je suis là, un corps sans vie, sans musique, à
regarder chaque jour sur ma télévision, mon rêve envolé. Je l'ai
frôlé pourtant, je l'ai même tenu un moment dans mes mains, ce
fameux soir au night-club. Mon rêve est là, qui défile chaque jour
sous mes yeux, dans cette image, dans cet amas de cristaux liquides
où j'aimerais fondre... Mon corps ne me retient plus depuis
longtemps... Au fond, c'est vrai, je ne suis déjà plus qu'un
esprit... Je contemple la scène de Woodstock... Jimi après un début
timoré a pris son envol sur Voodoo Child... C'est son vieil ami
Billy Cox qui tient la basse... On ne l'entend pas... Qu'importe,
Jimi plane mais comble les vides, il orchestre du regard, et ponctue
les couplets de salves divines... Son solo final est époustouflant...
Je le connais par cœur... Je devrais être dans le film...
Quelques instants plus tard, Monica et
la gamine, de retour à leur appartement, constatent avec surprise
que le salon est désert. Monica s'apprête à alerter la Police
quand la petite lui fait justement remarquer :
— T'as vu Maman, il est rigolo le
monsieur tout vert dans la télé ! On dirait papy...
FIN
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