Tom , je te présente Elvis.
Tom Petty n’a que 8 ans quand son père l’emmène sur le
tournage d’un nanar du king. Il y a des rencontres qui marquent un destin, des personnages
dont le charisme universel marque même les esprits juvéniles. C’est
l’histoire qui se présente à Tom à travers ce jeune rocker, dont les
déhanchements scandalisent les mères de familles, et font rêver leurs filles.
Dans une Amérique où votre couleur de peau détermine
encore votre culture, vos chances de réussite, et les lieux que vous
fréquentez, Elvis est le premier remède au poison ségrégationniste. Aussi
discutables soient-ils, ses films initiaient la jeunesse blanche au mojo des
grands martyrs noirs. Il parait qu’un homme nait deux fois, que l’esprit s’éveille
souvent des années après que le corps ait quitté le placenta.
C’est donc sur ce plateau, lorsqu’il serra la main du Dieu Elvis, que le petit Tom
commença à devenir le grand Petty. Et aucun Michel Ange n’était là pour immortaliser
cette grande page de la bible rock. Quelques années plus tard, Tom Petty forme
ses premiers groupes. Sous l’influence de Bob Dylan et d’Elvis, Tom joue un
rock teinté de country folk, le tout avec la verve des grands groupes de rythm
n blues.
C’est en 1974 que Tom Petty rencontre Mike Cambell et
Benmont Trench. Le voyant comme un sous Springsteen, la France ne peut comprendre
l’importance de cette rencontre. Les compositeurs sont comme les baguettes de
leur batteur, ils ne fonctionnent que par paires. John Lennon ne sera jamais
aussi bon que quand il composait avec Paul Mccartney , et je ne parle pas des
Jagger/ Richard , Perry/Tyler …
Le mythe du génie solitaire est une escroquerie, même
Dylan a eu besoin du clavier d’Al Kooper pour propulser la prose de like a
rolling stone vers des sommets Baudelairiens. Le noyau dur de ce qui sera les
heartbreakers se fait d’abord appeler Mudcrutch, et prend la route pour
rejoindre la Californie. Ce pèlerinage n’est pas anodin, ces musiciens étant
aussi de grands fans des Byrds.
Originaire de Californie, le groupe de Roger Mcguin était
à la pointe du lien qui se créait entre l’Amérique et l’Angleterre. Fans des Beatles,
les Byrds ont utilisé les trouvailles des fab four pour propulser le folk de
Dylan au sommet des charts. Si le grand Bob leur grilla la priorité, profitant
du retard de ses fans pour sortir un Mr Tambourine man électrique très proche
de leur version, le premier album des Byrds a quasiment fait naître le rock
Californien.
Mr Tambourine man et Sweatheart of the rodeo , voilà les
deux albums qu’il faut avoir écouté pour réellement comprendre Tom Petty. Les
heartbreakers sont des enfants du California sound , leur musique baigne dans
ses influences anglaises , s’épanouit dans ses contrées country folk.
La terre promise se montre d’abord hostile, et Tom Petty
devant galérer un an avant de décrocher son premier contrat. Au fil des concerts
, il commence à se faire un nom , le public restant scotché face à ce rocker à
la voix Dylanienne. Lorsqu’une maison de disque accepte enfin de les engager,
mudcrutch devient the heartbreakers.
Un premier album est rapidement enregistré, et il ne
passe pas inaperçu. Le premier album est essentiel, c’est la carte de visite
qui décidera de l’avenir d’un groupe. Si rares sont ceux qui atteignirent la
perfection dès le premier essai, un premier album raté est souvent fatal. Des Stooges aux Doors , de ACDC à Neil Young , les grands groupes ont souvent
entamé leur carrière par des disques explosifs. Le premier disque doit être
une déclaration de guerre, le coup de clairon annonçant l’assaut d’un groupe
pour conquérir le bastion rock.
Lors de l’enregistrement d’un premier album, les
producteurs sont souvent trop hésitants pour imposer leurs vues, certains ne
savent même pas quelle musique leur groupe joue. On se souvient par exemple de ce
pauvre homme qui, pensant que les mother of invention était un groupe de rythm
n blues , les emmène au studio pour produire un album « dans le vent ».
Lorsqu’il entend les premières notes de Freak Out , il se précipite vers le
téléphone , et annonce à ses supérieurs que ce ne sera pas tout à fait du rythm
n blues.
Pas beaucoup plus à l’aise que devait l’être leur premier
producteur, les heartbreakers se contentent de jouer ce qu’ils jouaient sur
scène. Si leur énergie dépasse de loin le coté hippie des Byrds, Petty suit à la
lettre leur plan d’attaque, en mêlant rock anglais et américain. La formule
est la même, mais les ingrédients la composant ont radicalement changé.
1976 , c’est l’année de Patti Smith , des Ramones , et de
Born To Run de Springsteen. Coté Anglais , Led Zeppelin a donné naissance au
hard rock , qui ne cesse de déployer son armada électrique. 1976 est l’année de
l’intensité , la grande crise de nerf d’une décennie qui sent déjà que sa fin
est proche. Alors Tom Petty remet son héritage à jour, donnant une claque au
Buffalo Springfield à travers un rock around with you épileptique.
L’auditeur a à peine le temps de respirer que Breakdown
transporte ses enceintes dans les bayous qui virent naitre Petty. Un riff comme
celui de Breakdown semble ressusciter tous les fantômes du blues , c’est un
miracle qui se produit une poignée de fois par décennie. Mais les heartbreakers
sont assez malins pour emballer cette force rugueuse dans un refrain irrésistible,
comme si les Beatles collaient le refrain de baby you can drive my car sur le
riff de Manish Boy.
Loin de cacher l’efficacité de son rock encore brut de pomme,
cette capacité à créer des refrains mémorables souligne la cohésion d’un groupe
affuté par des mois de galère. Après le blues, les heartbreakers saluent Lynyrd
Skynyrd à travers le boogie Strangered in the night. Le blues se fait ensuite
plus lascif sur fooled again , il nous transporte au temps béni du début des
seventies. Mais c’est surtout quand il flirte avec un folk rock plus pur que
Petty sonne le plus pop.
Placé au milieu de l’album, Mystery man annonce le son
plus soft qui fera sa gloire. Cerise sur le gâteau californien, les
heartbreakers achèvent ce premiers essai sur « american girl » , un
hymne si proche des Byrds qu’on le croirait sorti de leurs tiroirs. Roger
Mcguin ne s’y trompera pas lorsque, quelques mois plus tard, il reprend ce
titre en concert. Tom Petty vient ainsi d’entrer dans l’histoire par la grande
porte.
Galvanisé par le succès de leur premier album en Amérique
, les heartbreakers enregistrent un second essai plus radical. Comme son prédécesseur,
come and get it semble avoir été enregistré live. Particulièrement hargneuses,
les guitares lancent des flèches rythm n blues dont le tranchant ne s’émousse
pas au contact de la douceur du synthé.
Et c’est bien la force des hearbreakers, leurs riffs
chevauchent les mélodies pop du clavier comme des hussards perchés sur leurs
chevaux somptueux. Benmont Tench n’entre pas en compétition avec le tranchant
des riffs, comme peuvent le faire les bourrins influencés par John Lord. Il ne noie
pas non plus ses collègues dans un grand chamalow sonore , son rôle est aussi
modeste qu’essentiel et il ne dépassera pas le cadre qu’on lui a assigné. Son jeu
est celui que tous les claviéristes devraient adopter, il donne au rock de ces
collègues une couleur chaleureuse, les enveloppe dans des mélodies séduisantes.
Le travail de Benmonth Tench resplendit sur I need to
know ,où ses quelques notes gracieuses suffisent à illuminer le refrain. Il
faut dire aussi qu’un disque comme come and get it imposerait la discrétion au
plus exubérant des claviéristes. Ceux qui se contentent de quelques paroles
fleurs bleues pour ranger les heartbreakers dans le rang des groupes pour midinettes,
sont sans doute les mêmes qui considéraient les Beatles comme un groupe de pop
gentillette. Comme le groupe de John Lennon, les heartbreakers produisent des
riffs fabuleux, leurs accents pop ne sont qu’une façon de vendre leur rock n
roll.
La finesse est une puce qui irrite les beaufs, ceux qui
refusent de voir ce qui se cache derrière les apparences. Ils ne comprendront
pas que derrière le mince filet pop de ses refrains tubesques , Petty cache ce
qui restera son disque le plus rythm n blues. Grandiose final d’un festival de
riffs cinglants , my baby is a rocken roller
a un arrière-gout de satisfaction. A l’image de ce clin d’œil aux stones,
come and get it montre une bande d’excités fans des Byrds s’encanaillant en
flirtant avec le rythm n blues anglais.
Sorti en 1978 , come and get it devient vite disque d’or
aux Etat Unis. A travers lui, le rock semble avoir choisi son avenir. Alors que
les dinosaures de stades commencent à se fossiliser, alors que les gloires
américaines des sixties disparaissent, Tom Petty est un des premiers représentants
d’une nouvelle génération de rocker.
Ce ne sont pas les grands hommes qui font l’époque, mais
l’époque qui fait les grands hommes. Alors que les vieilles gloires n’en
finissent plus de mourir, alors que le rythm n blues se débat dans un dernier
râle d’agonie, Petty annonce l’armistice. A bas les torpilles affirme-t-il en
couverture de son troisième album, ne souillez pas la belle histoire des
seventies avec des débâcles aussi lamentables que Who are you ou back and blue.
Cette génération est en coma artificiel, et ce sont les hearbreakers qui vont
débrancher la machine. Après un tel meurtre, Tom Petty ne pouvait que devenir
le symbole des eighties naissantes.
Damn the torpedoes est d’abord le fruit de la rencontre
entre les heartbreakers et James Lovine. Le producteur a commencé sa carrière
en participant à l’enregistrement de born to run, le plus grand album de Springsteen.
Il est ensuite devenu le fossoyeur des seventies, en contribuant largement à
la naissance de ce que certains nomment le post rock. Après la séparation des Beatles,
c’est avec lui que Lennon enregistre ses trois premiers albums solos. Le
Beatles demandera d’ailleurs à Lovine de participer à « fame » , le
tube plastique soul de David Bowie.
Sa carrière rencontre l’histoire quand il produit easter
, le disque pop de Patti Smith. Grâce à lui, la prêtresse punk devient une pop star,
le symbole d’une rébellion punk prenant d’assaut les radios. Fort de ce succès,
Lovine coule le rock des Heartbreakers dans son moule grandiloquent. Le chant
est mis en avant, les légers échos donnant à Petty le titre de Dylan des
seventies.
La filiation n’a d’ailleurs jamais été aussi flagrante qu'à l’heure où le grand Bob vient de sortir Street Legal, où il vampirise le son de
ses fils spirituels. Du coté des heartbreakers , le fossé séparant damn the
torpedoes des deux albums précédents est vertigineux. Finis les riffs un peu gras,
le grand défouloir où le rythm n blues rencontre le folk des Byrds.
Autrefois discret, le synthé ouvre l’album sur un
sifflement mélodieux. Pris dans cet emballage lumineux, la guitare place ses
arpèges chaleureux, ses solos décollant avec grâce à la fin des refrains. Si
les heartbreakers furent un symbole des années 80, c’est qu’ils étaient plus
malins que la plupart de leurs contemporains. Ici, la rythmique n’est pas
laissé à un automate sans âme, l’énergie n’est pas sacrifiée sur l’autel des
charts.
La batterie est plus véloce que jamais, elle est le
battement qui permet aux autres de ne pas s’assoupir sur les refrains les plus
pop. Chaque titre de cet album est un tube, un parfait compromis entre douceur
pop et énergie rock. Avec damn the torpedoes , Tom Petty sort de l’impasse dans
laquelle le rock s’était empêtré depuis la seconde moitié des seventies.
Refusant de s’enfoncer dans la même gadoue passéiste que
ses ainés, Tom Petty tue le père à coup de mélodies pop rock. En plus d’annoncer
officiellement le début des années 80 , damn the torpedoes place Tom Petty dans
un sillon qu’il creusera seul. Alors que le pop rock va devenir plus pop que rock,
que les guitares étoufferont dans une guimauve synthétique, Petty sera le seul
à garder cette fraicheur. Les morts gouvernent les vivants, et l’énergie du
vrai rock n roll continue de s’épanouir dans ses mélodies nostalgiques. En
voulant séduire son époque, Tom Petty a produit une œuvre intemporelle.