Thelonious Monk représente,
avec Mingus et quelques autres, la naissance du jazz moderne. Comme beaucoup
de musiciens des années 30 à 50, son parcours musical démarre dans une église ,
où il plaque ses premières mélodies sur un vieil orgue poussiéreux. Ses progrès
rapides lui permettent d’intégrer ses premiers Big Band, et d’en sortir avec la
conviction que ces formations tapageuses ne sont pas faites pour lui.
Il en arrête donc ses
errements collectifs, pour former son quintet , et trouve sa voie à force d’improvisations.
Sa première inspiration, le grand Monk la trouve en se promenant en ville. Au
milieu de bâtiments imposants, les automobilistes expriment leur empressement à grand coup de klaxon rageur. Ce son, qui pour le commun des mortels n’est que
l’expression irritante de la bêtise d’hommes qui fonceraient dans les murs pour
gagner quelques secondes , est la base du swing Monkien.
Notons en passant que l’essor des moyens de
locomotion a fait autant pour la musique américaine que n’importe quel
instrument. Du côté du Missisipi , les travailleurs de coton passent leur vie
à reproduire le rythme des trains pour accompagner leurs complaintes. De cette manière,
le jazz et le blues furent liés dès leur origine , le premier représentant le
swing urbain alors que le second entretenait un swing terreux et rural.
Après quelques années chez
Blues note , qui publia le grandiose « criss cross » , Monk est enfin
signé par Columbia. Ce label n’est pas une simple maison de disques, c’est un
temple qui a abrité les plus grands artistes contemporains, d’Aretha Franklin à
Bob Dylan, en passant par Miles Davis et Duke Ellington. C’est donc logiquement
sur ce label que Thelonious Monk livre ce qui restera le sommet de sa classe
dissonante.
Cette musique, c’est un
édifice magnifique mais bancal, une beauté excentrique qui semble toujours sur
le point de s’effondrer. Titre emblématique de l’album, Monk dream est le
symbole de cet équilibre au-dessus du chaos. Monk joue comme un pianiste schizophrène
, ses mains semblent dotées de deux volontés autonomes. L’une d’elles montre une
discipline implacable, elle martèle le rythme autour duquel vient s’enrouler
une charpente faussement bancale. La seconde main danse follement autour de son
swing, elle initie une valse délirante que la basse et le saxophone vont
bientôt poursuivre.
La mélodie se dessine ainsi,
fragile et mystérieuse , les silences accentuent les contours de sa fresque
excentrique. Ce jeu sur les silences donne l’impression que Monk Dream (l’album),
largement écrit et répété, est issu de l’improvisation hasardeuse d’un groupe
en pleine exploration sonore. L’excentricité du piano passe pour une recherche
de mélodie, les silences ressemblent aux hésitations d’un groupe qui ne sait
pas où il va. Les mélodies jouent avec nos nerfs, mais tiennent comme par
miracle.
Quand on parle de Jazz moderne,
le blues n’est jamais loin, comme le montre five spot blues et bolivas. Ecoutez
un peu ces notes dépouillées, cette rigueur minimaliste qui dit plus en trois ou
quatre notes que la plupart de la concurrence en un disque. Aujourd’hui, on
parlerait sans doute de blue jazz ou de jazz blues , comme si il fallait une
étiquette pour rassurer l’auditeur inquiété par une trop grande originalité. Il
suffit pourtant d’un mot pour qualifier ce disque : swing.
Quand la basse plaque ses
accords répétitifs, quand le piano de Monk manie les dissonances comme un
équilibriste au bord de la brèche, quand les silences laissent résonner les
notes et vibrer la mélodie, c’est le swing qui est à la fête.
Malheureusement, Monk sera
victime d’une vague terrible et irrésistible, celle du rock. Conscient que sa
musique ne peut plus cohabiter avec le fils du blues, Monk devient de plus en
plus irritable, il sent que la fin est proche. Même les plus grands artistes ne
sont pas éternels et, voyant désormais le vieux jazzman comme un boulet ,
Columbia le vire sans ménagement en 1972.
Dans le milieu du jazz,
son comportement colérique permet aux snobs de faire courir la rumeur qu’il
serait idiot, et que son génie ne serait que le fruit d’un don inné. Cette rumeur
ne fait que renforcer le mythe Monk. Elle permet à Monk Dream de s’imposer
comme le chef d’œuvre d’un homme qui, à force de travail acharné, a atteint une
forme de beauté que ses contemporains ne peuvent expliquer de façon rationnelle.