Au commencement, le jazz s’organisa dans deux capitales majeures,
la Nouvelle Orléans et Chicago. Je me suis déjà attardé sur la première dans ma
chronique d’"Africa brass", il est temps de se pencher sur la seconde. Chicago
fut d’abord le refuge des noirs émigrants vers le nord pour trouver du travail.
C’est aussi dans ses bars que Louis Armstrong découvrit le moyen d’improviser
en compagnie d’une clarinette et d’un trombone. Cette découverte posa les bases
du style dixieland, musique qui résonnait entre les murs des clubs comme une
touche de bonheur au milieu de l’enfer. Chicago, c’était aussi et avant tout le
coupe gorge décrit par Nelson Algren, un milieu hostile où la mort vous
attendait à chaque coin de rue.
Alors, pour oublier le danger omniprésent, les habitants
allaient écouter du jazz dans les clubs qui se multipliaient à l’époque. Nombre
de chefs d’œuvre ayant donné naissance au jazz moderne furent d’abord joués
dans ces lieux de débauche, avant d’être enregistrés dans les studios du coin.
On se rappelle bien sûr les classiques du grand Armstrong, mais tant d’autres
marquèrent l’époque sans passer à la postérité... Les disques venus de Chicago
eurent assez de succès pour dépasser les frontières de la ville. C’est
ainsi que ce qui fut jusque-là un enfer à éviter devint le lieu de pèlerinage
de toute une génération de mélomanes blancs. Ceux-ci n’avaient pas la même
approche de l’improvisation collective que les noirs. Ils commencèrent par
accorder plus de place au saxophone ténor dès les années trente. On ne put
pourtant parler d’une véritable naissance du saxophone ténor tel qu’on le
connaitra par la suite, la musique jouée par les blancs s’éloignant assez
largement du swing noir.
Loin des explorations de Lester Young ou Coleman Hawkins,
les ténors de ces nouvelles formations étaient intégrés dans une soupe faite de
musiques folkloriques telles que le hillbilly et le skiffle. La soupe s’avérant bonne,
quelques uns de ces musiciens parvinrent à marquer la longue histoire du jazz.
Puis l’âge d’or s’est brusquement terminé, la grande dépression grignotant les
bénéfices des clubs. Accueillant des foules de moins en moins nombreuses, les
gérants de ces salles devinrent de plus en plus réticents à l’idée d’accueillir
des orchestres de jazz. Dans le même temps, les premiers troubadours du blues
commencèrent à frapper à leurs portes. Non seulement ils leur coutaient moins
cher, mais leur mojo donnait progressivement naissance à une énergie très
populaire, qui deviendra le rock'n roll.
Les dernières pointures de la ville jouèrent ainsi à
quelques mètres de Muddy Water et autres BB King ; deux swings se répondaient et
faisaient de Chicago le symbole d’une époque charnière. Car les pionniers du
rock'n roll tuèrent bien la scène jazz de la ville. Il y eut bien quelques sursauts,
comme la création de l’Art Ensemble of Chicago ou les premières
expérimentations cosmiques de Sun Ra, mais ces étincelles ne furent que
quelques braise jetées sur une cendre froide. Chicago garda de cette époque
quelques clubs mythiques, temples que venaient parfois visiter les nouveaux héros
du jazz moderne.
C’est ainsi que, profitant d’une longue période de liberté,
Coltrane peaufina ses dernières trouvailles entre ces murs chargés d’histoire.
Son contrat venait alors à s’achever, ce qui lui permit d’expérimenter ses idées
sur scène pendant de longs mois. Quand il parvint enfin à lui faire signer un
nouveau contrat, Bob Thiele organisa vite des séances d’enregistrement. Chauffé
à blanc par ses prestations scéniques, le quartet n’aura besoin que d’une
journée pour enregistrer la majeure partie de l’album "Crescent". Coltrane
connait alors une sérénité qu’il n’a jamais ressentie, une quiétude qui déteint
vite sur ses musiciens. "Crescent" est un des albums les plus apaisés du
saxophoniste, il marque une époque où sa virtuosité bavarde fit place à une
grâce mystique.
En ouverture, le morceau titre développe une introduction
d’une rare mélancolie. Le saxophone gémit tendrement, soupire avec la tendresse
d’un vieil homme face à ses souvenirs. Ce soupir débouche sur un développement
d’une profonde sérénité, le chorus de Coltrane nous donnant l’impression d’entrer
dans un sommeil réparateur. Pour ne pas troubler ce calme apaisant, l’auteur de
"Giant steps" réfrène ses pulsions virtuoses, les canalise dans un thème dont il
explore chaque note avec rigueur et retenue. Après avoir laissé le saxophoniste
développer ses chorus rêveurs, Tyner referme le titre sur un somptueux rideau
de notes mélancoliques.
C’est encore Tyner qui ouvre "The wise one" sur une série
de notes dont la beauté n’a d’égale que la simplicité. La sobriété du pianiste
incite une nouvelle fois le saxophoniste à retenir ses élans lyriques. Il
allonge alors ses notes pour en étaler toute la beauté, fait passer la
splendeur de la mélodie avant son gout pour l’expérimentation sonore. La basse
l’aide à aérer ses chorus, l’incite à espacer ses notes lors de somptueuses
brises cuivrées. La batterie, puissante sans être violente, ajoute un peu de
solennité à ce moment suspendu. McCoy Tyner reprend ensuite le magnifique thème
d’introduction, ce qui permet à l’auditeur de quitter en douceur son rêve
éveillé.
Le pianiste est au centre de cet opus, sa sensibilité
blues initiant parfaitement cette série de douceurs mélancoliques. Après le
swing plus léger de "Bessie’s blues", "Lonnie’s lament" permet encore d’admirer la
classe nostalgique de Tyner. Comme pour lui rendre justice, Coltrane ne prend
aucun chorus. Après avoir sobrement exposé le thème, il laisse Tyner étaler
toute la douceur de son jeu harmonique. Pour éviter de perturber cet instant de
grâce, Jones retient ses coups, frappe juste assez fort pour souligner l’intensité
émotionnelle de ce swing dramatique. Comme pour le remercier pour sa retenue,
le quartet le laisse finalement se défouler sur le bien nommé "The drum things".
Jones s’embarque alors dans une primitive danse tribale,
une polyrythmie venue des époques les plus reculées. Le batteur massacre ses
futs avec une énergie primaire, qui donne l’impression que ses toms sont pris d’assaut
par une tribu de guerriers africains. Les coups pleuvent et résonnent comme un appel
aux dieux voodoos, l’écho des percussions transmet une énergie sensationnelle.
C’est la hargne de deux lions lancés dans un combat à mort, des ruades de gnou
luttant pour sa survie. C’est le courage de l’homme seul face à une nature hostile,
la hargne désespérée de combattants engagés dans une guerre perdue d’avance. C’est
l’énergie la plus pure vous revigorant tel un incroyable bain de jouvence, une
violence vous rappelant que la vie est une lutte permanente. C’est aussi le
moment où Jones étale toute la puissance évocatrice de son jeu fin et puissant.
"The drum things" est un séisme transformant toute la beauté rêveuse des titres
précédents en énergie régénératrice.
Quand les dernières secousses s’éteignent, Coltrane vient
rappeler les splendeurs auxquelles son batteur a mis fin. Quand cette ultime
complainte se termine, on se sent un peu assommé par tant de beauté, les
mélodies résonnent encore dans nos têtes tel un écho nostalgique. Et pourtant,
l’auditeur est serein comme il ne l’a sans doute jamais été après avoir écouté
un album de jazz. Crescent est un album unique, un havre de paix dans une
discographie foisonnante. Celui qui se fit aimer et haïr grâce ou à cause de sa
tendance à tout compliquer découvre ici les joies de la sobriété et de la
beauté la plus épurée. L’histoire retiendra que paradoxalement, cette paix
naquit dans les rues de Chicago.