Bercée par les poètes de la Beat Generation, Lou Reed est
un personnage paumé dont l’histoire aurait pu être racontée dans les recueils
les plus sombres de William S. Burroughs. Il y a d’abord eu le Velvet Underground, groupe
anachronique venu raconter ses contes déviants en pleine période hippie. L’aide
de Warhol ne pourra empêcher le naufrage annoncé, et le premier disque du groupe
glisse dans les méandres des bacs à soldes. Malgré l’insistance de Warhol, ce n’est
pas la voix de mannequin dépressif de Nico qui aidera le groupe à sortir de la
dèche. Pire, Lou Reed fait tout son possible pour se débarrasser de cette potiche de luxe,
imposée par l’artiste/producteur pour combler le « manque de charisme des musiciens ».
On soulignera juste que, avec le fameux album à la
banane, l’ancienne mannequin aura au moins participé à la production d’un
classique, avant d’enregistrer une série
d’étrons ampoulés. Sans elle, le Velvet pouvait se cantonner à ce qu’il
faisait le mieux, un Rock primaire, sorte de Proto Punk rêche et violent. White Light, White Heat sera le symbole de ce virage, avant que Lou Reed ne ce
remette à composer de tendres mélodies Folk sur le trop oublié Velvet Underground. Mais le manque de
succès est source de tensions, et John Cale claque la porte du groupe, sans que
Lou Reed ne parvienne à en prendre le contrôle. Engagé pour le remplacer, Doug Yule prend rapidement l’ascendant
sur un Lou Reed exténué après une série de concerts américains, qui n’ont pas empêché
le groupe de se faire virer par Atlantic Records. Yule prend alors la main, et remplace
Reed au chant sur certains titres de Loaded. Le résultat commercial n’est pas
plus brillant que pour les albums précédents, et Lou Reed, à son tour, claque la porte.
Poussé vers la sortie par le groupe qu’il a lui-même fondé,
marginalisé par ses multiples échecs musicaux, Lou Reed n’en reste pas moins le
poète qui a annoncé le Punk dix ans à l’avance. Et , pendant qu’il galérait au
sein du Velvet, s’épuisant à chercher dans plusieurs villes le succès que New
York lui refusait, le premier album du groupe est tombé entre les mains d’un
certain David Bowie. Devenu une nouvelle icône du mouvement Glam', il a
toujours revendiqué l’influence de ce disque, et propose naturellement à son
idole de produire son prochain disque. La première fois, cette proposition lui
vaudra un coup de poing rageur, de la part d’un Reed pas encore prêt à entrer
dans le palmarès de celui qui brille au sommet de la pop anglaise.
Il finit tous de même par accepter, et les ventes de Transformer
lui permettent d’imposer à sa maison de disque un second projet ambitieux.
Désireux de se libérer de toute préoccupations commerciales, il grave un double
album d’une noirceur sans précédent, à telle point que ses producteurs l’obligent
à se limiter à un seul vinyle, pour ne pas couler la boutique. Reed accepte de
mauvaise grâce, limitant la durée de son œuvre sans perdre le fil conducteur qu’il
a imaginé.
Le disque démarre sur un brouhaha festif, une fête d’anniversaire
sans doute. Mais les tristes notes de pianos annoncent rapidement des
lendemains difficiles. Berlin est avant tous l’album le plus cynique de Lou
Reed, et le choix de la capitale allemande comme toile de fond n’est sans doute
pas un hasard. Symbole d’une Allemagne écartelée après la seconde guerre
mondiale, la capitale est aussi l’illustration d’un monde, qui suit l’évolution
des tensions entre américains et russes, comme si sa vie en dépendait. La guerre
franche, déclarée, et meurtrière des années 40 a fait place à une tension
permanente, à un conflit stratégique et à une guerre politique, pouvant à
chaque instant faire basculer le monde dans le chaos.
Et cette fois, sans cris de guerre, sans bombardement spectaculaire,
et sans tripes à l’air, il suffirait juste qu’un dirigeant paranoïaque appuie
sur un bouton, pour rayer des milliers d’hommes de la carte. Mais Lou Reed n’est
pas là pour rassurer une jeunesse vivant avec cette épée de Damoclès atomique
au dessus de la tête. Il va, au contraire, se servir de l’écartèlement tragique
de la ville allemande comme d’une métaphore de la situation de ses personnages.
Véritable drame Shakespearien en dix actes, Berlin est
une longue descente aux enfers, chuchotée d’une voix nasillarde par un Lou Reed
paraissant comme insensible. C’est un bourbier infernal, sans une once d’espoir à laquelle se raccrocher
et, même quand il s’éloigne un peu de son histoire tragique pour évoquer les « riches qui causant souvent la chutes des empires », et ces
pauvres « qui ne peuvent juste rien y faire », son désespoir de junkie
pathétique l’incite à en conclure... qu’il « s’en fout royalement ».
Même quant sont personnage principal raconte le suicide
de sa femme, qui ne supportait plus son enfer narcotique, c’est d’une voix
incroyablement neutre et sans émotion. Proche de l’Etranger de Camus, ce
personnage insensible ne fait qu’ajouter à la splendeur tragique de ces
mélodies sombres.
Berlin fait partie de ces œuvres qui vous marquent au fer
rouge, et finissent par vous suivre pour le restant de vos jours. Évidement, une
production aussi radicalement sombre ne pouvait que faire fuir le grand public,
un échec dont Lou Reed ne se remettra jamais réellement. Il venait pourtant de
produire son plus grand chef d’œuvre, sorte d’équivalent musical du Festin Nu de Burroughs.
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