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mardi 10 août 2021

John Coltrane 4

 


Monk est un génie maudit, il est au jazz ce que Louis Ferdinand Céline est à la littérature, l’inventeur d’un nouveau langage. D’abord, il y a ce swing, discret et omniprésent à la fois, cette façon d’être aussi indispensable quand il joue que quand son instrument se tait. Monk pouvait tricoter la plus fine dentelle musicale, enchainer les notes avec une délicatesse de joaillier du swing, puis tout détruire d’une note brutale. On ne comprit pas tout de suite cette manie de disséminer les dissonances comme autant de trappes où tombèrent ses partenaires non avertis.

La musique de Monk est une musique urbaine, une arithmétique sonore inspirée par le brouhaha de la ville. La seconde passion de Monk fut les maths, pour lui les descendants de Mozart et de Pythagore suivaient une logique proche. Mais l’époque n’était pas prête à glorifier un tel Archimède du jazz. A ses débuts, on se moqua de ses dissonances, on le prit pour un escroc se cachant derrière une fausse virtuosité. Durant cette période, il dut sa survie au soutien de la baronne de Koenigswater, qui l’hébergeât lors de ses mois les plus difficiles. Quand naquit le bop, Monk eut des engagements plus réguliers. Il joua alors avec Charlie Parker, qui fit partie des rares saxophonistes capables de s’épanouir dans les espaces laissés par son jeu. Les silences entretenus par le pianiste furent de véritables rampes de lancement pour celui que l’on appelait déjà l’oiseau.

Cette parenthèse enchantée fut aussi courte qu’historique. Quelques mois plus tard, en 1951, Monk raccompagna Bud Powell après un concert. Une voiture de flics les obligea à s’arrêter, ce qui ne laissa pas à Bud le temps de planquer l’herbe qu’il avait posée sur le siège arrière. Les bleus n’eurent aucun mal à trouver la drogue, mais il fallait que Monk dénonce son ami pour qu’ils puissent le mettre en garde à vue. Monk savait bien que la dope appartenait à son ami, mais il refusa de le donner aux flics. Les forces de l’ordre confisquèrent donc sa cabaret card, avant de lyncher le pauvre Budd. Déjà fragile psychologiquement, Bud Powell ne se remettra jamais totalement de ce traumatisme.

Quand à Monk, il savait bien que le priver de sa cabaret card revenait à lui enlever sa principale source de revenu. Il avait bien signé un contrat avec le label Blue Note, mais les disques qu’il enregistrait régulièrement ne se vendaient pas. Il ne dut encore sa survie qu’au soutien financier et moral de la baronne de Koenigswater, qui l’hébergea pendant une partie de cette période sombre. Quand Trane le rejoignit à New York, le grand Thelonious venait juste de récupérer sa précieuse carte, mais il voulut instruire son jeune ami avant de remonter sur scène.

La technique pédagogique de Monk fut assez basique. Le premier jour, il donna les partitions à Coltrane avant de s’éclipser. Le saxophoniste s’acharna plusieurs jours sur ces partitions, se cassa les dents sur cette folle arithmétique. Parfois, Monk réapparut pour jouer quelques mesures avec Coltrane. Au bout de quelques secondes de jeu, il fit une drôle de tête avant de dire « Ce n’est pas comme ça qu’il faut le jouer ». Il partit donc de nouveau, pour ne revenir que plusieurs heures plus tard. Ce manège dura plus d’un mois avant qu’il ne s’installa au piano, se mit à jouer avec son saxophoniste, puis le gratifia d’un grand sourire : « Ça y est tu l’as ! »

Ce soir-là, au milieu des 122 chats de la baronne de Koenigswater, le swing Coltranien poussa ses premiers cris. Malgré ses progrès, Coltrane n’a pas encore abandonné les démons qui lui valurent d’être rejeté de ses orchestres précédents. Carburant à l’héroïne, le saxophoniste arriva en retard à sa première séance d’enregistrement avec Monk. Pour éviter de perdre de l’argent, le pianiste a alors enregistré la majeure partie de l’album seul. Quand Trane débarqua enfin, il ne restait plus que le titre Monk’s mood à enregistrer. Les premières mesures démarrèrent, le titre se mit en place, mais Monk dut encore hurler sur son saxophoniste pour qu’il joue sa partie.

Cet incident sera le déclic dont il avait besoin. Peu après ces séances, Coltrane retourne à Philadelphie, où il s’impose un régime strict fait d’eau et de fruits. Pendant cette période, il affirma avoir reçu la visite de dieu. Cette légende fut racontée dans les notes de pochette de « A love suprem », elle influença aussi une bonne partie de l’œuvre coltranienne.  Après une semaine d’exil, c’est un Coltrane clean qui revint à New York pour participer à l’enregistrement de l’album Monk’s Music.                  

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