Albert passa des heures à écouter les disques dont il venait de vivre la genèse. En passant en revue tous ces grands albums, il se surprit à penser que les Beatles ressemblaient à des explorateurs perdus au milieu de barbares. Il savait bien que les quatre de Liverpool avaient ouvert la voie à une foule de musiciens ambitieux, mais il n’avait jusque-là jamais osé écouter leurs œuvres. Lumineuse galaxie née du big bang A day in the life , le rock progressif ne fut jamais accepté par la critique. Sans doute pensait elle que les contemporains de King Crimson allaient trop loin, toujours est-il que le progressif était décrit comme la maladie honteuse du rock. Au fil des années, Albert fut tenté de vérifier si ces musiciens ambitieux allaient vraiment « trop loin ». Et puis il se demandait où se situait le point de non-retour, le péché impardonnable faisant sortir son auteur du paradis du rock n roll, pour le plonger dans les limbes de la variété.
Il sortit donc de son appartement, pour aller chez un disquaire qu’il n’avait plus vu depuis trop longtemps. Albert n’était plus entré dans cette boutique depuis sa rencontre avec le vieux, qui ne supportait pas les goûts de son gérant. Il n’empêche que c’était le dernier disquaire de Chicago, ce qui obligea le vieux à le supporter quelques années. Lorsqu’Albert retrouva la boutique, rien n’avait changé. Les bacs en bois clair contenaient des vinyles soigneusement classés par genre, époque et ordre alphabétique. Sur la vitrine, les plus belles pochettes d’Emerson Lake et Palmer , Yes et autres Genesis attiraient l’œil des passants. Le vendeur n’avait pas changé non plus, seules quelques rides supplémentaires rappelaient à Albert qu’il ne l’avait plus vu depuis quelques mois.
Nommé Luc, ce passionné avait le visage bonhomme de celui qui sut éviter de se perdre dans les paradis artificiels de son temps. Sa bedaine rebondie, difficilement contenue dans un tee-shirt noir, montrait d’ailleurs qu’il s’était contenté de plaisirs plus concrets.
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Ca faisait une paie que tu n’avais plus mis les
pieds ici. Le vieux te bourre encore le crâne avec son vieux blues.
-
Il est parti depuis quelques temps… Du coup
j’ai eu envie de découvrir tes bizarreries.
- Et bien, si tu me demandes une petite initiation au rock progressif, j’ai ce qu’il te faut.
Luc fouilla rapidement dans un de ses bacs, pour en sortir un album dont Albert n’eut pas le temps de voir la pochette, avant de poser délicatement l’aiguille sur le sillon. Un déluge électrique secoua alors les murs de la pièce, blues paranoïaque trop virtuose pour entrer dans le rang du hard blues.
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Mais ce n’est pas King crimson !
- Et non ! Il est vrai que le premier album du groupe de Robert Fripp est un chef d’œuvre. Mais Colosseum représentait mieux l’époque.
Luc commença alors à raconter l’histoire de cette grande formation oubliée. Colosseum se réunit autour d’ex musiciens de John Mayall, confirmant ainsi une tendance initiée par les Moody blues , qui quittèrent les rives du rhythm n blues pour jouer une musique plus exigeante. Contrairement au tableau qu’en firent les journaux, le rock progressif anglais était une musique profondément traditionaliste. Les musiciens prog' avaient une grande culture musicale, ils permettaient ainsi au rock d’absorber les courants l’ayant précédé. Dans cette optique Colosseum aurait dû devenir le chef de file de la vague progressive. Leur premier album sortit quelques jours avant le premier King Crimson, mais le groupe n’avait pas encore atteint le sommet de son art.
Colosseum s’enferma donc en studio quelques semaines
après la sortie de son premier album, pour enregistrer ce qui restera son chef
d’œuvre. Pour résumer un peu Valentyne suite , on pourrait le qualifier de
version plus apaisée du blues jazzy de Family. Avec Valentyne suite, le rock se
nourrit de la complexité des grandes symphonies, le jazz rock vient enfoncer
ses racines dans les terres fécondes du blues. Le rock ne se limitait désormais
plus à une puissance orgiaque au charme immédiat, mais devenait un art exigeant
dont il fallait apprécier la complexité.
Le morceau Valentyne suite s’imposait ainsi comme une variante de ce que les Beatles initièrent sur A day in the life. Tel une grande pièce de théâtre, le titre est composé de trois actes représentant autant de changements de décor. La pièce musicale est pourtant d’une rare cohérence, ce qui repousse encore les limites du titre rock. A partir de cette fresque, les musiciens progressifs ne cesseront de rallonger leurs créations, la cohérence de l’œuvre devenant leur objectif ultime. Une fois qu’Albert eut compris cette leçon, Luc enchaina les classiques de ce progressisme trop méprisé.
Les vignettes jazz pop de Soft machine semblèrent fusionner sur le grandiose volume two, Yes joua quatre monumentales symphonies rock sur Tales of a topographic ocean , Genesis ouvrit son fantastique théâtre avec The lamb lies down on Broadway. A la fin de ce dernier, Luc ne put s’empêcher de prononcer sur un ton mélancolique « A cette époque la fête était déjà finie »
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Pourquoi dis-tu ça ?
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A partir de 1972, les musiciens progressifs
partirent de plus en plus loin, ce qui agaça franchement certains. Pour accélérer
le déclin, la critique chercha des héros dans un hard blues qu’elle avait
méprisé jusque-là. Résultat, on a commencé à voir apparaitre des groupes jouant
sur les deux tableaux.
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Comme Uriah Heep ?
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Comme le Uriah Heep de Salisbury oui… Et puis tu
as eu Jethro Tull , T2 , Hawkwind.
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Hawkwind ?
- Tu ne les connais pas ? Les magazines n’ont cessé de parler d’eux à partir de 1972.
Luc partit alors chercher un disque dont la pochette arborait un drôle de blason argenté. Quand il le posa sur la platine, les enceintes se mirent à diffuser un acid rock puissant comme un moteur de fusée. Cette musique semblait vous emporter dans un vaisseau spatial volant à la vitesse de la lumière , elle était au rock ce que Star wars fut au cinéma , une porte ouverte vers un autre monde. Hawkwind était sans doute le plus puissant des groupes progressifs, son bassiste devint d’ailleurs une figure majeure du hard rock lorsqu’il fonda Motorhead. Au bout du compte, le dogmatisme de certains commentateurs eut au moins le mérite de pousser une partie du prog dans les bras du hard blues. Albert repartit avec Doremi fasol latido sous le bras . Il espérait que la magie lui permettant de voyager dans le temps le transporterait auprès de ces musiciens.
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