Se retrouver à la tête d’une flotte d’une dizaine de
porte-avions, chargés de transmettre la bonne parole rock, la mission a de
quoi effrayer. Surtout quant, à l’image d’Eric , on a passé sa petite vie sans
faire de vague , et qu’on est d’un seul coup propulsé à la tête d’un événement
potentiellement historique.
Transporté par hélicoptère , la nourriture et tout le
nécessaire serait payés directement par les organisateurs. Au départ , les
chaînes de grandes distributions s’étaient bousculés pour sponsoriser l’événement , mais il était hors de question de voir débarquer des hélicos lidl
ou auchan.
Si le coup ratait, la plupart des organisateurs se
retrouveraient à la rue, et chacun avait donc ses exigences. Convoqué à la
salle de rédaction de rock et folk pour fixer la set list , Eric s’attendait à
la bataille qui allait suivre, mais espérait naïvement que les noms de Radiohead et muse n’y serait pas prononcés.
Dans le salon , les couvertures du magazines qui le
fascinaient tant sont fièrement affichées , au milieu d’une décoration colorée, qui
rappelle malheureusement le salon du bobo moyen. Confortablement assis dans le
canapé où Iggy s’était installé, pour la photo du numéro célébrant la sortie de
son album avec Josh Homme, Eric attendait d’abord qu’on lui présente la
première version de l’affiche.
En arrière-plan, une grandiloquente représentation de Tom
York façon art psyché. L’homme est plongé dans un solo faisant sortir des arcs-en-ciel d’une guitare déformée. La réaction d’Eric ne se fait pas
attendre : C’est quoi cette merde !
On entra alors dans un débat houleux, où il entendit des
choses aussi aberrantes que « Muse et radiohead remplissent les cargos à
eux seul , il est normal de les mettre à l’honneur. » ou « on laisse
quand même leur chance aux autres, mais il ne faut pas non plus être trop
utopistes. »
La rencontre ne faisait que confirmer ce qu’il pensait
depuis plusieurs années, les journalistes rock ne croient pas à la survie de
leur musique. Et, à la limite, il préfèrent largement la laisser comme elle est, fossilisée dans un passé révolu.
Pour eux , Muse était les nouveaux beatles , radiohead le
nouveau pink floyd , et ces caricatures les rassuraient. Le seul argument
valable de leur part était que le public n’était plus le même , la
curiosité avait disparu , asphyxiant aussi le courage des journalistes
musicaux.
« Mais justement ! Si vous n’aviez pas eu le
courage de miser sur Iggy , il n’aurait jamais percé , vous avez une
responsabilité dans le maintien de la curiosité populaire. »
La réponse décontenança d’abord Manœuvre et sa clique, et
Eric compris vite que, si il ne raisonnait pas en terme de rendement, il ne
parviendrait pas à les convaincre. Il claqua donc sur la table le dernier
numéros de « classic rock » , sorte de version anglophone de best.
« Vous voulez voir grand ? Voilà ce que
l’amérique et l’Angleterre veulent voir. » La couverture était l’exact
opposé du premier essai d’affiche que rock et folk a concocté, et Muse et
Radiohead n’y étaient même pas cités. Le constat était une véritable claque, le
plus grand magazine rock de France venait de se faire gifler par le pays natal
de la musique qu’il célébrait.
Désormais en position de force, Eric posa sa version de
l’affiche sur la table, une simple peinture des musiciens au milieu de cette
scène gigantesque formée par dix portes avions, et entourés des noms des
participants. Bien sur radiohead et muse n'étaient pas mentionnés et, après
avoir vu l’heure, Eric donna son coup de grâce lorsque les premières
protestations se firent entendre.
Allumez la télé messieurs, et voyez comment on fait
monter la sauce.
Notre ami s’était en effet permis de diffuser cette
affiche sans attendre l’avis de ses collaborateurs et , si elle suivait à peu
près le sommaire du numéro spécial de rock et folk , les deux absents firent
grand bruit en France.
« Le festival qui refuse radiohead et muse » ,
les chaînes d’infos passaient ce bandeau en boucle , oubliant presque les
grèves à la sncf , le chômage de masse , et les petits bourgeois cassant les
abribus pour se donner un air de révolutionnaires anarchistes.
Le risque était que, blessé dans sa fierté, rock et folk
lâche l’affaire , mais il fut au contraire galvanisé par ce dernier coup
d’éclats. Un mois plus tard, tout ce que le rock compte aujourd’hui d’excitants embarque sur un bateau, en direction des eaux Anglaises, où Radio Caroline
diffusait jadis les plus grands classiques du rock.
Quand les ferries transportant le public approche de
la scène faite de dix porte-avions, les musiciens et organisateurs ont
l’impression d’être une terre abordée par la monumentale flotte viking. Ce
n’est pas un succès, c’est un triomphe, au point que la monumentale scène
surélevée est bientôt semblable à une miette de pain cerné par une horde de
fourmis. Vu des hélicos qui transporte Jack White , qui fut choisi pour ouvrir
l’événement en réformant les white stripes, la scène est particulièrement
impressionnante.
Qu’importe , l’homme en a vu d’autres , et débarque comme
prévu en parachute , alors que sa batteuse a été placé derrière sa batterie
pour ménager l’angoisse que pourrait lui provoquer cette foule. Jack, lui, est
comme un poisson dans l’eau, son look de citizen kane lui offrant un charisme
patriarcal, à mi-chemin entre Humphrey Bogart et l’incarnation de Willie Wonka
par Johnny Depp.
Le chaos stoogien du duo semble décuplé par l’immensité
de la scène. Nourri par le bonheur sauvage d’une foule déchaînée, le set s’avère
absolument parfait. Icky thump , you don’t know what love is , seven nation
army , ce sont les évangiles du riff que Jack White envoie ici, laissant toutes
ses ballades de coté, pour éviter de faire retomber la pression.
Vous n’imaginez pas la sensation que provoque ses milliers
de personnes chantant les fameux riffs de seven nation army, c’est littéralement
le cri de guerre d’une musique de nouveau prête à conquérir le monde. Quand le
musicien sort de scène , et croise le regard d’Eric , sa seule phrase sera « Je
viens de comprendre ce qu’a pu ressentir Hendrix à Woodstock ».
Loin d’être impressionné, les rivals sons prirent la
relève avec une puissance décuplée. Avec son look de dandy d’un autre siècle, Scott
Holiday est sans doute le plus grand guitariste de hard rock de notre temps.
Les rivals sons ne sont pas seulement la réincarnation de cette vieille bête
fascinante, que les amateurs nomment sobrement hard blues, ils sont les nouveaux
mages chargés de réveiller l’humanité à coup de solos déchirants.
En cette année où le rock semblait perdu, « open my
eyes » sonne comme une résurrection, sortant tous les amateurs de musique
d’un cauchemar qui n’a que trop duré. Véritablement possédé par un démon hurleur,
Jay Buchanan donne de nouvelles lettres de noblesse au chant hard rock.
Enfin non , ce n’est pas un chant , c’est un cri de l’âme
, qui semble charrier tout ce que l’humanité compte de passions, dans une orgie
sonore qui se fait presque spirituel sur back in the wood et hollow bones. Et
puis n’oublions pas la batterie, cœur du hard blues, battant avec une
puissance monumentale, comme pour transmettre sa furie rythmique aux autres
musiciens.
Eric avait volontairement tiré deux de ses meilleurs
cartes dès le premier tour de piste, il fallait littéralement assommer cette
foule immense, lui donner du saignant, pour qu’elle arrive exsangue et
reconnaissante vers des mélodies plus raffinées.
Le public avait eu droit au tonnerre, il faut désormais
lui offrir un crépuscule lumineux.
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