Le lendemain était une journée charnière, celle dédiée à
l’inventivité plutôt qu’au pur rock n roll. Eric voyait ces jours comme une
sorte d’apothéose montrant que l’esprit des sixties n’était pas mort. On a donc
soigné la mise en place des Lemon Twigs , la sonorisation devait être parfaite
, la scène surélevée, montée rapidement, donnait l’impression que le duo en
plateforme boots planait au-dessus de la mêlée.
Le programme de ce soir était alléchant, le groupe
prévoyant de jouer « go to school » en intégralité, laissant Eric se
demander comment dépasser sur scène ce qui relevait du monument sonore sur
disque. Les premiers coups de la cloche ouvrant le grand opéra glam le rassurèrent,
la sono était impressionnante de précision, et les lemon twigs étaient loin du
récital stérile.
Ce qui sonnait comme une version glam de la pop de big
star sur le disque, devenait ici un défouloir sauvage digne de Bowie et ses
spiders sur la scène de Santa Monica. Le chanteur a paradoxalement une dégaine
plus proche de Mick Jagger, la parenté étant atténuée par un air androgyne, qui
rappelle l’époque ou l’Angleterre vibrait aux rythmes des mélodies de Ziggy.
La puissance atteinte ce soir-là était clairement rock ,
leur théâtralité se faisant moins grandiloquente et plus rageuse, toute en
gardant la fraîcheur des mélodies originales. Les moments de grâce ne manquèrent
pas , comme la mélodie rêveuse de the lesson, qui ferait presque penser que ce
groupe lâche ses refrains avec la même facilité que les beatles dans leurs
meilleurs jours.
Ces mélodies ont d’ailleurs un air rustique que n’aurait
pas renié Mccartney , une patine traditionnaliste qui donnait aussi plus de
charme au grand disque glam de Bowie (ziggy stardust). C’est la grandeur des
vrais avant gardistes de mener leur art vers de nouveaux rivages , tout en
sachant faire en sorte que la couleur un peu familière de leurs œuvres
rassurent les néophytes.
Ces riffs avaient la force des who , les mélodies
s’apparentaient aux plus belles « chansons de grands-mères » de
Mccartney , mais le mélange était étonnamment frais et moderne. Quand le groupe
achève sa poignante et exaltante prestation par une reprise de get it on de T
Rex , le témoin semble définitivement repris par une autre génération.
Malgré sa force sonore, le public avait eu droit à la
version la plus classe de l’expérimentation rock , il fallait désormais le
renvoyer dans la grotte d’où il est sorti après le concert d’airbourne.
Ayant la lourde tâche de succéder à la prestation
vibrante des lemmon twigs, Ty Segall est la face cachée de l’avant-garde moderne.
On a souvent parlé de sa puissance sonore, chaos stoogien
qui faisait dire que la folie du Detroit des seventies était ressuscitée, mais
ce soir c’est une autre identité qui saute aux yeux d’Eric. Le visage peint en vert,
comme sur la pochette intérieure de son dernier album, Segall ouvre les hostilités
avec un « break a guitar » assourdissant.
Le choix du titre est un symbole en soi, un pied de nez à
ce folklore fait de guitares massacrées et autres extravagances scéniques,
artifices qui ont toujours marqué le rock seventies. Ce que Segall recherche à
travers sa montagne de décibels , c’est une personnalité unique , une liberté
artistique qui n’appartiendrait qu’a lui. De cette façon, sa démarche est plus
proche de celle des deviants et pink fairies que des stooges, ses riffs sont de
véritables rafales mortelles envoyées à la tradition rock.
Si on entrevoit T Rex dans la classe mélodique de « the
singer » , elle n’est qu’un élément d’un mélange bouillonnant , où Segall
s’autorise parfois à poser un solo déchirant. Entre ses mains, le déjà tonitruant
« 21st century schizoid man » de king crimson devient « hazemaze »,
décharge primitive d’une puissance capable d’ébranler la grande muraille de
Chine.
Même la superbe mélodie acoustique de Sleeper est ici transformée en cri rageur, la mélodie reste mais elle semble vouloir vous grignoter le
cerveau. Et c’est ce qui est impressionnant chez Segall , l’homme est
radicalement libre sans être snob, son amour de la puissance sans concession
se double d’un véritable talent mélodique.
Véritable Zappa primitif, Segall s’amuse avec les rythmes,
invente de nouvelles cadences sensées diriger une nouvelle forme de rock. Sur
les titres les plus légers, la batterie bondit comme une nuée de sauterelles , les
guitares suivant sa cadence saccadée et effrénée.
Puis, comme possédé par l’héritage du grunge, le groupe
ralentit le rythme, vous étouffe sous la puissance suffocante de ses riffs
plombés, la voix de Segall semblant sortir d’un dôme imposant. Eric est ravi de constater que Segall sait
désormais être féroce, sans gommer la finesse qui se cache derrière la
virulence de ses disques.
Son dernier album live restituait mal cette image de
virtuose primitif, qu’il avait enfin imposé ce soir. Sa prestation est prévue comme le final
grandiose du show et, alors que je vous raconte la fin de cette histoire, le
bateau s’approche sérieusement des côtes américaines. Arrivé sur les berges de la
Louisiane, et alors que les dernières notes de « rain » s’évanouissent
face à la terre où tout a commencé, Eric prend la parole pour clôturer l’événement.
« Messieurs dames.
Ce soir vous avez vécu bien plus qu’un nouveau woodstock
, et c’est pour cela que je voulais terminer notre périple ici, sur la terre ou
les grands bluesmen donnaient naissance à la musique que nous célébrons aujourd’hui.
Le rock n’est pas mort, il s’est juste endormi. Endormi
à cause du ronronnement complaisant de journalistes passéistes, endormi à cause
de la médiocrité pop des groupes mainstream et d’une curiosité massacrée par
le conformisme.
Ce soir nous vous avons donné une vision de ce que peut
être LE rock , quand on prend le temps de le chercher. Ne vous laissez pas aliéner,
nourrissez cette matière vitale que l’on nomme curiosité, et le rock vous le
rendra au centuple.
Il n’y aura pas de deuxième édition de ce festival, j’en
donne ma parole aujourd’hui, afin que l’ogre capitaliste ne dévore pas tout se
qui fit la grandeur de ce que vous venez de vivre. En revanche, nous allons
récupérer les lieux où se tenait auparavant les deux fillmores , et allons y
donner des concerts de façon indépendante.
Libre à vous de faire en sorte que San Francisco redevienne
la capitale du monde. »
Ainsi cette histoire n’est pas totalement terminée, et
vous pourrez parfois la voir renaître sur ce site. En attendant, c’est sur les
berges du missisipi que notre conte prend fin.
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