Albert marchait déjà depuis plusieurs heures. N’ayant même plus de quoi prendre le bus, il avait traversé Chicago jusqu’à atteindre une route déserte. Cette ligne de béton était plantée au milieu d’un décor où l’homme n’avait apparemment jamais mis les pieds. Ceux qui dénoncent le port d’armes aux Etats Unis devraient parcourir ces chemins, ressentir le sentiment qui s’empare de vous lorsque vous savez que personne ne pourra vous protéger d’une mauvaise rencontre. L’ouest sauvage n’a pas disparu avec les premiers pionniers, il s’est réfugié dans ces plaines dignes des grands westerns. Les seuls moments où les journaux parlent de ce genre d’endroits, c’est quand on y découvre un cadavre. Alors, peu importe s'il finance le lobby des armes à feu , il existe des situations où l’instinct de conservation passe avant les principes vertueux. D’ailleurs, tout au long de son trajet, Albert n’avait pas lâché le colt attaché à sa ceinture.
Dans un tel décor, il faut marcher sans cesse pour éviter d’être rattrapé par un danger qui semble vous guetter. Alors, malgré un soleil brulant sa nuque, malgré une fatigue qui le fit vaciller, Albert continua de suivre cette ligne droite. Sa carte était formelle, la Californie était au bout du chemin, mais il ne pourra l’attendre à pied. Alors que sa vue commença à se brouiller, que ses jambes furent prêtes à le laisser tomber, un vieux pick up pilla devant lui. La fatigue avait déportée Albert sur la route sans qu’il s’en rende compte, mais le véhicule arrivait de toute façon trop vite pour que quiconque puisse l’éviter. Après un freinage extrêmement violent, le conducteur d’une trentaine d’année sortit du véhicule. Assez mince, l’homme avait le visage mangé par une barbe digne de John Lennon période Abbey road , ses yeux gonflés annonçant sa dépendance au LSD.
-
Bon dieu ! Heureusement que j’étais sobre
pour une fois ! Tu cherches quoi sur cette route à part la mort ?
-
Je pars en Californie, ça fait des heures que je
marche.
- Tu tombes bien. C’est précisément l’endroit où je me rends.
Albert échangea encore quelques mots avec ce drôle de personnage avant de monter dans son véhicule. Il n’eut pas le temps de remarquer la crasse prospérant sur les sièges, son sommeil l’emportant au pays des songes dès que son fessier eut touché la surface souillée. Albert fut réveillé, plusieurs heures plus tard, par le même coup de frein qui lui a permis de se faire conduire. Son bienfaiteur semblait faire partie de ces chauffeurs inquiétants qui ne connaissent pas la demi-mesure, leur vivacité les poussant systématiquement à passer de l’arrêt total à l’accélération la plus fulgurante. A côté de l’endroit où la voiture venait de stationner, un magasin arborait fièrement une devanture où l’on pouvait lire « Le comptoir de Ken Kesey , disquaire le plus planant de Californie ». Voyant qu’Albert contemplait cette affiche faisant référence à l’auteur de « Vol au dessus d’un nid de coucou » , celui qui se présenta sous le nom de Daniel lança :
-
Vu ce que je suis obligé de vendre en ce moment,
il faudrait rebaptiser la boutique « le comptoir de John Wayne ».
-
Pourtant le Grateful Dead et Jefferson Airplane
doivent encore bien se vendre dans le coin.
- Ils se vendent bien… Mais depuis quelques mois ils jouent la musique des ploucs. Suis moi je vais te faire écouter le désastre.
Si elle n’avait abrité les plus beaux objets du monde, la boutique dans laquelle les deux hommes s’engagèrent eut pu paraître oppressante. De grandes échelles étaient placées contre des étagères vertigineuses, appuyées contre des murs qu’elles masquaient totalement. Ces grandes ruches de bois étaient si remplies de vinyles , que ceux-ci semblaient s’unir dans une série de cubes compacts. Comme si ces imposantes constructions ne suffisaient pas, des meubles plus petits formaient des chemins où un homme de corpulence normal passait tout juste.
Comme guidé par un sixième sens, Daniel monta sur une des
plus hautes cases, pour en sortir quelques vinyles. Une fois sa sélection faite,
il revint derrière son comptoir où trônait une vieille platine. Il y posa un
vinyle dont le macaron annonçait fièrement « Hot Tuna : Burger ».
Alors que l’album envoyait un charmant blues mâtiné de bluegrass , Daniel se
mit à pester contre ce blasphème.
Le disquaire se mit alors à raconter les origines de Hot Tuna , formation que Jack Cassady et Jorma Kaukonen créèrent pour passer le temps pendant que Grace Slick soignait ses cordes vocales.
-
J’étais dans la salle quand ils ont enregistré
leur premier album live , c’était comme si le rock avait régressé. Les
musiciens chantaient des airs semblant dater de l’époque de Blind Willie
Jefferson, des conneries indignes de leur talent.
Pendant qu’il continuait à pester contre « ce retour au Moyen âge » , Albert fut fasciné par ce qu’il entendait. Burger n’était pas l’œuvre de musiciens opportunistes, sa musique était trop profonde pour être calculée. Trop aveuglé par son fanatisme, Daniel ne put voir la profonde originalité de cet album. Né quelques mois après le chaos d’Altamont , Hot tuna avait compris qu’il était désormais inutile de chanter des comptines enfantines ou des hymnes à l’idéalisme hippie. Le drame initié par les Stones eut au moins le mérite de libérer Cassady et Kaukonen , de les inciter à renouer avec leurs racines. Hot tuna se mit alors à fouiller dans le grenier des grandes musiques américaines , en ressortit avec des sonorités venues du blues, de la country , et du folk.
L’originalité d’un disque tel que Burger ne se situait pas dans d’interminables digressions sonores, ne devait rien à des bidouillages de studio plus ou moins spectaculaires, elle venait de leur habileté à mélanger des éléments que l’Amérique pensait connaitre par cœur. Suivant la tendance d’une époque où tout semble être joué plus fort, le gang flirte avec le hard blues le temps de quelques solos épicés. Cette puissance n’empêche pas les violons d’imposer le charisme ancestral de la country, les ballades ayant parfois le charme de vieux chants folkloriques. Le riff ouvrant l’album est aussi irrésistiblement simple qu’un titre de Johnny Cash, les passages les plus bluesy sonnent comme Cactus jouant devant une section de violons , le folk s’unit au blues dans un mojo venu des campagnes du sud.
Burger est le mélange le plus harmonieux entre le folk , la country , et le heavy blues. Après cette claque, Daniel diffusa Yellow fever, un disque qu’Hot Tuna sortit quelques mois plus tard. Sans être mauvais, ce nouvel essai montrait un groupe entrant totalement dans le rang du hard blues le plus banal, son charme s’envolant avec ses influences country folk. Conscient que Burger était un des objets de sa quête, Albert demanda s'il pouvait récupérer l’album. Daniel lui laissa en grognant qu’il ne comprenait pas ce que « les gamins aiment dans cette merde ». Albert partit en pensant que c’était désormais lui l’horrible réactionnaire.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire