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lundi 27 septembre 2021

Le Japon en feu : Herbie Hancock - FLOOD (1975)

 



"Ladies and gentlemen, would you please welcome mister Herbie Hancock !"

On imagine aisément à la présentation racée du concert et les quelques notes de piano qui s'engagent sous les doigts de fée d'Herbie Hancock juste après comment le concert risque d'être beau, élégant et joli tout le long de ces nuits des 28 juin et 1er juillet 1975 à Tokyo dans deux endroits différents de la même ville (1).

C'est une erreur trompeuse qui présage difficilement de la jouissance de folie furieuse qui va aller progressivement de morceaux en morceaux. Il faut se rappeler d'ailleurs le contexte de la carrière d'Hancock face à cet enregistrement live : en 1975, le pianiste n'est plus depuis un petit moment chez Blue Note. Sa carrière a pris un tournant électrique en 1970 avec Fat Albert Rotunda. De 1971 à 1973, il bouclait une trilogie expérimentale avant-gardiste à même d'explorer toutes les possibilités des claviers électriques dans la configuration jazz-fusion. En 1973 encore, il entamait une troisième vie dans le jazz funk bien groovy (avec une poignée de bons disques fort recommandables d'ailleurs (2)).

Herbie est donc dans un jazz-funk dynamique depuis peu mais il peut compter sur une équipe de tueurs pour le soutenir, son propre groupe, les Headhunters, qui vont l'accompagner de temps en temps avant d'avoir une intéressante carrière sans lui. On notera d'ailleurs un Bennie Maupin impérial en charge ici durant le concert de nombreux instruments (flûte, clarinette, saxophone... heureusement pas forcément en même temps).

S'il commence donc en solo seul au piano sur une scène où on l'imagine perdu dans une vaste scène noire avec un éclairage mettant juste en valeur l'homme et son instrument, dès les 6mn50 de la première piste, Maiden Voyage (3), soudain on entend d'autres instruments en renfort venu soutenir les notes de piano. L'effet est magique et l'on imagine aisément les autres points de la scène s'éclairant pour livrer la découverte de chacun des musiciens.

La seconde erreur après avoir crû qu'on aurait juste du piano solo serait de penser que le concert serait là aussi tout simple avec des musiciens de la scène jazz à côté. Eh non ! Parce que sans aucune transition, on passe de Maiden Voyage au virevoltant Actual Proof. Soit d'un titre écrit en 1965 pour l'album éponyme à un titre de 1974 issu de l'album Thrust. Un fossé de presque 10 ans (le concert est de 75, c'est banco on va pas chipoter) sépare les deux premiers titres, je ne sais pas si vous réalisez. Dans cette ellipse, c'est toute la face du jazz qui a été changée à jamais (et n'oublions pas que Hancock a été non seulement dans le second quintett de Miles Davis, mais était aussi musicien pour les sessions électriques).

Je suppose que même sans le disque qui passe dans vos oreilles, vous réalisez.
Hancock aussi puisqu'il va commencer à passer la seconde. La machine à groove s'enclenche, imparable, qu'on passe d'un hit mainte fois revisité par son créateur avec Watermelon man à la moiteur sexuelle de Butterfly.

Mais ce qui n'est ici qu'un très bon concert va se transfigurer sur les deux derniers titres.

Avec Chameleon et ses sons distordus et ses bruits de vent au synthé qui soufflent sur une bonne partie du morceau on réalise que les recherches sonores de la trilogie expérimentale d'Hancock lui ont énormément servi puisqu'il saura les réinjecter subtilement jusqu'à la fin de la décennie 70 dans son jazzfunk que ce soit en studio ou en live. Si on pouvait s'en douter sur Headhunter déjà, ici le doute n'est plus permis. Le titre vire même avant-gardiste, presque improvisé avec un Hancock derrière ses machines en sorcier qui peut tout se permettre.

Enfin il y a l'orgasmique Hang up your hang ups

Le titre s'avère une orgie monstrueuse où le groupe décide d'achever le concert en ne faisant aucun prisonnier. D'un titre qui fait un poil plus de 7mn, on se retrouve avec 20mn, étirées méchamment. C'est toujours la même structure, le même riff de guitare électrique qui débute l'oeuvre mais tout est en décalage, à retardement. Laisse venir l'imprudence disait le regretté Bashung, laisse venir l'explosion ici. Intensité de plus en plus maximale où chacun va faire péter les solos tour à tour, la palme revenant à un Maupin au saxo déchaîné qui va jouer littéralement free comme si sa vie en dépendait (4). Tuerie monstrueuse.

Et dire que pendant longtemps ce disque fabuleux ne fut réservé qu'au marché japonais (comme beaucoup de trésors encore pour l'instant dispo qu'en import). Mazette. Les veinards. Pour ne rien gâcher la pochette ajoute au trip sonore fabuleux avec Herbie en cosmonaute des vallées sonores, les musiciens derrière libérant l'énergie musicale en fusion de part leurs mains (plus fort que les X-men hein) et ce Coelacanthe mi-vivant, mi-fossile qui se déploie sur un visuel qui se déplie de long en large.

Magistral de bout en bout donc.


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(1) 28 juin 1975, au Shibuya Koukaido, Tokyo, Japon.
1er juillet 1975, au Nakano Sun Plaza, Tokyo, Japon.

(2) Avant de décliner comme beaucoup d'artistes face aux terrifiantes années 80.

(3) Excellent choix d'utiliser un titre de la première vie d'Hancock comme rappel élégant d'un passé encore frais.

(4) La première fois que j'ai écouté ce titre, outre le choc initial, j'ai eu la même pensée que face à certains titres joués par Coltrane : Prend t-il seulement le temps de respirer ?
Allez c'est cadeau, explosez-vous bien les oreilles, les mains et les pieds là dessus : https://www.youtube.com/watch?v=YXOkMSu91wk

samedi 25 septembre 2021

L'orgue divin : Yes - Going for the one (1977)

 



"L'expression "Going for the one" est une nouvelle création Andersonienne dont il a sûrement apprécié la multiplicité de sens possibles : "se rapprocher de l'Unique", sous-entendu de Dieu, ou tout simplement "viser la première place" dans un contexte sportif. Mais que le second sens corresponde aux paroles de la chanson n'invalide pas nécessairement le premier à l'échelle de l'album, d'autant que "Going for the one" ne s'en tient pas à un sujet unique (...)."

(Yes - Aymeric Leroy, Le mot et le reste, p.191)


Bon, ça démarre mal.

Déjà là cette pochette avec ce fier bipède et son postérieur en milieu urbain, c'est pas possible.
Non c'est pas possible, crédieu.

Remplacer les sublimes oeuvres que Roger Dean avait à chaque fois peintes pour les pochettes des disques du groupe par un travail inédit de Storm Thorgeson s'avérait pourtant un deal appréciable. Dark side of the moon et son prisme lumineux sur fond noir pour Pink Floyd ? C'est lui. Le visage qui fond de Peter Gabriel sur l'un des premiers disques solo de l'archange Genesien ? Encore Storm. Les automobilistes encapuchonnés de rouge de The Mars Volta ? L'oeil de Dieu narguant Caïn dans le désert sur le Bury the Hatchett des Cranberries ? Cette poignée de main enflammée sur Wish you were here ou les statues de The Division Bell ? Toujours lui.
Une institution le regretté Thorgeson.

Bref, ça s'annonçait une affaire en or.

Beh non.

Comme quoi l'inspiration parfois, "quand ça veut pas, ça veut pas" (reprendre ici la voix d'une marionnette télévisuelle).

Pourtant je ne suis pas difficile visuellement en terme de postérieurs. Si ça se trouve je suis sûr qu'un petit coquin ou une petite maligne s'est amusé-e à compiler des pochettes de nus sur le web pour le plaisir des yeux (indice : ah ben oui). Mais voilà, ici le travail sur la composition & la structure de l'image tombe un peu comme du déjà vu.

En gros ça donne ici : L'oppression de la nature mise à nu de l'humanité face à un monde galopant de plus en plus à sa perte avec ses immeubles qui poussent aussi vite que les morilles que cultivent les hobbits ? (Il faut le dire très vite. Tiens je vais le mettre en italique). Mouais. Ok.

Bon les immeubles sont sympas, j'aime bien la façon anguleuse dont ils sont découpés : Il s'agit effectivement de montrer visuellement l'agressivité de la société consumériste actuelle. On pense donc à des dents voire des pointes ou piques et en soit, l'idée fait son chemin en effet.

Néanmoins au premier regard, cette pochette ne me parlait pas. 

Et je suis sûr que pour tous les passionnés de YES, ça a dû être sensiblement la même chose. Et une bonne pochette de disque comme une bonne couverture de livre ou une belle affiche c'est déjà 50% du travail de séduction de l'oeuvre normalement.

On m'objectera que je tiens un discours un brin matérialiste, oui je m'en rends compte, pardon. Mais je suis de la vieille école moi, même avec mes mp3, j'aime bien aussi avoir l'objet disque (cd ou vinyle) dans mes mains.

Et si vous m'avez lu jusqu'ici, bravo. Je vais vous récompenser, évoquons le disque maintenant.

Et pour la petite histoire telle qu'elle est révélée par Aymeric Leroy dans son livre et validée également par plusieurs spécialistes, la pochette est en fait un choix dû à Jon Anderson qui repousse de côté les propositions du pauvre Roger Dean qui s'était déplacé de lui-même en Suisse, à Montreux (là où YES va enregistrer l'album) sous prétexte un peu rancunier que Dean n'était pas disponible quand il a fallu créer une illustration de pochette pour Olias of Sunhillow, le premier album en solo de Jon, l'année d'avant, en 1976. Bigre Jon, c'est pas bien d'être rancunier comme ça, c'est un coup à te plomber YES, et ça s'arrangera pas sur l'album d'après d'ailleurs...

Et donc, la musique alors.

Bon, à vrai dire, là aussi ça démarre mal.

Comme le révèle Aymeric Leroy dans son livre consacré au groupe, Going for the one amorce un tournant dans l'histoire du groupe. En 1977 et même si cela ne se ressent pas encore (cela le sera plus sur Tormato, l'album d'après), les maisons de disques commencent à faire pression et via les radios on demande des titres raccourcis. Si YES chez Atlantic a été un cador monstrueux du rock et a dégagé pas mal de royalties (à tel point que Jon Anderson abordera par exemple très vite un style de vie un brin luxueux au grand dam des finances du groupe), comme beaucoup de groupes, son temps est un peu compté et on va lui signifier très vite que refaire des disques comme Close to the edge voire les complexes Tales from Topographic Oceans ou Relayer, ça va passer un peu moins bien. Sans compter que le punk déboule à ce moment, sauf que pour l'instant vis à vis des gros groupes et surtout ceux du rock progressif ce n'est certes pas encore un problème. Le premier album des Clash par exemple n'est paru qu'en avril de cette même année 77, quelques mois à peine avant Going (7 juillet 1977).

Toujours est-il que le claviériste Patrick Moraz parti, Yes se cherche à nouveau et prend l'option de demander à Wakeman de revenir tout en lui assurant revenir à une musique plus mélodique, le claviériste de la seconde mouture du groupe ayant en effet jamais caché son énervement envers le Tales from Topographic Oceans de 73, inutilement complexe, confus et trop long à son goût, au grand dam de Jon, Steve et Chris. Going va être également le moyen pour Yes d'aborder en douceur un début de virage vers une nouvelle peau, à mi-chemin de la tradition rock prog du groupe et de la modernité sonore qui se profile dans les 80's (on ignorait alors que quelques années plus tard les années 80's prendraient une direction hélas trop clinquante et lisse). Et Leroy d'analyser le disque en le scindant en deux parties : une première face qui va dans de nouvelles directions, une seconde plus raccord avec le YES que tout le monde connaît alors.

Going for the one en ouverture est une espèce de rock-country-pop taillé pour du single.

 Quand on connaît ce qui a précédé de Yes, ça fait un peu mal au début. C'est pas dégueu en tant que fan du groupe mais y'a mieux. D'ailleurs ça s'arrange tout de suite après avec les 7mn58 de Turn of the century où le groupe produit un titre serein, planant avec des envolées de douceur et de magie sur fond de texte romantique évoquant le passage du temps (au sein d'un couple ? Dans la vie ? Cela reste abstrait et tant mieux).

Like leaves we touch, we see
We will know the story
As Autumn calls we'll both remember
All those many years ago

Puis déboulent les 6mn de Parallels

Un titre rock grandiloquent avec de l'orgue qui pourra en freiner certains, en faire pogotter d'autres. Pour ma part, ce titre un peu redondant m'a toujours filé une sacrée banane.

Wonderous stories est une petite balade mignonne taillée dans un écrin sonore qu'on veut similaire au travail sonore sur Turn of the century sans forcément y parvenir à nouveau. C'est surtout une petite chanson made in Jon Anderson, jamais vraiment sorti du monde des hippies, les papillons, les fleurs, les arcs-en-ciels, les poneys qui chient des comprimés de valium, tout ça.... Oops, je m'égare.

Et puis il y a la dernière piste.

Awaken la fabuleuse (ça fait très héroïc fantasy ce que je bredouille).

Gros morceau de 15mn où le groupe travaille clairement une composition basique en progression (On est pas dans la prise de risque constante comme avec l'album Relayer juste avant) mais toujours en surprenant, fascinant de bout en bout. Gros morceau de magie.

Cela commence avec des notes de piano complètement cinglées (Rick Wakeman est dans la place) avant qu'une ambiance planante s'installe où le chant de Jon Anderson se pare d'échos. La dramaturgie se met en place. Des accords de guitare électrique font tomber le rideau tandis que les voix en choeurs et la batterie entament un parcours de combattant. Ça monte, ça défouraille, la basse appuie en bouclier le tout. Puis ça s'emballe magnifiquement. Et ça repart de plus belle. Sortez les épées, armez les lances, en formation. Wakeman ressort même l'orgue (un vrai orgue d'église vu que c'est enregistré directement avec celui de l'église St Martin de Vevey en Suisse, mazette), c'est dire.

Puis soudain tout semble se suspendre à 6mn30.

Des notes de harpes résonnent dans un grand vide comme si nous observions une large plaine avec juste les ombres des nuages passant lentement au sol.

Puis l'orgue, joué comme dans une église cette fois, va appuyer délicatement la mélodie à la harpe d'Anderson. Un passage contemplatif du plus bel effet.

Puis tout monte lentement. La mélodie reprend mais la magie reste.

Le morceau se termine par une coda à l'orgue avec tous les instruments ensemble dans une apothéose à la YES puis la voix de Jon Anderson seule dans l'éther comme au début...


Alors ? Mineur Going for the One ? Que nenni. Avec les deux plus longs morceaux qui frôlent l'excellence et d'autres à peine "très bons" (c'est dire le niveau hein), YES réussit à nouveau là un coup de maître. Et dire qu'on avait frôlé la catastrophe...


jeudi 23 septembre 2021

Le déni magnifique : The Doors - "Other voices" (1971)

 




En mars 1971, Jim Morrison, chanteur et visage indissociable des Doors, donne une copie de son anthologie de poèmes "The lords and the new creatures" aux membres des Doors, l'organiste Ray Manzarek, le guitariste Robby Krieger et le batteur John Densmore, puis leur dit "au revoir" avant de se barrer vers Paris. Habitués à ses nombreuses escapades, le groupe se remet tranquillement au travail et commence à composer très vite de nouvelles chansons. Ce qu'ils ne savent pas encore, c'est qu'ils ne le reverront plus du tout.


"When Jim went to Paris, we continued writing, putting songs together, thinking he would be back at some point." (Robby Krieger)


De fait, les Doors travaillent d'arrache-pied pour que tout soit prêt pour que Jim puisse poser ses textes et sa voix sur la musique de Krieger et Manzarek, éminentes têtes chercheuses de mélodies qu'on a souvent oubliées derrière la face d'ange de Morrison. Quelques échanges enjoués au téléphone avec Jim complètent le tout, surtout dans l'idée de continuer de faire des chansons blues comme sur la voie (voix !) précédemment prise sur Morrison Hotel et surtout L.A Woman.


"Jim evidently liked the idea of going out and winging it. But I don't think he would have committed to it in the long term" (Jac Holzman, fondateur du label Elektra)


Jim Morrison meurt à Paris le 3 juillet 1971. 
Quand les Doors apprennent la nouvelle alors qu'ils sont en train de composer dans leur studio, personne n'y croit alors. "Robby and I were like, "No, Jim is drunk and moved to Haiti"... I don't think I fully assimilated it for many years." (Densmore)

La musique devient alors le refuge et l'unique moyen de nier la disparition du leader pour essayer d'avancer.


Le groupe peut-il alors renaître ? 
La couverture montrant les trois survivants est un parfait instantané des Doors sur l'instant : hébétés, hagards, surpris, un peu inquiets. Mais les chansons sont faites, l'album est pratiquement prêt à sortir et être défendu. Le groupe n'a pas le temps de choisir un nouveau chanteur et de plus, l'entente entre eux à toujours été très fusionnelle. Alors introduire une nouvelle tête comme ça si vite ? Ce seront Manzarek et Krieger qui chanteront, n'en étant pas à leur coup d'essai puisqu'ils assuraient déjà de temps en temps les choeurs en support de Morrison dès les débuts du groupe. D'ailleurs Manzarek disposant d'une voix chaleureuse et presque Morrisonienne chantera lui-même sur ses albums solos à la manière du regretté Jim, et il suffit d'écouter un Golden Scarab (1974) mystique (concept album basé sur la mythologie Egyptienne il faut dire) pour en être plus que convaincu.

Surprise au final.


Parce que la mort inattendue de leur leader n'a pas empêché les Doors restant de composer un très bon album. Oui, il n'y a plus la voix profonde de Jim. Mais il reste les mélodies et là, on touche au bonheur bien souvent tout le long puisque tout est agréablement d'un assez bon niveau.

Il y a même 2,3 titres plus que sublimes qui se dégagent immédiatement du lot.
En témoigne ce Ships w/ sails de 7mn30, épique, aventureux et rêveur, grand morceau fascinant qui rejoint sans mal le panthéon des autres compositions fabuleuses de nos chères portes ou ce Hang on to your life final, énergique et débridé comme si les Doors voulaient conjurer une dernière fois Jim de s'accrocher, de revenir du monde des morts. Hélas.

Finalement les Doors en avaient encore sous le capot, sauf que l'aventure s'arrêtera cette fois définitivement à l'album suivant.