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mardi 2 février 2021

THE STOOGES : The Stooges (1969)


On connaît l'histoire : 1967, Iggy Pop, accompagné des frères Asheton et de Dave Alexander, embauché car il avait une voiture, forment les Stooges.
Detroit et ses environs : 1968/69 avec MC5 les Stooges se font remarquer par des prestations scéniques hallucinantes et des plus sauvages.

Si les Stooges et les MC5 qui viennent tous deux de la même région (le Michigan, à l'époque fleuron de l’industrie l’automobile américaine), ont tourné ensemble, sapprécient et ont une vision proche de la musique, ils ont toutefois une approche « philosophique » totalement différente: politisée, rebelle et revendicative pour les MC5 dont les appels à la révolte inquiètent les autorités en ces temps agités de contestation alors les Stooges sont davantage dans l’autodestruction et le mal de vivre, le nihilisme et le désarroi.
Mais les deux sont en rupture totale avec le mouvement hippie, non violent et pleins d’utopies « enfumées », tant sur le plan musical qu'autour des thèmes abordés.

Pour canaliser l’énergie et la fougue bordélique de ces "fous furieux" qui composent le groupe et pour mettre un peu d’ordre, Elektra, le label, fait appel à John Cale du Velvet Underground pour produire leur premier album qui sort en 1969.
Une vraie bombe pour l'époque car même si le rock était en pleine évolution le degré d'intensité et de violence dépasse tout ce qui avait pu être produire jusque là.
Dès les premiers accords de « 1969 » le ton est donné, sorte de Stones en plus "destroy", plus cradingue et hystérique, à la rythmique saccadée et au chant sauvage.
Des textes bruts, qui suinte le chaos, l’ennui et le désenchantement mais loin du spleen poétique d’un Jim Morrison par exemple.

Des riffs qui sont de plomb, tranchants, sans concession.
Un album où le mot d'urgence prend toute sa signification, le quatuor enchaîne les morceaux comme si sa vie en dépendait.
Le fameux son « stoogien » incisif, reptilien, qui s’infiltre, se faufile en vous, pour ne plus vous lâcher est bel et bien là, véritable marque de fabrique.
Ce premier album des Stooges est un missile qui va propulser le groupe dans le top 10 des artistes qui ont marqués l'Histoire du Rock (et ce en seulement 2 ou 3 albums selon que l'on compte ou pas Raw power).

Plusieurs classiques sont déjà présents et non des moindres: « 1969 », « I wanna be your dog » (déjà vraiment punk celle-là), « No fun » (et sa guitare garage déglinguée et dévastatrice ), « Little doll » (peut-être ma préférée et qui pourtant ne figure pas parmi des classiques des Stooges) et à un degré moindre « Not Right ».
C'est crade, brut, du rock qui vient du cœur, du fond des tripes, sans artifices.

Pour moi il n'y a qu'un seul titre un peu déroutant (comme dans chaque album des Stooges d'ailleurs) : « We will fall » aux accents trop psychédéliques par rapport au reste du disque.
Je préfère néanmoins légèrement l'album suivant « Fun House », au son encore plus crade, aux rythmes plus tranchés et avec l'apport incroyable d'un saxophone sur la deuxième face, plus expérimental et avant-gardiste aussi qui mélange avec bonheur rock ultra violent et free jazz halluciné. Et ce « Fun house » reste pour moi le chef d’œuvre du groupe au-delà de l’aspect original de ce premier opus.

Mais c’est ce premier album éponyme qui a consacré à jamais The Stooges comme pionniers du punk, du hard et plus globalement du rock « sale » (avec MC5 que l'on doit associer), un album et un groupe qui ont marqué des générations de musiciens et de fans.
Un classique indémodable, un album référence, un disque culte. Un disque qui représente l'essence même du rock tel qu'il ne devrait jamais cesser d'être.

mercredi 27 janvier 2021

THE SEEDS : A web of sound (1966)



Les Seeds se sont formés en 1965 autour de Sky Saxon le charismatique et excentrique chanteur du groupe.
Et si la formation, qui nous vient des U.S.A rappelons-le, donnera souvent l’impression de sonner davantage british qu’américain c’est tout simplement parce qu’il a été influencé dès le départ par les principaux groupes anglais des années 64/65 tels Animals, Them et Pretty things. Pas étonnant alors d’avoir plus tard, lorsque le groupe aura rajouté un peu de rock psychédélique à tout cela, l’impression de se retrouver dans le swinging London de ces années-là !

Sorti en 1966 "Web of sound" est le deuxième album du groupe et par rapport à son prédécesseur intitulé simplement "The seeds" il est plus psychédélique mais globalement on navigue entre pop, garage et rock psychédélique.
Si le groupe s’est surtout fait connaître en 1965 grâce au single "Pushin’ too hard" (leur titre le plus connu mais pas leur meilleur selon moi et qui de toute façon qui ne figure pas sur cet album), les titres les plus représentatifs sont plutôt à chercher du côté de ce Web of sound, qui malheureusement à l’époque connaîtra moins de succès que le premier album éponyme.
Côte pop classique nous avons le single "Mr Farmer", pop mais avec déjà un son de guitare assez particulier et qui se complète à merveille avec le clavier. Également" Pictures and design" et "I tell myself" assez quelconques ceux là.

Ce n'est pas l'aspect des Seeds que je préfère, en tout cas ce ne sont pas les morceaux les plus marquants du disque.
Nettement plus intéressant "Trip maker" le morceau envoutant par excellence, avec lequel on rentre dans la danse psychédélique , tout en restant entraînant, un petit bijou du genre. On monte également d'un ton au niveau de l'agressivité, autant musicale que vocale.
De même que "Just let go" dans un registre un peu similaire ; avec ces deux morceaux les bases du rock psychédélique à venir sont définitivement posées. L'osmose clavier/guitare rappelle ce que feront les Doors sur leur premier album.

"Rollin' machine" est un blues psychédélique assez réussi avec des sonorités antagonistes qui se mixent avec bonheur...l'impression d'entendre parfois le premier Pink Floyd qui sortira un an plus tard.
"A faded picture" quant à lui est une sublime ballade 60’s vraiment réussie, poignante, très belle et qui montre une autre facette des Seeds, plus dans l'émotion.
Le dernier morceau phare de l’album, celui qui clôture "Web of sound" étant évidemment "Up in her room" 14 minutes de rock psychédélique, hypnotique, une envolée véritable annonciatrice d'une nouvel ère musicale (on peut là parler sans crainte de road-"trip" musical).

Les Seeds sont l'archétype du groupe psychédélique de la moitié des 60’s, mais ici du rock psychédélique qui tend plutôt vers un format pop très en vogue alors et assez accessible par rapport à d’autres groupes plus expérimentaux.
Mais, notamment avec « Up in her room » et ses 14 minutes, on va déjà, doucement mais surement, vers quelque chose de plus aventureux ; on est en 1966 et 1967, année charnière dans l’Histoire du rock (Pink Floyd, Doors, Jefferson Airplane, Grateful dead, Hendrix…), approche à grands pas.

Les Seeds ont beaucoup de points communs avec les Sonics, dont j’ai récemment chroniqué un album, autre groupe américain de la même époque mais même si leur style est différent, les Seeds étant moins garage et plus psychédélique (c’est toutefois encore les prémisses du genre, on est assez loin du Pink Floyd d’Ummagumma ou d’Hawkwind), les deux groupes auront toutefois cette même particularité d’être remis sur le devant de la scène et redécouvert sur le tard, à la fin des années 80 et dans les années 90, avec un revival garage/blues-rock/psychédélique.

Après « Web of sound » le groupe enregistrera encore deux albums avant de stopper en 1972 puis de se reformer occasionnellement pour des concerts en 2002 jusqu’au décès de Saxon.

Même si la vague de rock psychédélique qui va déferler à partir de 1967 sera des plus intéressantes et dépassera les Seeds en expérimentations ces derniers resteront à jamais parmi les pionniers du genre.

Sun Ra : The Heliocentric word of Sun Ra

En 1961 , Ornette Coleman réunit deux quartets en studio , et les dispose l’un en face de l’autre. Les deux formations sont prêtes à en découdre, leur enthousiasme est d’autant plus fort qu’aucun plan ne viendra brider leur sauvagerie. Pour éviter toute édulcoration d’un enregistrement radical, Ornett Coleman a aussi décidé de se passer de pianiste. Les cuivres lancent la charge, les chorus du premier quintet répondant à ceux du second dans un puissant Alamo du swing. Free Jazz a libéré le jazz de ses carcans, ses échanges de chorus désordonnés ouvraient la voie à un monde infini. Certains voient dans ces improvisations le moyen de renouer avec un jazz plus proche de ses racines africaines, théorie conforter par les idées politique d’Archie Sheep , et le monde que construit Sun Ra.

Sans Free Jazz , le leader de l’arkestra serait sans doute resté un grand bebopper inconnu. Son univers africain et mystique commençait néanmoins à poindre sur ses derniers enregistrements effectués à Chicago. On pense notamment aux superbes percussions africaines illuminant « jazz in silhouette », dont le premier titre a la beauté d’une balade sur le Nil, à l’époque où celui-ci était le berceau de la civilisation égyptienne. Jazz in silhouette plante l’arkestra dans les terres de sa mère Afrique , mais c’est bien le free jazz qui lui permit de l’emmener visiter le cosmos.

The heliocentric word of Sun ra sort en 1965 , quatre ans après free jazz , et pousse l’abstraction expérimentée par Coleman à un niveau impressionnant. Le projet sort en trois volumes , mais les trois disques ne seront diffusés dignement qu’en 2010 , plusieurs années après que l’astro black ait quitté ce monde. Véritable Archimède du jazz , Sun Ra invente sur ces disques une nouvelle théorie de la gravitée swing : tout jazz plongé dans son bain de percussions décolle vers le cosmos.

Les percussions trainent et s’emportent, nourrissent des échos que les cuivres viennent régulièrement massacrer dans de grands chorus rageurs. Le free Jazz de Sun Ra , c’est la batterie promue comme le centre d’un nouvelle héliocentrisme. Au lieu de tourner sagement autour de la procession folle de percussions chaudes comme un soleil, les autres instruments s’y frottent, la percutent, ou la masquent dans de courtes éclipses cuivrées. L’oreille est comme l’homme, plongé dans un espace aussi libre il rejette d’abord un univers détruisant tous ses repères.

The heliocentric world of Sun Ra est un disque qu’il faut écouter plusieurs fois, jusqu’à remplacer ses références conventionnelles par celles de ce monde fou. Passé les premières réticences, on se laisse emporter par cet ultra free jazz. L’auditeur se sent alors comme un nouveau Christophe Colomb découvrant le cosmos. Le premier volet des heliocentric word est aussi le plus radical, la virulence d’une batterie cognant sans logique apparente y lutte avec un saxophone, qui hurle comme les guerriers bataillant sur free jazz. Les autres disques sont plus mesurés et le violon entretient pour la première fois l’atmosphère cosmique chère à Sun Ra.

Passé la surprise de chorus où John Gilmore sonne aussi fort que tous les renégats à la solde du seigneur Ornett Coleman, on comprend pourquoi le saxophoniste de Sun Ra a raté son audition pour Miles Davis. Le grand Miles ne se mettra réellement au free que plusieurs années après son âge d’or. Il était trop attaché au attrait des structures modales et bop pour les abandonner si facilement. Or Gilmore est un annihilateur de structure, un musicien dont l’inventivité ne supporte aucun carcan. Avec Sun Ra et l’arkestra , il produit ici le pilier autour duquel toute l’œuvre de ce collectif viendra se fixer. Ces rythmes brûlants, qui entrent en collision avec des cuivres particulièrement belliqueux , forment le ciment dont sera fait la grande « magic city ». Quelques années plus tard, Sun Ra et son arkestra repousseront encore les possibilités de la percussion jazz , sur le fascinant solar myth approach.

Moquée par certains, vénérée par d’autres, la période New Yorkaise de Sun Ra commence vraiment avec ces Heliocentric word. Si cette œuvre est aussi controversée, c’est qu’elle achève le travail de libération démarré avec free jazz. Certains critiques voient ce disque avec les yeux apeurés d’un enfant découvrant le monde, le temps fera donc le travail de réhabilitation qu’ils refusent de faire.

      

lundi 25 janvier 2021

Thelonious Monk : Criss Cross



Thelonious Monk est un génie, le genre de génie qui semble changer son art sans effort. Fasciné par le piano dès sa plus tendre enfance, le petit Thelonious est capable de reproduire un titre qu’il n’a entendu qu’une fois. Appelez ça l’oreille absolue, don de dieu, où intelligence supérieure, toujours est-il que cette âme absorbe les sons comme une éponge. La musique est une bulle qui le protège, un espace de sécurité l’empêchant de ressentir la tension du ghetto multi ethnique dans lequel il vit. Musicienne elle-même, sa mère lui paie ses premiers cours de musique, qu’il poursuivra en prenant quelques cours au conservatoire. A l’école, l’enfant Monk était particulièrement doué en math, et la musique est comme une autre arithmétique dans laquelle il excelle.

Comme tant de musiciens de son pays, Monk fait ses premières armes pour l’église, et accompagne au piano les prêches d’un prêtre évangéliste. Suite à cette expérience, il forme son premier quartet, mais ses projets sont mis en péril par une lettre de mobilisation. Comme tant d’autres noirs américains, Monk ne voit pas l’intérêt de risquer ses fesses pour un pays qui le méprise. D’ailleurs, ce ne sera pas trop dur pour lui de se faire réformer, il suffit que les examinateurs s’aperçoivent que son père est interné en hôpital psychiatrique. Ne souhaitant pas vérifier si la maladie du vieux est héréditaire, la grande muette a vite jugé Monk inapte pour « raison psychiatrique ».

C’est donc pendant que la guerre fait rage que le grand Thelonious prend ses quartiers au Milton. Véritable temple du jazz moderne, le club est le foyer où le bebop pousse ses premiers cris. Les plus grands moments de l’histoire du jazz ont sans doute eu lieu dans cette salle , alors que personne ne put immortaliser cette bénédiction. Dans ce club, Charlie Parker et Dizzie Gillepsie improvisaient jusqu’au petit matin, Bud Powell inventait des rythmiques folles, et Monk divisait son auditoire. Jusque-là, personne n’avait entendu un pianiste jouer ainsi.

Ses doigts, tendus comme des baguettes de clavecin, écrasaient les touches avec une force prodigieuse. Monk avait compris que le piano était autant un instrument à percussion qu’un instrument à vent. Alors il attaquait l’instrument violement, une de ses mains martelant le rythme pendant que l’autre brodait autour de ce swing ravageur. Ce qui irritait certains auditeurs, et fascinait les autres, c’était ces notes bizarres, qui produisaient d’inattendues cassures rythmiques. Les observateurs les plus limités parlaient de fausses notes, les autres comprenaient que ces dissonances surprenantes étaient autant d’accidents miraculeux. Qu’on se le dise, nombreux sont les autres géants du Milton s’étant inspiré de cette folie harmonique.

Monk était le roi , et New York était sa déesse lui susurrant ses mélodies étranges. Dans les vibrations de la grosse pomme, il voyait un nouveau swing, les cris rageurs des klaxons étaient pour lui des instruments lui montrant la voie à suivre. Perdu dans ses réflexions sonores , il semblait ne pas remarquer le monde autour de lui , et ce bouillonnement le mettait parfois dans un état catatonique. Son corps, aussi imposant soit-il, s’arrêtait parfois de bouger , comme si le bouillonnement de ce cerveau génial créait une surchauffe. Ces états seconds étaient autant dus à sa permanente transe créatrice, qu’à un succès qui ne venait pas. Les critiques n’avaient d’yeux que pour Gillepsie  et Parker , et Monk devait accepter le destin du jazzman misérable et incompris.

Ce destin-là, Pannonica de Koenigswater va un peu l’adoucir. Grande mécène du jazz et héritière des Rothschild, elle a déjà offert un refuge à de nombreux musiciens en perdition. Mais Monk lui parait être le plus brillant de tous, et elle fera tout pour que son talent soit reconnu. C’est elle qui lui offre un logement quand son appartement brûle, elle qui paie les cautions quand il est embarqué par les flics. Et, quand la flicaille finit par lui confisquer la carte lui permettant de se produire dans les cabarets , c’est encore elle qui le pousse à continuer de créer.

C’est sans doute aussi grâce à elle que le pianiste survécut jusqu’à 1957 , date historique où Coltrane rejoint son orchestre. La série de concerts avec celui qui s’apprête à quitter Miles Davis le fait enfin sortir de l’ombre , et le succès lui permet enfin de sortir de la misère. C’est là que Columbia le repère, et lui fait signer son plus gros contrat. Envoyé aux quatre coins du monde, Monk est enfin reçu avec l’admiration que l’on doit à un tel musicien. De cet âge d’or nait criss cross, disque le plus rythmiquement brillant du grand Monk. Chaque note de cet album déborde de swing, chaque cassure rythmique marque la réinvention d’une mélodie qui vient à peine de naître. Les notes sont courtes, sèches et rapides, elles forment des rythmes qui se gravent dans vos cerveaux. Criss Cross , c’est la joie la plus entrainante, l’énergie la plus irrésistible , un des disques de jazz les plus brillamment léger et mémorable.

C’est aussi le témoin d’une époque qui s’achève déjà. Après l’excellent Monk s Dream , Columbia commence déjà à abandonner son pianiste pour se concentrer sur le rock. Sentant que ses producteurs ne croient déjà plus en lui, Monk devient de plus en plus incontrôlable, et les journaux parlent plus de ses sautes d’humeur que de sa musique. D’ailleurs, ce géant compose de moins en moins, ses albums se contentant de plus en plus de réadapter le passé. Quand Columbia finit par le lâcher, il se réfugie chez Pannonica , où il ne parle presque plus et ne joue plus une note.

Quand il meurt, en 1982, son héritage est aussi monumental qu’impopulaire. Criss cross représente la seule époque où le monde a offert à ce génie du siècle le triomphe qu’il méritait.          

      

samedi 23 janvier 2021

John Coltrane: Giant Steps


John Coltrane est un des plus grands noms de l’histoire du jazz, sa discographie est une montagne que tout homme doit gravir si il veut comprendre le swing. Ce swing qui est la force sacrée léguée par les noirs américains, la lumière que doit maitriser toute musique digne d’intérêt. Comme l’affirme le titre de ce disque, Coltrane a toujours avancé vers ce graal à pas de géant. Il y’eut d’abord les premières années de sa vie, tranquilles et sans histoire. Le jeune John était un enfant studieux, le regard espiègle et vif.

Un drame va violement secouer cette âme paisible et avide de connaissance. Notre ami n’a que douze ans lorsque son père et son grand père meurent à quelques jours d’intervalle. Son salut, Coltrane le trouve à l’église, où le révérend Warren B Steele lui donne ses premières leçons de saxophone. On ne saluera jamais assez ces églises américaines, berceau du gospel, où de nombreux rockers et jazzmen firent leurs premières classes. Au côté du révérend, Coltrane absorbe les leçons comme une éponge, et sait déjà lire la musique en quelques jours.

Il faut dire qu’une autre découverte l’a encouragé dans sa quête, quand il a repéré une pile de disques de Jazz. Sa curiosité le pousse à écouter un de ces enregistrements, qui n’est autre qu’un album de Count Basie. Plus que la virtuosité harmonique du père du swing atomique, Trane est fasciné par le souffle gracieux du saxophoniste Lester Young. Surnommé président, Lester Young est le père de nombreux saxophonistes, celui qui en soufflant permit à tous les autres de souffler.

Et pour souffler, Coltrane souffle inlassablement. Quand, ne supportant plus les échos de son travail acharné, les voisins parviennent à le réduire au silence, John continue de travailler ses enchainements sans souffler. Au fil de ses entrainements, le jeune Coltrane s’éloigne de la sobriété gracieuse de Lester Young, pour se rapprocher de la virtuosité plus bavarde de Coleman Hawkins. John arrive ensuite à New York, ville où notre futur géant n’est qu’un nain au milieu de titans du bop. Perdu au milieu de ces surhommes , son jeu est juste assez développé pour que Charlie Parker accepte de le laisser jouer avec lui. Surnommé Bird , Parker annonce une nouvelle ère pour le jazz, ses gazouillements gracieux réduisent souvent ses accompagnateurs au silence et impose l’âge d’or du be bop. Déjà là depuis quelques mois, Miles Davis propose au petit nouveau de jammer avec son saxophoniste Sonny Rolllins. Après l’admiration vient le réveil, et celui-ci est brutal. Durant cette improvisation, Sonny Rollins lessive littéralement un Coltrane, qui n’est encore qu’un élève récitant bien ses leçons.

Mais, nous l’avons déjà dit , John avance à pas de géant, qui se retrouve chargé de remplacer Rollins dans le quintet de Miles Davis , quelques mois seulement après son humiliation. Miles supporte d’abord mal ce petit homme timide, qui ose lui demander ce qu’il doit jouer. La réponse de Davis est sans appel : « Si tu es musicien tu dois le savoir ». Si il ne montre pas encore le génie qui sera le sien par la suite, cooking, relaxing , steaming , workin marque la naissance d’une symbiose qui va changer le jazz. Quand Thélonious Monk est témoin du traitement que Miles réserve à Coltrane, il invite le jeune martyr à venir jouer avec lui.

Plus compréhensif, Monk prend le temps d’initier son nouveau saxophoniste pendant plusieurs jours. Chaque matin, le géant du piano lui montre une grille d’accords, et laisse Trane se débattre avec pendant plusieurs heures. Les premiers jours sont frustrant, lorsque le saxophoniste demande à son maitre ce qu’il pense de ce qu’il joue, celui-ci répond inlassablement «  ce n’est pas comme ça qu’on le joue. » Et puis, un beau jour, le visage du Goliath du Jazz s’illumine « ça y est tu l’as ! ». Suit une série de concerts historiques, où nait le génie de Coltrane. Il faut dire que le jeu de Monk est un catalyseur parfait, les blancs qu’il laisse entre les notes sont autant d’espaces où le saxophoniste peut s’épanouir.

Monk a fait naitre Trane , qui assomme Miles quand celui-ci l’embarque à son concert de Newport. Là, le monde entier découvre son phrasé fiévreux, ce flot de notes lumineuses et puissantes. Boosté par la beauté de la plus grande paire de saxophonistes de l’époque (Adderley , Coltrane) , Miles en profite pour lancer l’époque du jazz modal. Mais Trane a déjà la tête ailleurs, et Miles parvient à le retenir un peu en lui offrant un manager. Le deal est simple, le trompettiste offre à son prodige les moyens de s’émanciper, et en échange Trane s’engage à participer aux sessions de kind of blue. Sur ce dernier album du duo Davis/Trane , la symbiose entre la douceur cool du trompettiste et le torrent mystique de son saxophoniste atteint la perfection. Miles Davis aura besoin de plusieurs années pour faire le deuil de ce son lumineux, alors que celui qui restera un de ses musiciens préférés s’envole vers des horizons lointains.

Sorti en 1960 , Geant Steps est le véritable point de départ de la quête Coltranienne. C’est le premier album qu’il compose entièrement, celui où il se retrouve à  la tête d’un double Quartet bouillonnant. Mais surtout, c’est le disque où son jeu ressemble à un lance flamme carbonisant les normes du bop. Ses notes s’enchainent à une cadence effrénée, se bousculent dans de grandes guirlandes lumineuses. Pour encadrer ces courses infernales, Jimmy Cobb martèle ses fûts avec la classe binaire qui fit le sel des premières grandes œuvres de Miles.

Si le virtuose est un homme capable d’enchainer un maximum de notes en un minimum de temps, alors Geant Steps fait de Coltrane le plus grand virtuose de son temps. Sur le morceau titre, ses deux chorus déciment toute concurrence. Quand l’auditeur compte les points , ces deux solos fiévreux dépassent les 540 notes par minutes , alors que le grand Bird n’enchainait  pas plus de 450 notes par minutes. Serrées à ce point, ces notes se collent, s’unissent pour former une broderie somptueuse, le fameux tapis de son. Ce tissus sonore éclatant de beauté, Coltrane ne cessera de l’épaissir, de le redessiner.

Quand ce bouillonnement s’apaise progressivement, quand le blues de cousin mary permet de calmer ses débordements, la détente touche au sublime sur Naima. Femme l’ayant rapproché de dieu, même si il ne se soumettra à aucun dogme, Naima inspire un joyau dont la pureté annonce les futures merveilles de « a love suprem ». Entre temps, deux autres grands disques, my favorite thing et Coltrane sound , poursuivront cette danse à la limite du bop.

Giant step est un album que tout jazzfan doit connaître, le souffle d’un virtuose atteignant le sommet de son art en improvisant sur un bateau qui coule. Ce bateau, c’est le bop, et dès Giant Steps Coltrane semble planer au-dessus de sa carcasse fatiguée.           

lundi 18 janvier 2021

THE SONICS : Introducing the sonics (1967)


J'ai lu que les Sonics n'aimaient pas trop cet album (leur troisième et dernier), notamment le son, pourtant il me semble représentatif de ce que pouvait produire le groupe, un bon aperçu et témoignage sur cette période (le milieu des années 60).
Bien sûr il faut reconnaître que leur premier « Here’s the sonics », sorti en 1965 est un poil meilleur, en tout cas c'est celui qui créera la légende. 

Les Sonics nous viennent de Seattle (tiens donc quelle coïncidence…), ville dont les groupes ont toujours aimé le son brut, et a signé entre 1965 et 1967 trois albums monumentaux après s’être fait connaître par une reprise de « Louie Louie » et un premier 45 tours « the witch » en 1964.
Formé aux débuts des années 60 le groupe a révolutionné le rock mais ne récoltera les fruits que beaucoup plus tard, après sa séparation, dans les années 80 et 90’s.
Les Sonics sont en effet parmi les pionniers du rock garage , parmi les fondateurs de ce style musical avec ce son si particulier : basique et primaire. Mais le garage 60's n'est pas tombé du ciel par la grâce de Dieu, il est une extension,  un prolongement logique du rock'n'roll des années 50, mais plus brut et plus violent.
 
Pour mieux apprécier il faut se remettre dans le contexte de l'époque (1965-1966) ; le rock « moderne » n'en est qu'à ses débuts et était plutôt pauvre au niveau de la diversité , les Beatles font de la pop assez gentille , les Who, les Kinks et les Stones connaissaient tout juste leurs premiers succès (sinon tout le reste était pop acidulé ou rockabilly / rock'n'roll 50's) .

Donc il faut bien avoir en tête que ce qu'ont fait les Sonics personne ou presque ne l'avait fait jusque-là ! On n'avait encore jamais entendu un son aussi basique et électrique à la fois, aussi sale, aussi sauvage.
Un son crade, le groupe reprend ouvertement le côté le plus « sale » du rock’n’roll des années 50, des hurlements légendaires (sur « the witch » et surtout sur le final de « psycho », un must), un son de guitare sale aussi bien pour les intros, la rythmique ou les solos (écoutez par exemple « Like no other man » pour vous faire votre propre idée). Idem pour la batterie, basique et survolté à la fois.
Les Sonics populariseront ce fameux son saturé et garage en trafiquant leurs amplis !
Cela ressemble un peu aux Animals (autre groupe incontournable des 60's) en plus violent, en plus brut et bien sûr en plus garage. Mais la voix de Gerry Roslie est assez proche de celle d’Eric Burdon et on sent l’influence des chanteurs noirs, ceux qui viennent du blues.

Sur ce troisième album les classiques du rock garage sont légions même si l'on sent encore l'influence évidente du rythm'n'blues et rock’n'roll « traditionnel » sur certains morceaux.
Pour moi les meilleurs titres sont « The witch », « Psycho », (ces deux titres sortis en single figurent déjà sur le premier album), « Dirty old man »* (avec son rire de maniaque diabolique en intro !) mais « High time » (et son superbe refrain), « Like no other man » et « I m going home » auraient tout à fait pu devenir des tubes rock des sixties. De même que « I m a rolling stone »,plus cool, dont le clavier n’est pas sans rappeler celui des Doors. Avec « Maintening my cool » on est plus dans un registre soul/ rythm’n’blues/blues rock. 

Quant à la ballade « Love lights » elle est ici presque comme une intruse, ne collant pas trop avec le reste !
La version CD éditée plus tard nous offre en bonus quelques reprises de rock’n’roll (comme de nombreux groupes le faisaient à l’époque) et davantage de saxo (bien utilisé toutefois) pas franchement indispensable mais « Leave my kitten alone » de Little Willie John vaut néanmoins qu’on y prête une oreille.

Et même si on peut aujourd’hui trouver ça un peu « daté » (mais tellement original et moderne pour l’époque) l’ensemble reste très bon et surtout il s’agit d’un moment important de l'histoire du rock, un groupe qui a compté et leur influence sur les Stooges, MC5, White Stripes, le punk, le grunge (Nirvana a souvent cité les Sonics comme inspiration majeure) et tous les groupes "garage rock" de façon générale est indéniable, notamment dans les années 80/90 où ce courant va connaître un nouvel essor et que The Sonics deviendront cultes, le mot n’est pas galvaudé, tant il est évident qu’ils sont les géniaux précurseurs de ce genre.

Car lorsqu'il faudra dépoussiérer les oeuvres majeures de ces années là celles des Sonics, déjà populaires malgré tout dans les années 60, seront largement remises sur le devant de la scène et considérés comme incontournables et le groupe aura alors la place qu'il mérite dans l'histoire du rock jusqu'à devenir "tendance" et entraîner une reformation autour de Roslie et des frères Parypa, dans les années 90 puis en 2008.
Certains considèrent d'ailleurs The Sonics comme le premier groupe proto-punk et en écoutant des titres comme The Witch ou Psycho on ne peut pas leur donner tout à fait tort

* Seulement sur la réédition en CD datant de 1991 de l’album sous le titre de « Maintening my cool »