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vendredi 6 août 2021

Merci Miles

 

Miles c’est d’abord le bebop, swing sacré qu’il apprend sous l’influence de Lester Young. « La vie c’est d’abord une question de style » dira notre trompettiste quelques années plus tard. Or, Lester Young avait tout, à commencer par ce sacré style. Il fallait le voir zigzaguer au milieu des tripots, sa silhouette frêle de génie anorexique emballée dans un manteau trop large. Le vent secouait ce large pardessus comme le drap d’un fantôme, le président errant comme une âme en peine dans les rues malfamées. Il aurait aimé faire partie de ces prostituées et de leur mac, de ces ouvriers et de ces bourgeois venus s’encanailler. Ils vécurent l’un des moments les plus importants du jazz , les début du prez.

Le bebop est né dans des quartiers entièrement voués à la débauche, des rues où chaque enseigne vous proposait d’oublier la dureté de la condition ouvrière dans le jeu, les bras d’une fille, ou à l’aide de spiritueux divers et variés. Mais ne croyez pas que l’on se soûlait comme des sagouins, que l’on s’y dévergondait bruyamment. L’ordre officiel n’entrait pas dans ces maisons, mais un autre veillait au grain. Quand un client manifestait sa joie un peu trop bruyamment, quand un de ces hommes avait l’alcool mauvais au point de casser l’ambiance, il était vite sorti par quelques gorilles. Une fois dehors, les types lui apprenaient la politesse à grands coups de lattes. Les trouble-fêtes pouvaient ensuite s’estimer heureux s'ils ressortaient vivant d’un tel châtiment.

Parfois, la scène de certains de ces clubs était laissée aux voyageurs assez audacieux pour tenter leur chance. Ceux qui s’y risquaient avaient intérêt à savoir jouer, les gérants supportant assez mal qu’un petit branleur vienne cassez les oreilles de la clientèle. Si un prétentieux se mettait à souffler dans son instrument comme un dindon asthmatique, le service d’ordre lui réservait le même sort qu’aux clients indélicats. De ce côté, le président n’avait rien à craindre. Dès que prez montait sur scène, c’est comme s'il enveloppait le public dans ses nuages voluptueux. D’une douceur irrésistible, son phrasé vous coulait dans les oreilles comme un doux nectar sur votre palet.

Ce son-là, Miles allait passer sa vie à se l’approprier, à le transformer au gré de ses lubies. Dès la sortie de Birth of the cool , le grand Miles développait aussi sa capacité à marier les contraires. Lors de son âge d’or, sa sobriété répondait à l’excentricité mystique de Coltrane, la timidité du pianiste Gill Evans obligeait le fougueux Jimmy Cobb à retenir ses coups. Ce que Miles put regretter le groupe de Kind of blue ! Il ne fut jamais aussi désespéré que lorsqu’il fallut trouver un remplaçant à l’irremplaçable Coltrane.

Le monde du jazz cédait alors aux assauts du free et il ne se sentait pas apte à défendre la forteresse bebop. Miles vomissait cette musique sans structure, ce brouhaha où il ne reconnaissait pas l’énergie sacrée du swing. Le jazzman sans structure était pour lui comme un marin sans phare, ce fou d’Ornette Colemann allait emporter le jazz dans son naufrage. Le grand Miles était plus dur à cuir que ces pseudo explorateurs, il trouva une nouvelle voie en flirtant avec un rock que nombre de jazzmen méprisaient. 

Le déclic sera sa rencontre avec Tony Williams, un gamin qui avait déjà la force et la maturité d’un homme. A 17 ans, le petit donnait l’impression d’avoir réussi à maitriser son instrument avant de savoir parler, son jeu puissant ouvrait de nouveaux chemins. Dans le même temps Teo Macero proposa à Miles de venir retirer le pain de la bouche de tous ces rockers ultra populaires. La mutation se fit progressivement, Miles In the Skies proposant un compromis entre la virtuosité du jazz et l’excentricité de la pop anglaise.

Le déclic qui initiera vraiment ce que l’on nomme désormais le jazz fusion, Miles le trouvera en assistant à un concert de Jimi Hendrix. Sous l’influence du voodoo child , il ajouta un peu de funk à son rock en fusion , se rapprocha encore d’un rock de plus en plus dur grâce aux doigts de fée de John Mclaughlin.

Ce mélange de rock , de funk et de jazz , Miles ne cessera d’en augmenter la puissance jusqu’à cette maudite année 1975. Victime de mal de dos, et refusant de monter sur scène dans la peau d’un vieillard fatigué, le grand Miles abandonna alors sa trompette. Il ne la reprendra pas avant 1981, date qui marque une envie de se rapprocher d’une pop de plus en plus moderne. Je ne m’étendrais pas trop sur cette période, ceux que ça intéresse peuvent se diriger vers le dossier du douzième numéro de Rock in progress.

Cette période fut en effet une parenthèse, l’inventeur du cool n’ayant pas réellement renoncé à son swing funky. C’est ainsi que, au crépuscule de sa vie, Prince lui écrivit les titres Jailbait et Penetration , qu’il joue pour la première fois sur la scène du festival jazz à Vienne. Miles a toujours adoré la France , ce pays où la couleur de peau ne compte pas, où tous les hommes naissent et demeurent égaux en droit. En Amérique, on le casait dans des coulisses où vous n’auriez pas fait dormir votre chien, on l’emmenait au poste de police quand il flirtait avec une blanche. En France, il sortait avec Juliette Gréco et discutait avec Jean Paul Sartre, le public l’accueillait comme un demi dieu.

Alors, pour un de ses derniers concerts, il allait offrir à ce pays béni des dieux le récital qu’il mérite. Derrière lui, la batterie moulina comme un cœur farouche, la basse se mit à groover comme le James Brown de Sex machine. La trompette de Miles a de son côté abandonné l’agressivité d’albums tels que Dark magus ou Phaedra , elle gagne en maturité ce qu’elle perd en puissance. Miles joue une nouvelle fois sur les contraires, son souffle zigzague gracieusement au milieu d’un décor foisonnant.

On retrouve sur plusieurs titres le phrasé majestueux de Kind of blue , cette splendeur solennelle , aussi sobre que grandiloquente. Le jazz fusion de ses précédentes années atteint ici une nouvelle forme de perfection, parvient à garder sa richesse en abandonnant son agressivité. C’est une musique faisant le lien entre sa grande époque Coltranienne et son jazz fusion groovy , un au revoir semblant résumer son histoire en quelques minutes.

Trois mois seulement après cette prestation, l’inventeur du cool partit rejoindre ses mentors Charlie Parker et Lester Young. L’histoire retiendra donc qu’il livra sa dernière grande prestation dans notre beau pays. A l’écoute de ces bandes, les spectateurs qui furent présents ce soir-là comme les amateurs de grandes musique n’auront que deux mots à la bouche : Merci Miles !

jeudi 12 novembre 2020

Miles Davis : fin

Le break dure depuis déjà cinq longues années lorsque la musique revient taper à la porte de Miles. Son neveu venait alors de rentrer chez lui avec son premier orchestre, et demandait à son célèbre oncle de jouer avec eux. Durant ces cinq années de retraite notre vétéran n’avait plus touché à sa trompette, qui prenait la poussière sur une table , noble excalibur qu’il croyait enterré pour toujours.  

D’ailleurs , Miles était devenu un spectateur de l’évolution de la musique , qu’il regardait avec un mélange d’amusement et d’exaspération. Le Métal et la pop faisait subir au rock ce que le rock fit subir au jazz. Il ne comprend d’ailleurs pas pourquoi tout le monde met une frontière entre ces deux médiocrités, pour le marketing sans doute. Si l’on regarde bien, ces deux musiques ont en commun d’être immédiatement « consommable » tant l’étendue de leurs sonorités est limitée. En se privant du feeling des grand bluesmen, les métalleux se sont lancés dans un grand concours de violence nihiliste. C’est à celui qui trouvera le son le plus violent, la puissance la plus assourdissante.  En principe, la pop semble faire le contraire, arrondissant les angles pour séduire le plus grand nombre.

Mais la musique n’est pas l’art de l’intensité mais du contraste, ses rythmes et ses montées en puissance sont le canevas de ses plus grandes fresques. Or, la pop et le métal des eighties en sont dénués, leur son est plat comme l’encéphalogramme de la grenouille. De ce côté-là, le rock n’a pas eu de chance en se faisant tuer par une telle médiocrité. Les jazzmen ont subi la même marginalisation , mais leurs meurtriers se nommaient John Lennon , Bob Dylan, ou Keith Richard , ça avait une autre gueule que Osbourne , Dio , et Harris.

On ne détaillera pas trop le bœuf familial que Miles fit avec les amis de son neveu. Ses lèvres ramollies se fatiguaient rapidement, son souffle n’était plus aussi juste, mais ses réflexes n’étaient pas perdus. Tous ces trucs appris tout au long de son parcours étaient encore là , bien en place , et palliaient au manque d’entrainement de son souffle vénéré.

Quelques mois après cette révélation, « the man with an horn » débarque dans les bacs des disquaires, mettant ainsi fin à plusieurs années de silence discographique. Pendant l’enregistrement, Miles a retrouvé son agilité musicale, ses cinq ans de retraite ne l’ont pas rouillé. Plus modernes, les musiciens qui l’entourent le poussent vers des contrées plus pop. Cette mise à jour tourne malheureusement au fiasco sur le morceau titre, qui ronronne comme un tube de Procol harum.

Prélude au désastreux « you’re under arrest » , le morceau titre plonge pour la première fois Miles dans la médiocrité qu’il fut si habile à subvertir. Si notre homme a su donner un vernis lumineux au rock et au funk, la pop dégouline sur sa musique en une diarrhée visqueuse. Les fans peuvent tout de même se rassurer avec le reste de l’album.

Revenu de ses explorations free , leur trompettiste favori déploie son souffle encore timide dans une jungle moins touffue. On peut voir dans ses chorus nonchalants, dans ce free qui coule désormais comme une cascade dorée, une réunion de ce qu’il est et de ce qu’il fut. Certains passages donnent l’impression que ses parrains disparus fêtent son retour dans un grand slow free.

Si il n’est pas parfait, « the man with an horn » contient tout de même assez de beauté pour être surnommé « rebirth of the cool ».

Après le retour mitigé de « the man with an horn » , Miles reprend les choses à zéro. Plus intimiste que les stades d’Osaka, la petite salle de Boston, qui accueille son retour, lui permet de reprendre contact avec son public. Sorti sous le titre « we want Miles » , le concert nous replonge dans la jungle funky que Miles ne cesse de réinventer depuis les années 70. On entre toutefois dans un univers plus rassurant et tranquille que ceux de Angharta et Pangoea. La trompette revient enfin colorer généreusement des décors moins agités, elle chorusse avec la classe de ses jeunes années. Rajeuni par ce retour inespéré, Miles se trémousse au rythme de ses chorus somptueux. Nouveau monument poussiéreux au milieu de cette fête funky, « my man’s gone now » le ramène à l’époque de ces grandes compositions orchestrales. Quelques minutes plus tard, c’est l’ambiance du Milton qui ressuscite à travers une perle écrite en 1958. A mi-chemin entre ses dernières inventions, et un passé dont il ne peut se défaire, we want miles semble transformer son auteur en grand musée du jazz. Avec cet album , les amateurs d’avant-garde durent rester sur leur faim , les autres furent rassurés de constater que le temps n’a pas émoussé le swing Milesien.

La composition c’est comme le vélo , ça ne s’oublie pas. Pour Miles , ce processus est instinctif. Son cerveau se gorge de sons et de mélodies , qu’il met en forme tel une grande manufacture musicale. Pendant ses années d’exil, son usine interne s’est mise en hibernation, et il aura fallu un album et quelques concerts pour la réveiller. Pour créer il ne faut penser qu’à ça, et nourrir son cerveau des nutriments qui feront grandir son œuvre. Voilà pourquoi, après quelques tours de chauffe, Star People marque le véritable retour aux affaires de son auteur.

Ce disque est d’abord le fruit de la rencontre entre Miles et John Scotfield. Le guitariste ravira bientôt les derniers amateurs de rock , lors d’un concert mythique en compagnie de Gov’t mule. Pour Miles , il forme un duo révolutionnaire avec Mike Stern. Aussi épris de blues que de jazz , Scotfield développe un jeu plus incisif et économe, qui astique les chromes des rythmes funky. Ecoutez ses solos dans les passages les plus apaisés, c’est le feeling sacré de Hooker , BB king et autres clochards célestes.

Gill Evans a la lourde tâche d’élaborer un plan permettant à la trompette de Miles de s’harmoniser avec ce feeling venu de Chicago. Après que l’orchestre ait fini de jammer Gill emporte les bandes chez lui , et passe des heures à réécouter les solos. A force d’écoutes attentives , il parvient à transformer ces chorus en grandes harmonies guitares / sax. Le chef d’orchestre n’a plus qu’à ponctuer les harmonies concoctées par Evans.

Mon âme de rocker me fera toujours préférer ces moments où , comme pour ne pas gêner le blues de son guitariste , la rythmique funky se tait pour le laisser exprimer son spleen. Il faut tout de même avouer que , si l’on avait gardé que ces moments glorieux , ce disque aurait sonné comme une chute de studio de l’Allman brothers band. Il faut donc saluer un synthé encore swinguant, qui danse sur le rythme dans une pop exigeante et légère. Il ne faut pas non plus oublier speak , ce slow voluptueux, qui montre que l’ombre de Coltrane plane encore sur l’œuvre de Miles. A la production Téo Macero met de l’ordre dans le génie de son poulain pour la dernière fois.

Son travail est encore irréprochable, une production claire comme une vitre neuve, à travers laquelle les compositions rayonnent comme une nuée d’étoiles. 

Sur une pochette sombre, notre parrain du jazz affiche une mine grave. Sa trompette en guise de mitraillette, Miles laisse désormais les basses œuvres synthétiques au claviériste Robert Irving. Les sifflements de ce claviériste, alliés à une production très moderne, font entrer le jazz dans les eighties.

Dans l’ensemble, Decoy est dans la lignée de Star People, la guitare plus anguleuse astiquant des chromes aux formes plus arrondies. Ce son plus soft montre l’intérêt que Miles porte à la pop moderne. Si Decoy est encore nourri par le duel entre la rythmique funk et le feeling bluesy de Scotfield, certains passages rappellent presque les soufflés mal gonflés de Supertramp. Vieux leader ramolli, Miles semble parfois tomber dans la facilité d’une pop décadente. On peut encore se rassurer en savourant ses chorus, qui sont enfin revenus au sommet de leur swing nonchalant, mais la médiocrité de l’époque commence à poindre derrière ce chant sublime.

Nous y voilà , celui qui a toujours su sublimer son époque se vautre dans sa guimauve puante. Au départ, Miles voulait réarranger quelques succès à la mode. Dans cette liste d’étrons à transformer en or, on retrouvait entre autre le human nature de toto , et time after time de Cindy Lauper. Les premières séances avancent bien, le groupe faisant tranquillement couler sa daube dans une diarrhée répugnante.  Sans doute écœuré par le grand égout musical qu’est devenu son orchestre, Miles doit interrompre les séances pour soigner sa santé déclinante.

A son retour, il change totalement de plan, et John Mclaughlin revient croiser le fer avec John Scotfield. On ne saura jamais quelle folie a poussé notre trompettiste à se soumettre à la médiocrité du top 40 , mais il est déjà trop tard pour reculer. Les dernières compositions viennent donc se greffer aux reprises précédemment enregistrées, et you’re under arrest débarque dans les bacs des disquaires. Sali par la fange pop des premiers titres, le swing de l’orchestre fond comme une guimauve. You’re under arrest est sans doute le disque le plus lamentable de la grande carrière de Miles. En intro, la voix de la pin-up sting annonçait déjà le désastre. C’est un disque à la mode produit par un homme dont l’œuvre demeurait intemporelle, un fruit pourri dans un panier de pommes dorées.

Après ce fiasco, Miles décolle pour le Danemark. Le pays souhaite lui remettre un prix pour honorer l’ensemble de sa carrière. Les prix sont la dernière médaille du travail des artistes qui s’étiolent. Al Pacino a eu l’oscar pour son rôle dans un mélodrame cul cul , Iggy Pop reçut le titre de chevalier des arts et lettres au moment où il baragouinait ses chansons françaises , mais ces loques artistiques attendrissaient toujours des milliers de vieux nostalgiques.

Pour Miles , cet enterrement sera le théâtre de sa dernière renaissance. Pour son arrivée, l’orchestre de la radio Danoise a composé une longue suite symphonique, qu’il joue face au maître. Cette grande pièce montée redonne à Miles le goût des grandes suites épiques. Cette grandiloquence, il l’avait aimé à travers les compositions des grands musiciens classiques, avant de la réadapter sur Porgy and Bess et Sketches of Spain. Lorsque vient le dernier morceau, il ne peut s’empêcher de chorusser au milieu de cette symphonie honorant son parcours. La première graine de sa dernière grande œuvre vient ainsi d’être plantée.

Quelques jours après l’évènement, Miles retourne au Danemark,  où il a réservé un studio. Il se met alors à réadapter le requiem que ce pays lui a composé. Ramené à plus de mesure par cet objectif impressionnant, sa trompette retrouve la douceur de la grande époque. Gardien de la modernité de cette musique, les claviers passent d’atmosphères solennelles proches des messes d’in a silen way , à un swing robotique.

De passage dans la ville John Mclaughlin apporte son toucher hypnotique à cette symphonie futuriste. Intitulée Aura, cette pièce montée rachète tous les errements l’ayant précédé.  On renoue ici avec les grandes symphonies modernes écrites par Gill Evans , la froideur synthétique remplaçant la chaleur de ses décors espagnols.

Mais Columbia ne s’intéresse plus à son vieux jazzman , et traine à publier ce chef d’œuvre. Ecœuré par un tel mépris, Miles trouve refuge chez Warner, mettant ainsi fin à une collaboration de plus de 30 ans. Il signe ensuite une poignée d’albums honorables, sans atteindre le niveau d’Aura , que Columbia finit par publier en 1989.

Moins de trois ans plus tard, le souffle qui a fasciné des générations s’éteint. Certains hommes ont une vie si riche , que la mort doit regretter d’emporter de tels géants. Alors que ses contemporains n’ont pas survécu à leurs excès , Miles est resté pendant plus de trente ans le musicien le plus inventif du 20e siècle .           

 

mercredi 11 novembre 2020

Miles Davis 14

 Entre temps , Miles est de retour au Philarmonic Hall de New York. La ville fut son berceau artistique, le foyer dans lequel il a grandi musicalement. La grosse pomme savoura la beauté de son jazz modal, avant d’être assommée par la perfection du quintet contenant le duo Shorter / Hancock. Ce soir, le trompettiste lui présente les premiers extraits de ce qui deviendra on the corner.

 En remplaçant Mcclaughlin par Carlos Garnett et Régis Lucas , Miles a commis une erreur fatale. Notre homme ne veut plus de guitar hero emmenant son orchestre dans une grande chevauchée sanguinaire. Le coté plus expérimental de l’album qu’il est en train d’enregistrer exige des musiciens plus disciplinés, qui ne sortent pas du cadre qu’on leur a dessiné. Résultat, les deux guitaristes se contentent d’entretenir un groove rudimentaire, ils suivent un beat binaire sans vie et agaçant. Réduit lui aussi à une sobriété mortifère, le saxophoniste semble ressasser éternellement le même chorus.

En voulant maintenir son orchestre sur la rythmique formant la base de son premier album, Miles le cloue au sol. Si l’échec de ce concert doit beaucoup à sa paire de guitaristes vaguement Hendrixiens, c’est l’ensemble de son orchestre qui se contente de ce-rase motte vaguement funky. La pédale wawa de Garnett tente bien de donner un peu de vie à ces gargouillements endormis, mais c’est comme faire du bouche à bouche à un cadavre.

Sortie sous le titre « Miles Davis in concert » , cette prestation montre un trompettiste enfermé dans sa rigueur castratrice. Sans surprise, les fans de rythm n blues fuiront ces gargouillements lourdauds , et les jazzfan ne supporteront pas ce brouhaha sans feeling. Les deux ont raison , et l’échec de ce concert a sans doute déteint sur le plus abouti on the corner.

« J’ai encore besoin de toi pour le concert au Carnegie Hall »

Après son travail sur on the corner , David Liebman avait juré qu’on ne l’y reprendrait plus. Il n’appréciait pas tellement cette vision abstraite de la musique, ce chaos où chaque musicien part dans son délire. Mais il a entendu le résultat des sessions de « on the corner » , et ses hésitations lui ont paru ridicules. Il n’est toujours pas fan de cette musique folle, mais il est conscient que c’est la voie du futur.

«  Je ne suis pas fan de ta musique , mais il faut avouer qu’il se passe quelque chose avec cet orchestre. »

C’est avec ces mots que David Liebman se jette aveuglément dans le bain free d’un orchestre épuré. Depuis son passage au Philarmonic Hall de New York , Miles a compris que ses musiciens avait besoin de plus de liberté. Il leur a donc libéré de l’espace, en disant adieu à son « salon indien », et en s’occupant lui-même des rares interventions du clavier.

Débarrassé de ces serpents à sonnettes, AL Foster martèle ses fûts avec la violence sauvage d’un gorille funky. En écho à ce martellement menaçant, les percussionnistes entretiennent un groove tribal. Issu du blues, Pete Cosey revisite l’héritage bouillant d’Hendrix, balance des riffs en forme de mantras acides.

Grand frelon au milieu de cette ruche menaçante, Liebman envoie ses chorus comme autant de dards perçant cette masse groovy. Le dernier jour, Azard Lawrence vient insuffler un peu de spiritualité à cette jungle hostile. Le concert paraît sous le titre grand magus , et fait totalement oublier les piteuses expérimentations l’ayant précédé.

Avec ce live , Miles perpétue son travail de subversion de la culture pop. Si l’on sent, à travers les transes les plus électriques, un hommage évident à l’œuvre Hendrixienne , les musiciens semblent visiter les terres qu’il n’a pas eu le temps de découvrir. On sait que notre trompettiste prévoyait d’enregistrer un disque avec l’enfant Voodoo , mais le grand Jimi s’est brulé les ailes avant que le projet n’aboutisse. L’ombre du dieu de la six cordes plane sur ces improvisations foisonnantes , comme si son esprit s’exprimait à travers ce magma free.

Le meilleur hommage que l’on pouvait rendre à Hendrix , c’était de partir de son œuvre pour aller plus loin , et Miles semble être le seul à y parvenir.

Après la sortie de grand magus , le vaisseau ultra free jazz de Miles se pose à Osaka. La ville Japonaise est presque une métaphore de la musique que Miles joue ce soir-là. Grande ville commerçante, c’est un vaste champ d’immeubles ultra modernes, au milieu desquels trône le somptueux châteaux d’Osaka.  

 Construit au seizième siècle, sous le règne des grands shoguns, le monument semble avoir été déposé là par des martiens revenant d’un grand voyage dans le temps. Ses buildings ultra modernes, Miles les construit à grands coups de rythmes épileptiques. Plus tribales que jamais, les percussions voient leurs échos amplifiés par les tremblements agressifs d’un clavier en pleine convulsion. Là dessus, la guitare rugit et lâche de grandes morsures stridentes. Bête sauvage planquée dans un groove touffu, elle tue enfin le fantôme d’Hendrix dans des chorus effrayants.

Au milieu de cette jungle, Miles fait furieusement penser à Sun Ra guidant sa secte solaire vers des univers inconnus. Sa trompette électrique siffle comme un gigantesque boa chassant au milieu de cette jungle menaçante. Peu emballé par cette avant-garde sauvage, David Liebman a été remplacé par Sonny Fortune.

Loin des gazouillements de son prédécesseur, Sonny est un des derniers mohicans bop tentant de s’épanouir dans cette hostilité free. Si il se fait souvent submergé par le tsunami électrique de ses collègues , les quelques interventions de l’alto ont le charme nostalgique du vénérable château d’Osaka. Comme pourrait le dire un philosophe japonais, une musique reniant son passé est aussi fragile qu’un aveugle sans son chien.

Après un second concert à Osaka, Miles sent le poids des années faire plier son corps d’athlète. Lui le sportif accompli, le trompettiste au souffle inépuisable, le gladiateur du jazz relâchant la pression des tournées en honorant la gueuse locale , paie la note de son incroyable vie.  Certains soirs, sa démarche est moins souple, ses articulations endolories limitent son souffle divin.

Or, si il y’a bien un sentiment que Miles refuse de susciter, c’est la pitié. Il ne sera jamais comme certains de ces notables de la musique, qui n’en finissent plus de crever , et promènent leur sénilité de grabataire devant des foules attendries. Alors, sentant l’inévitable déclin de sa mortelle carcasse, Miles décide de se retirer du monde de la musique.           

samedi 7 novembre 2020

Miles Davis 13


Pour rester à la pointe de l’avant-garde , Miles récupère désormais les futurs rénovateurs du jazz. C’est ainsi que Chick Corea et Dave Holland , qui révolutionneront bientôt le mouvement free au sein du quartet circle , intègrent son orchestre. Le trompettiste les a choisis pour leur capacité à improviser à partir de rien, à transformer l’imprévu en accident génial. Le nouveau quintet , qui enregistre ce live evil , partage cette capacité à sublimer l’imprévu.

Le Fender Rode de Keith Jarett dysfonctionne ? Il transforme son sifflement atmosphérique en interlude spatial sur funky tonk. Cette inventivité donna lieu à un vaste débat : face à de tels alchimistes les coupages de Teo Macero étaient-ils nécessaires ? Certains estiment que le producteur a abusé du scalpel, coupant les digressions trop longues, dans le but de respecter le format 33 tours. Beaucoup de critiques sont de grands enfants , ils réclament toujours ce que l’on a refusé de leur donner. C’est le même problème avec Berlin de Lou Reed , the sun moon and herb de Dr John , et autres albums doubles devenus simples après l’intervention de certains producteurs.

Concernant live evil , ces jérémiades capricieuses sont vite balayées par la fraîcheur de cette musique. John Mclaughlin est de nouveau invité à se joindre à ces alchimistes du free, qu’il lance sur les rails fumant de son boogie funk. Si vous trouvez déjà cette ouverture tonitruante, si vos oreilles s’affolent face à cette vague groove, dites vous que ce n’est qu’une mise en bouche.

La suite est un festival ininterrompu d’éruptions électriques, une avalanche de notes à peine apaisées par quelques rêveries atmosphériques.  Et c’est là que Teo Macero est essentiel, ses coupages empêchent l’oreille de s’endormir sur de potentielles longueurs. En taillant ainsi dans cette masse copieuse, le producteur ne garde que le nerf de cette grande charge groovy. De cette manière, l’éruption à laquelle on assiste ne souffre d’aucune faiblesse, l’auditeur est secoué en permanence par cette avalanche de notes charnelles. 

Devoir de mémoire et appât du gain oblige, l’intégralité des enregistrements ayant donné naissance à cet album seront finalement publiés dans un coffret luxueux. Leur écoute donne l’impression de retrouver le premier manuscrit de ce qui devait devenir un grand roman. C’est lourd, indigeste, et ça casse un peu la magie de l’œuvre achevée. Mais la rigueur maniaque de certains psychopathes était enfin rassasiée. En un mot comme en mille, on ne conseillera jamais assez aux fans de Miles de se contenter de ce live evil tel qu’il fut publié en 1972.

 Mesdames et Messieurs, nous arrivons maintenant face à un des plus gros ratés de l’histoire. Lorsque l’échec commercial d’On the Corner a été annoncé, des cadres auraient dû perdre leur poste, certains auraient dû changer de métier, c’est le minimum quand on s’est rendu coupable d’une telle erreur de jugement.

Revenons-en au fait. Nous sommes en 1972 et, alors que live evil vient de sortir, Miles Davis a renoué ses liens avec Paul Buckmaster. Violoncelliste de formation classique, Buckmaster gagne sa vie en se mettant au service d’un rock progressif en plein âge d’or.                                          

Lors des rencontres entre les deux hommes , Buckmaster initie Miles à la musique de Stokhausen. Pionnier de l’électronique, ce compositeur a fait du hasard une véritable méthode de composition. Pour ses premières œuvres, il choisissait une série d’indications vagues, qu’il donnait à un musicien placé dans une « cellule musicale ». En plus de ces abstractions sonores, Miles cherche à mettre sa musique à la portée des jeunes fans de rock et de rythm n blues. Il conçoit ainsi un scénario capable de faire cohabiter abstractions électroniques et groove funk rock.

Pour cela, Miles convoque dans le chaos le plus complet un orchestre composé de trois claviers, quatre guitares, plusieurs batteurs, et une section de percussionnistes. Pour épicer le tout, il rajoute ce qu’il appelle son « salon indien », c’est-à-dire une poignée de musiciens maniant sitars et tablas.

Mis dans une situation inconfortable , l’orchestre ainsi créé s’éloigne rapidement des compositions que Buckmaster a préparées pour l’occasion. La section rythmique et les guitares tissent un groove irrésistible et fiévreux , pendant que la section électronique noie son stress dans des expérimentations délirantes. 

Convoqué à la dernière minute alors qu’il était dans la salle d’attente de son docteur, le saxophoniste David Liebman doit jouer sans casque. Alors qu’il ne peut entendre ce que le reste de l’orchestre joue, on lui envoie juste le son d’une section rythmique incroyablement discontinue, et on lui annonce que sa note majeure sera le mi bémol.

Le musicien s’exécute, et c’est encore Teo Maceiro qui doit coller les pièces du grand puzzle que Miles vient de concocter. Il fait encore un travail fabuleux, et parvient à fusionner l’avant-garde la plus pointue et le groove le plus séduisant. Les rythmes discontinus et les ambiances électro indiennes lavent le funk de ses tics prévisibles. En échange, le groove de la section rythmique nous permet d’admirer les délires les plus abstraits.

Au milieu de ça, notre saxophoniste incapable d’entendre ses partenaires joue comme si sa cécité avait éveillé son sixième sens. Débarrassé de l’obligation de suivre le troupeau, ses chorus déchirants répondent de façon surréaliste à un synthé qu’il n’entendait pas, dans un grandiose dialogue de sourd.

On the corner est un disque destiné à une jeunesse avide de pop aventureuse et de rythm n blues , mais Columbia n’a rien compris. Comme unique promotion, la maison de disque envoie l’album à quelques radios spécialisées dans le jazz. Le public réactionnaire de ces stations ne comprenant rien à ce délire éléctro/ funk , l’album fait un bide.

 

Quelques semaines plus tard, Herbie Hancock sort head hunter. Le disque est si proche d’on the corner , qu’il semble sorti du même moule. Sauf que sa maison de disque fait preuve de plus de discernement, et diffuse l’album sur des stations dédiées au rock et au rythm n blues. Résultat , toute une jeunesse se précipite sur l’album , qui fait un carton. A l’époque, la seule réaction des cadres de Columbia aurait été de se dire « C’était donc ça ! »           

 

                                                                                                                          

Miles Davis 12


Après ce long intermède en studio, revenons quelques mois en arrière. Nous sommes en 1970, quelques jours avant la sortie de Bitches Brew, dans le mythique Fillmore. Ceux qui me lisent régulièrement doivent se dire que cette salle de San Francisco est un passage obligé dans beaucoup de mes articles. Cette salle était, pour le rock, le lieu où naissent les légendes. Lors de son passage, Miles a le charisme du dernier mohican jazz au milieu de sauvages rockers. Il est le dernier jazzman populaire, celui qui a su absorber le cancer du rock pour renforcer son œuvre.

Refusant de servir d’introduction à Steve Miller , Miles Davis arrive volontairement en retard , obligeant ainsi son successeur à monter sur scène avant lui. La première fois, le gérant de la salle est furieux. Connu pour son caractère bien trempé, Bill Graham est connu pour avoir traité Jagger de « petit con », après que celui-ci ait refusé de faire un rappel. Heureusement, quand le trompettiste prend place, sa colère disparait instantanément.                                     

Faire une avant-première de Bitches Brew est impossible, les couleurs électroniques de Teo Macero sont impossibles à reproduire sur scène, et aucune partition n’a été écrite. L’orchestre de Miles n’est plus une entité monolithique voguant vers des terres inconnues, mais une tribu de musiciens où chacun nourrit les délires abstraits de l’autre.

Le clavier bourdonne comme un frelon métallique, la trompette et la batterie envoient leurs chorus comme des boules de peinture explosant sur le mur de l’avant-garde. Cette grande toile pleine de lumineuses taches sonores dessine des paysages proches de la magic city de Sun Ra. Imaginez la surprise de ces rockers, se prenant en pleine face les délires synthético jazz du trompettiste mystique. A côté de ce qu’ils entendent, même les Mothers of invention méritent de se renommer Mother of conservation. C’est que Miles a repris l’inventivité de leur rock chéri, et le subvertit dans une électro jazz futuriste.

Pour se mettre les sauvages qui constituent le public dans la poche, le Quintet laisse Mclaughlin s’épanouir sur le boogie funky « Willie Nelson ». Bill Graham est ravi, ce spectacle a des airs de bataille historique. Après cette prestation, Miles ne lâche plus notre colosse de la trompette. 

Depuis sa dernière prestation, le fillmore a déménagé au Roseland Balroom, mais a gardé son grandiose attirail sonore et lumineux. Le light show crée une bulle marécageuse, à travers laquelle percent les ombres des musiciens, telles des âmes voodoo. Pour percer le mur du son créé par ses virtuoses électriques, Miles a remplacé Wayne Shorter par le saxophoniste Steve Grossman.

 L’orchestre entre entièrement dans le bain du free , détruisant toute les barrières imposées par son propre répertoire. Les morceaux mutent , fondent , et se mêlent dans une grande transe électro jazz. On pense encore à l’arkestra , tant ces nouveaux mages du free créent un gigantesque trou noir , qui absorbe l’esprit de l’auditeur . Secoué par des claviers délirants, le saxophone perce cette masse synthétique  dans une série de déchainements épileptiques.

 D’abord disponible uniquement au Japon, ce concert est sorti en 2003 sous le titre in fillmore west. Les enregistrements montrent un groupe qui emmène le jazz dans le cosmos, une folie qui rend les expérimentations psychédéliques vulgaires.

Pour prendre la mesure du génie de ces cosmonautes du jazz, il faut rappeler que l’oreillette n’existait pas. Assourdi par la puissance sonore de la section électrique de l’orchestre, chaque musicien était comme enfermé dans sa bulle synthétique, sans pouvoir entendre ce que les autres jouaient.  

Revenons encore un peu en arrière , en 1969 , année du festival de Woodstock , et surtout de celui de l’isle de Wight. Il ne faut pas oublier que c’est la première édition de ce grand concert anglais , mis en place en 1968 , qui a inspiré son petit frère yankee. Un an plus tard , alors que les «  quelques jours de paix et de musique » viennent de s’achever , la seconde édition de l’isle de Wight fait pâlir les hippies. Le festival de l’isle de Wight , c’est la grande musique débarrassée de l’idéologie niaise des bisounours amerloques , un récital qui dépasse largement les quelques fulgurances du tas de boue peace and love. Un jour , l’histoire rendra justice à ce véritable « festival du siècle ».

Quand le présentateur demande à Miles ce qu’il compte jouer , celui-ci répond « appelle ça comme tu veux ». Le maitre a lâché son répertoire historique , et ses concerts sont de grands pots-pourris, où l’on reconnait quelques bribes de ce qui deviendra bitches brew. Pour diriger son orchestre , Miles se contentait d’indiquer quelques notes . Capté par la sensibilité infaillible de ses chauves-souris virtuoses, ce signal met en branle une machine folle.

Hommes de la pampa , les musiciens évoluent dans cette forêt sonore avec l’égalité des grands fauves. Le rythme binaire s’enroule parfois autour de la rythmique binaire , somptueux boa enlaçant un arbre rempli de lumineuses vermines. Les musiciens évoluent entre ces cimes avec l’agilité des grands fauves, la souplesse d’écureuils sautant d’arbre en arbre.  Derrières les cimes de ces grands arbres , se cachent l’ombre de celui qui a planté la première graine.

Après avoir enfermé ses délires dans un carcan bop , Miles cède, s’inspire enfin du free d’Ornett Colemann. Dans le contexte de ce festival, ce qui aurait pu être vu comme un aveu de faiblesse devient une autre preuve du génie Milesien. Gigantesque éponge plongée dans un océan free , notre trompettiste a bu son abstraction jusqu’à la dernière goutte , et la renvoie dans un torrent d’harmonie dissonante. Clou du spectacle, Mclaughlin rejoint le groupe le dernier soir , et remet l’orchestre sur les rails fumant de son boogie électrique.   

 

 

Miles Davis 11


 «  Le rock , c’est la rencontre d’une voix et d’une guitare. »

Si on suit cette réflexion de Philippe Manœuvre , alors le jazz rock serait la rencontre d’une guitare et d’une trompette. Le prog étant en réalité l’enfant d’un rock charognard, qui grossit en se nourrissant des cadavres fumants de ses prédécesseurs pour grandir, le jazz rock n’est que le cri rageur d’une musique qui refuse de se laisser manger.

Aussi novateur soit-il, le mellotron ne reproduira jamais la chaleur d’une bonne paire de cuivres. Future gloire de la guitare, John Mclaughlin gagne ici son titre de Chuck Berry du jazz. Les accords du guitariste dessinent des décors envoûtants , son ouverture sur peacefull emporte l’auditeur dans un monde sans peine et sans douleur , où trompette et claviers entretiennent son Eden musical.

Miles a enregistré in a silent way comme Scorcese dirige ses acteurs, en laissant le hasard se manifester grâce à ses directives volontairement vagues. Pour créer une base de travail, il invite plusieurs claviers, qui commencent à jouer une version synthétique de so what et flamenco sketches. Progressivement, l’orchestre gomme toute trace de son modèle, noie ses références sous une nouvelle œuvre. Tel Frank Zappa, Teo Maceiro réarrange les bandes issues de cette transe musicale, les badigeonne de ses couleurs électroniques.

Sur Ssh et Peacefull , il isole les solos de Miles et Mclaughlin , et les colle en ouverture et fermeture des titres. Pour enfermer un peu plus l’auditeur dans ce paradis artificiel , la basse ne joue plus qu’une note hypnotique, et Tony Williams crée un mantra délirant en frappant sa cymbale sur un rythme en spirale acide.

Ce martellement, c’est le compte à rebours faisant décoller votre esprit dans un univers qu’il ne veut plus quitter. La nappe synthétique colore ce paradis artificiel, les chorus de guitares et trompettes rendent accro à cette héroïne sonore. In a silent way est un disque qui vous absorbe avec une facilité déconcertante, un rêve mélodieux qui marque à vie tout mélomane digne de ce nom.

De Brian Eno à Tangerine Dream , de King Crimson à Yes , nombreux sont ceux qui tenteront de reproduire les décors enchantés de cette voie silencieuse.  

John Mclaughlin fut choisi dès le départ pour son lien avec le rock. Proche du batteur de Cream, le guitariste permettait au rock de soigner un peu l’ainé que son succès fulgurant a failli tuer. La seule trace de la lutte qui opposa rock et jazz se situe dans le film « jazz on a summer day ». Voyant d’un mauvais œil le swing bestial de Chuck Berry, les jazzmen jouant avec lui enchaînent les cassures rythmiques , comme autant de couteaux plantés dans le dos de ce César rock. Ce soir-là, le grand Chuck ne flanchera pas, parvenant à effectuer une prestation honorable malgré les flèches lancées par ses assaillants.  

Le rock a donc tenu, et ses œuvres furent autant de métastases dorées rongeant le corps du jazz. Monk est en perdition, et Coltrane et Parker sont morts. Les survivants sont totalement écrasés par l’inventivité de Dylan , des Beatles , et autres symboles immortels de l’âge d’or du rock.

C’est dans ce contexte que John Mclaughlin rencontre Jimi Hendrix , avec qui il jamme pendant des heures. De cette longue rencontre ne subsiste qu’une demi-heure d’enregistrement, document précieux montrant l’enfant voodoo bénissant un de ses disciples. Alors que son guitariste se frotte au génie Hendrixien , Miles met fin à un quintet trop soudé pour suivre son virage expérimental.

L’époque n’est plus celle des beboppeurs reliés par une symbiose télépathique. Au contraire, à l’image d’Hendrix les musiciens ressemblent de plus en plus à des funambules dansant sur un fil tendu entre deux falaises. Parfois, le génie de ces demi-dieux leur permet de garder l’équilibre, mais il arrive que leur folie les précipite dans le gouffre. Plusieurs témoins racontent ces soirs où, perdu dans une transe qui refuse de décoller, Hendrix s’agite au milieu de la scène comme une bête prise dans une trappe.

Bitches Brew a été produit sur le même modèle hasardeux, l’orchestre attaquant le bastion du rock avec la spontanéité sauvage des barbares anéantissant les derniers vestiges de l’empire romain. Miles a bien demandé des renforts pour consolider une rythmique dépassée par les assauts de musiciens sanguinaires, mais c’était comme retenir un tsunami avec une barricade en bois.  

Teo Macero attend donc la fin de ce déferlement sanguinaire, et construit un superbe mausolée à partir d’enregistrements encore chauds. Le producteur récupère les boucles jouées en interlude , ou au détour d’un long solo , et en fait la charpente de compositions en forme de transes sauvages. Une fois cette matière ordonnée, il trempe le tout dans un bain électronique plus corsé que celui d’in a silent way.  A la douceur apaisante du précèdent album , Bitches brew ajoute une énergie sanglante à faire pâlir le guitariste ayant influencé cette sauvagerie.

La guitare se lance sur une rythmique de locomotive, part dans un boogie rock électrique d’une efficacité imparable. Attiré par cette énergie, Miles vient s’encanailler sur ce rock orgiaque. Sous son influence, le riff se complexifie, le boogie se met à groover comme Sly Stone et Ike Turner. Quand elle entend les bandes de l’album  «  a tribute to Jack Johnson » , Columbia n’est pas emballé.

Celle qui avait tant souhaité que son jazzman se modernise se plaint désormais de ne plus reconnaitre sa transe mystique. Elle ne comprenait pas l’intérêt de cette pop de prolo, de ce boogie endiablé à mi-chemin entre Status Quo et Sly Stone.

Comme son nom l’indique, A tribute to Jack Johnson est un hommage au premier champion des poids lourds noir. Entre 1908 et 1915 , Johnson fut celui à travers lequel les noirs cassaient la gueule de cette saloperie de racisme américain. Il fallait donc une musique qui ait la force de ses uppercuts, un groove aussi agile que son jeu de jambe. Tout comme on ne rend pas hommage à une danseuse sur un rythme balourd, on ne rend pas hommage à un boxeur en jouant des berceuses.

Cette référence était aussi l’occasion de radicaliser le virage pris sur bitches brew , de montrer une bonne fois pour toute que le meilleur groupe de rock du monde était un orchestre de jazz. Et quoi de mieux pour ça que de badigeonner le tout de funk, cette musique que le disco n’a jamais réussi à blanchir ? 

Alors Miles récupère la groove machine de James Brown , superbe rail électrique sur lequel roule son boogie jazz. Toujours adepte du bricolage d’enregistrement , Teo Macero récupère le riff de say it loud , que Mclaughlin avait offert à Sly Stone, et le fait tourner en boucle. Il obtient ainsi un groove prodigieux, la superbe barrière que le jazz ne peut franchir sans se renier. Conscient qu’une autre page de sa carrière se tourne ici, Miles part dans un fiévreux chorus, comme si l’électricité de ses collègues nourrissait son souffle dévastateur. Malgré le peu de soutien publicitaire de sa maison de disque , a tribute to Robert Johnson devient une des plus grosses ventes de son auteur.   

dimanche 1 novembre 2020

Miles Davis 10


 
« Bon les gars il faut vous moderniser ! On n’est en 1968 pas en 1949 ! »

Le producteur de Columbia est furieux , sa maison de disque ne supporte plus de gagner si peu d’argent en entretenant les décombres du jazz. Ce type ne pouvait comprendre que, depuis Miles Smiles , son quintet avait atteint une symbiose hors du temps. Non, ce cochon de capitaliste ne pensait qu’à se gaver grâce à l’âge d’or du rock.

D’ailleurs, pour appuyer son propos, il ne tarde pas à citer la Liverpool aux œufs d’or.

«  Vous ne pouvez même plus regarder les rockers de haut, ils sont devenus aussi inventifs que vous. Vous avez écoutez sergent Pepper ? C’est le genre d’œuvre qui définit une époque , la « musique classique moderne . Si vous ne faites rien, ces quatre génies entreront dans l’histoire, et on vous enterrera comme les symboles d’une époque révolue. »

Si Miles a toujours eu un certain mépris pour ces petits blancs pillant la musique noire, sans pouvoir réellement la copier, les Beatles représentaient autre chose. Après avoir démarré leur carrière sur une sorte de rockabilly aseptisé,  le groupe a fait du rock un grand laboratoire. 

Convaincu qu’il faut en effet tenter de se rapprocher de cet inventivité, Miles incite Herbie Hancock à se mettre sérieusement au clavier, et convoque fréquemment un guitariste. Pour se rapprocher de la pop beatlesienne , le groupe commence par laisser tourner les bandes en permanence, captant ainsi une énorme matière à travailler. Le producteur coupe ensuite dans cette masse mal dégrossi, réorganise les bandes comme un George Martin du jazz.

Sur les passages les plus rêveurs, le synthétiseur plane au-dessus de la mélodie, comme un nuage venu des terres de Canterbury. Difficile de ne pas penser aux futures délires jazzy des contemporains de Soft machine, alors que Herbie Hancock flirte avec les terres grises et roses que visitera Caravan.  

Entre ces réadaptations swinguantes de la pop blanche, Miles ramène tout le monde au berceau du groove. Magma funky , stuff oblige Ron Carter à utiliser une basse électrique pour suivre cette machine à rythmes bouillonnants. On tient ici les prémices d’une grande fusion des musiques noires, une force venue d’Afrique que Sly Stone ne tardera pas à incarner. 

Les structures découvrent une nouvelle arithmétique musicale, le jazz s’encanaille en suivant la guitare électrique de George Benson. Sur Miles in the Sky l’inventivité du quintet est décuplée par un travail de production remarquable. En plus de son travail de réarrangement des bandes, Teo Macero a fait en sorte que la basse soit clairement audible. Comme l’explique Miles dans son autobiographie «  Si tu entends la basse, tu peux entendre tous les instruments. »

Miles in the sky est donc la première rencontre entre la pop et le jazz Milesien, la symphonie noire de la pop occidentale. Le titre de l’album rend d’ailleurs hommage à « lucy in the sky with diamond » le tube issu de sergent pepper and lonely heart club band.

« Ecoute un peu ça , ce type fait à la guitare ce que tu fais à la trompette. »                                                                                                                      

C’est ainsi que Betty Mabry , chanteuse et nouvelle muse de Miles , lui fait découvrir Jimi Hendrix.

Sur la platine, « are you experience » résonne comme la récupération d’une musique noire pillée par une génération de blancs becs. Hendrix a le feeling des grands anciens , une virtuosité à mi chemin entre l’énergie désespérée des bluesmen vagabonds , et la finesse musicale des grands du bop. Avec lui, on tenait la preuve que la musique pouvait se réinventer sans se renier, que ce groove originel pouvait muter sans mourir. Encore une fois, la pop tentera de récupérer l’enfant Voodoo, sans pouvoir reproduire autre chose qu’une vague puissance bavarde. Cette musique fait un carton parce que tout le monde sait qu’elle mourra avec son auteur. 

Une fois le disque terminé, alors que les échos agressifs de l’expérience bourdonnent encore dans sa tête, sa muse lance le second choc.

«  C’est le premier album de Sly and the family stones , à côté d’eux James Brown sonne comme Sinatra. ». Quand l’aiguille touche le précieux sillon, la fusion qu’il venait d’expérimenter sur Miles in the sky lui sautait littéralement au visage. Plus que n’importe quel artiste, les groupes multiraciaux tels que Sly and the family stone et l’expérience incarnaient la destruction des barrières ségrégationnistes par la culture. Le mélange de jazz rock et funk de sly stone était une bombe groovy secouant l’Amérique raciste. 

Quelques jours après ces deux découvertes, le manager d’Hendrix contacte Miles Davis.

Le guitariste élevé au rang de dieu vivant l’admire et souhaite le rencontrer. Quand les deux hommes se rejoignent , le voodoo child commence par lui déclarer son admiration pour kind of blue , éternel symbole de son œuvre. Il est fasciné par le tapis sonore déployé par Coltrane, qui l’a d’ailleurs inspiré pour certains de ses solos. Quant à la trompette , chacune de ses intervention sonne pour lui comme un riff de guitare. On ne sait pas si, ce jour-là , les deux géants ont mesuré leur force dans un bœuf homérique , mais la rencontre va marquer le son de Miles. Les deux hommes prévoyaient d’enregistrer un disque ensemble , mais l’enfant voodoo se brûlera les ailes avant de pouvoir effectuer cet enregistrement historique.

Toujours animé par la découverte de Sly et sa rencontre avec Hendrix, notre trompettiste se précipite en studio pour incérer l’inspiration de ces deux génies à son œuvre. Il compose la quasi intégralité de fille de killimanjaro , avec l’aide de Bill Evans. Plus groovy que jamais, son quintet rend hommage à James Brown sur le fiévreux « frolon brun ».

Miles prend ensuite comme base les premières notes de wind cry mary , qu’il noie dans la mélodie mystique de madame Mabry . Le grand Jimi lui a redonné le goût des mid tempos spirituels , certains passages plongeant le vénéré kind of blue dans un revigorant bain électrique. Plus qu’une confirmation du virage annoncé sur Miles in the sky , fille de Killimanjaro fait partie d’une série de classiques ramenant la musique au berceau du swing. Et, pour Miles, ce retour aux sources, cette fusion des splendeurs venues d’Afrique, ne fait que commencer.           

 

  

jeudi 29 octobre 2020

Miles Davis 9


Entre deux concerts , Miles revient en studio pour cueillir les fruits sacrés d’une inventivité sans limites. Sorti en 1967 , sorcerer ne présente qu’une infime partie de ce qu’il a enregistré. Ces titres , contrairement à ceux de son prédécesseur , ne sont pas le résultat de jams folles. Auparavant, après des mois de réclamation, les musiciens ont enfin convaincu leur patron de mettre de côté les classiques joués des dizaines de fois. Selon eux ,
  ces classiques constituaient un carcan qui bridait leur inventivité.

Miles refusa pendant des années de mettre de côté les classiques de kind of blues et autres sketches of spain. Pour lui, si le public souhaitait entendre une composition, il devait la jouer. Pour éviter de les fossiliser, Miles réinventait ses standards à chaque nouvelle interprétation , redonnant ainsi une nouvelle vie à de vieux meubles somptueux. C’était la philosophie des géants du bop, partir d’une base connue et vénérée pour s’égarer sur des sentiers inconnus.

Les séances de Miles Smiles ont montré qu’il était temps de changer de méthode, de renouveler complétement ce sang usé. La scène devient ainsi un laboratoire, où le groupe teste sa cohésion, en naviguant à vue sur des compositions toutes neuves. C’est ainsi qu’est véritablement né sorcerer , ce qui nous fait regretter de ne pas avoir assister à sa lente mise en place.

Après avoir préparé ces titres devant une foule médusée, le quintet maîtrise parfaitement chaque titre lors de son arrivé en studio. Sorcerer est donc plus apaisé, débarrassé de tout débordement brouillon. Les prises de risques sont toujours là, le saxophone moelleux de Ron Carter semble toujours dessiner des formes surréalistes, mais on sent que ce risque est calculé.

Si Miles Smiles était le rugissement d’une grande machine à swing s’ébrouant avec une énergie sauvage et incontrôlée, Nefertiti donne le même sentiment qu’un acrobate virevoltant au-dessus d’un filet. On a tout de même droit à de la haute voltige, les emportements de Limbo annonçant l’arrivée de l’électricité dans le jazz Milesien. Sorcerer est aussi le disque d’un groupe devenu si énorme, que Miles peine à contenir sa formidable créativité.

Sur les six titres composant l’album, Miles n’en compose qu’un, et sa trompette féerique ne s’épanouit réellement que sur le bien nommé sorcerer. Pendant son absence, le duo Hancock/ Shorter forme un véritable marteau de diamant cognant sur l’enclume du bop , pour tailler de grandes sculptures de swing cristallin. Sorcerer est un disque où chaque musicien vient combler les trous lumineux laissés par l’autre, un four bouillonnant où les échos de notes sur le point de s’éteindre fusionnent dans un feeling nonchalant.

Si la sculpture qui résulte de cette fusion ne se dessine pas sous nos yeux, si l’on sent que nos architectes sonores arrivent avec des plans bien définis, le résultat est tout de même assez grandiose pour que l’on s’attarde sur ses splendeurs.

Issu des mêmes séances, Nefertiti  sort quelques mois seulement après son prédécesseur. Fasciné par les compositions et les trouvailles rythmiques de Tony Williams , Miles passe tout son temps libre à immortaliser les découvertes testées en concert. Si Miles smiles était un disque explosif, sorcerer une œuvre soigneusement sculptée, Nefertiti redéfinit les rôles de chaque musicien. La batterie s’emporte régulièrement dans de grands chorus, explose le rythme dans une rage dévastatrice.                                                           

Williams ne guide plus,  il développe une énergie brutale , ses battements sont une force torrentielle déchainant les éléments. Emporté par ce tsunami , Miles ne joue plus en sourdine , ses chorus bondissent sur le rythme , comme un vieux fauve luttant pour rester maître de son clan.

Même les notes de Hancock se font plus incisives, comme une pluie battante annonçant l’orage. La tempête est arrivée sans prévenir, l’introduction ayant la sérénité des crépuscules d’été. Le piano de Hancock était clair comme la rosée du matin, les instruments s’étiraient dans un coton accueillant.

Puis les instruments se sont déréglés dans un chaos fascinant, les musiciens assumant désormais que leur symbiose parfaite leur permettait de se défaire de tout repère. Entre chaque solo, la rythmique de pinochio est le ciment qui permet à cette formidable tour de Pise de ne pas s’effondrer. Après avoir enfermé le free dans son carcan bop, Miles crée une musique qui ridiculise sa soi-disant liberté, montre au free que quatre musiciens soudés iront toujours plus loin qu’une somme d’individualités égoïstes.

Destruction virtuose de tous ses repères jazzistiques , dynamite réduisant sa vieille rigueur en poussière, Nefertiti balaie du même coup toutes les définitions hâtives que l’on pourrait coller au jazz. Sur la pochette de l’album, Miles apparaît comme un dieu à la peau cuivrée, canonisé par son plus grand quintet , sa trompette sonne comme le grondement de Zeus menaçant les hommes du sommet de son Olympe.

Le dernier épisode des séances ayant donné naissance à Nefertiti et sorcerer  ne paraît que des années plus tard , en 1976, alors que cet orchestre est dissous depuis bien longtemps. A l’époque de la sortie de water babies, les auditeurs distraits n’ont pas dû comprendre pourquoi leur trompettiste revenait si brutalement au bop novateur des années Hancock/ Shorter.

Contrairement aux apparences , water babies n’est pas seulement une aumône envoyée à des fans affamés par plusieurs mois de silence. La valse qui ouvre l’album est une véritable ruche , que chaque musicien fait grandir à coup de chorus inspirés. Sur les trois premiers titres , le quintet célèbre les dernières heures de son bop solaire. On retrouve ainsi le grand dérèglement initié sur nefertiti, les musiciens deviennent une nouvelle fois un monstre brûlant incendiant le jazz à coup d’éruptions majestueuses. Les cuivres s’étirent dans un récipient si large et souple, que les parois rythmiques se fondent dans ce liquide divin. Comme pour dire au revoir à une époque qui ne renaîtra plus, le piano adoucit les notes d’une basse gardienne du swing bop.

Après avoir salué ce qu’il fut, la seconde face du disque montre un groupe inventant son avenir. Les instruments traditionnels ne suffisaient plus pour restituer les grandes visions de ce quintet chamanique, les claviers ont donc fait leur grande entrée. On trouve ici la confirmation de ce qui sera initié sur fille de kilimanjaro , avant de s’épanouir sur l’electro jazz d’in a silent way .

Mais , avant d’en arriver là , Miles avait encore un peu de chemin à faire.                  

Miles Davis 8



Quand ce n’est pas sa musique qui s’étiole, sa vie privée prend l’eau comme le radeau de la méduse perdu en pleine mer. Ne supportant sans doute pas le rythme incessant de ses tournées , France délaisse son trompettiste, qui se réfugie dans la poudre blanche pour oublier sa déesse noire. Paranoiaque et nerveux , il sait qu’il ne pourra pas être au niveau de son groupe , surtout avec cette coke qui lui embrume le cerveau et aspire son souffle. Mais Columbia insiste pour que son poulain honore son engagement à Chicago . Les jazzmen n’étant pas égaux aux rockers, il suffit à la maison de disque de menacer de baisser ses royalties, pour que Miles cède.

Dos au mur, il maintient finalement son concert à Chicago , ville sulfureuse où jazz et blues se côtoyèrent au milieu des coupe-gorges. Dans certains quartiers, on se souvient encore de Monk donnant quelques leçons à un musicien lunaire, qui deviendra bientôt Sun Ra. Quelques mètres plus loin, les vagabonds christiques du blues inoculaient les germes du virus magnifique qui allait grignoter le jazz. Chicago est la Mecque de la musique noire, son atmosphère sulfureuse a nourri les premières traces du free jazz, et inspiré le boom boom sacré des grands bluesmen.

Ce symbole ne suffit pas à réveiller Miles, qui pourrait presque ranger sa trompette dans les poches creusées sous ses yeux. Ce soir-là, il a l’allure hagarde d’un Charlie Parker en fin de parcours, le profil pathétique de ses pères noyés dans leurs tourments. Heureusement pour lui, le quintet qui a illuminé ESP n’a rien perdu de sa symbiose télépathique, et son swing est le tuteur qui maintient Miles debout. Le trompettiste a toujours agi comme une digue, il était le gardien interdisant à ses otages de dépasser les limites du bop.      

Ce soir à Chicago , il ne peut plus retenir quoi que ce soit , et ses musiciens brisent sa digue fragilisée à grands coups d’improvisations explosives. Les standards de son répertoire ne sont alors qu’une base , un vague repère qu’il faut dépasser. Libéré de la peur de se perdre, l’orchestre plonge dans sa brume rythmique, noie la faiblesse de son trompettiste dans sa buée épaisse.

Goliath du beat, Tony Williams est un cœur qui palpite et s’apaise, lance la charge et s’emballe dans sa chevauchée héroïque. Si Miles hait le free, ses musiciens s’y vautrent avec une joie trop longtemps contenue. Au milieu de ce déluge, Miles chorusse modestement, sa sobriété sonne ici comme un aveu d’impuissance. Notre homme sait reconnaitre le génie quand il l’entend, il sait percevoir ces moments historiques qu’il ne faut pas troubler. Ce soir, son orchestre écrit la bible du jazz moderne,  crée une grande gélatine éblouissante, qui nourrira des générations de musiciens. Son addiction a beau embrumer son cerveau, le trompettiste sonné ne peut s’empêcher d’absorber cette matière divine comme une éponge à swing. 

Après ce show dont il fut autant le spectateur que l’acteur, Miles se réfugie de nouveau chez son père. Ce retour aux sources devient un réflexe, dès que la drogue menace de l’amener auprès de son défunt parrain Charlie Parker. Là, il se soigne de la façon la plus radicale, et passe des jours complétement cold turkey ( en manque). Sans aucune assistance, Miles subit les tourments d’un corps réclamant son poison, baigne son lit de sueurs froides.

Il faut une volonté exceptionnelle pour résister à l’appel d’un tel vice , mais Miles sera un des rares jazzmen à y parvenir. Dès que ses tourments s’apaisent, il travaille son jeu comme il ne l’a plus travaillé depuis des années. Ses musiciens l’ont eux mêmes incités à travailler plus, mais il pensait que cette discipline freinerait son inventivité lors des improvisations.

Lors de l’émergence du free, il s’est calfeutré dans le bunker rassurant d’un bop plus ou moins modal. La dernière fois que Miles fut à la pointe de l’avant-garde, c’était sur Kind of blue , un disque qui a déjà 6 ans. Si il ne voulait pas devenir un autre gardien du musée poussiéreux du jazz, il devait dépoussiérer son souffle mystique.

Quand il entre de nouveau en studio , c’est avec une inventivité et un souffle décuplés par la joie de découvrir une nouvelle voie. Sorti en 1966, Miles Smile n’est pas l’acte de soumission d’un vieux briscard désireux de rester dans le coup. C’est au contraire un Etna capable de faire passer n’importe quelle explosion free pour une gadoue bouillonnante.

Le free est une épée qui plane au-dessus de la tête de notre trompettiste, depuis qu’Ornette Coleman en a aiguisé le tranchant. Au lieu de jouer sur le même terrain que les sagouins brouillons qui tentent de le détrôner, Miles a trouvé un carcan assez souple pour donner forme à ce fluide. D’abord, il enregistre avec la spontanéité qui fit naître , cookin , steaming , working , relaxin , quintet d’albums mythiques, qui sert de maître étalon à chacune de ses nouvelles œuvres. Sans surprises , son orchestre retrouve ainsi sa symbiose parfaite , et ne tarde pas à faire monter un magma qui menace de le submerger.

Mais le travail acharné de Miles a porté ses fruits , et notre homme ne se prend que deux fois les pieds dans son tapis doré , avant d’enregistrer Mile’s  Smile d’une traite. Il a assoupli son carcan sonore, et le duo basse batterie forme une paroi donnant forme à la gélatine free produite par les improvisations. Le disque démarre en fanfare, les cuivres explosent et éparpillent leurs débris de swing, avant que la rythmique ne cadre rapidement cette force abrasive.

Les cuivres de orbits sont comme une nuée de piranhas tentant de briser les parois de leur aquarium. Puis vient la composition de Miles, circle , où l’on retrouve le charme de sa trompette mystique et sensuelle. La mélodie du maestro semble jouer une autre partition que les notes cristallines d’Herbie Hancock , elles forment pourtant un breuvage auditif sublimé par le calice somptueux forgé par le duo basse / batterie.    

La suite sera une série d’éruptions jazzistiques chirurgicales, un magma de swing guidé par des parois en fusion. Au contact de ce brulant liquide, le récipient prend une nouvelle forme sans se percer, le rythme ondule comme un serpent ardent. Cette musique est si riche que rien ne peut la contenir, ses formes s’enchaînent si vite que notre cerveau ne peut s’en imprégner.

Alors l’auditeur est condamné à redécouvrir ces splendeurs à chaque écoute, son cerveau ne pouvant mémoriser la moindre mélodie. D’ailleurs, ne sachant pas que le  micro n’est pas éteint, Miles lance à son producteur «  Teo rejoue nous ça ». On sent son sourire à travers sa voix sereine. Conservé à la fin de l’album, sa requête admirative semble nous inciter à écouter Miles smiles encore et encore, dans l’espoir de capturer un peu de sa beauté fuyante.         

samedi 24 octobre 2020

Miles Davis 7

 


Le compte rendu du live au Philarmonic hall , que j’ai évoqué précédemment , était en réalité tronqué. Non seulement l’orchestre de Miles n’a pas joué que des ballades , mais il a parfois atteint la puissance de son live à Antibes. Publiés ensemble, les deux facettes de cette prestation auraient ressemblé aux deux parties d’un documentaire austère. Four and more et my funny valentine forment donc deux œuvres indépendantes, qui représentent les deux facettes du nouveau quintet.

Le tri opéré sur les deux disques grandit chaque titre, qui se retrouve ainsi imbriqué dans une œuvre unique. Four and more met surtout en lumière un saxophoniste qui était jusque-là caché par la virtuosité de ses collègues , le grand George Colemann. Ecrasé par ses partenaires sur les albums précédents, l’homme devait en plus subir les railleries d’un chef qui n’appréciait pas sa discipline scolaire. Tous les jours, Colemann répétait pendant des heures, reproduisant certaines partitions jusqu’à ce que le génie de leur auteur pénètre son ADN musical. A chaque fois qu’il le voyait faire, Miles ne pouvait s’empêcher de lui lancer un agressif : « je ne te paie pas pour ça ».

Il faut rappeler que Milestone fut improvisé à 80 % , Miles ayant juste griffonné un semblant de partition derrière des tickets de métro. Vous imaginez la concentration et le génie qu’il a fallu à ses précédents musiciens pour bâtir un chef d’œuvre à partir de plans aussi vagues. Enregistrer avec Miles, c’était comme tenter de traverser l’atlantique dans une barque et sans boussole, le trompettiste tenait à laisser ses musiciens dans ce flou. Pour lui, une cohésion devait sortir de ce manque de repère, la seule façon de s’en sortir était d’écouter les autres jouer et de s’adapter à eux.

Colemann , lui, avait besoin de se créer ses propres repères , de façonner des réflexes capables de le tirer de n’importe quelle situation. Four and More lui permet pour la première et unique fois de montrer le résultat de son travail acharné. A chaque chorus, son souffle vertigineux plane entre les battements de la batterie, comme un aigle zigzaguant entre des sommets vertigineux. Notre intello du sax a fini par trouver le secret du feeling Milesien, et recrache sa découverte avec une justesse millimétrée.

Chacune de ses notes sonnent comme une évidence, ses chorus sont d’une pureté sans reproche. Tout dans cette prestation est juste, presque trop d’ailleurs. En travaillant à ce point, Colemann sonne comme une bande préenregistrée, qu’un ingénieur activerait au moment opportun. On salue la perfection de la prestation, mais il manque le petit accident de parcours, la folie qui fait dévier un morceau vers des sonorités inattendues.

Le public est comme une jeune fille, il ne supporte pas de sentir les efforts que l’on fait pour le séduire. Alors il applaudit poliment, puis se tait pour apprécier cette brillante dissertation musicale. A défaut d’être réellement magique, Colemann fut tout de même brillant, et four and more rend justice à cet honorable rocky du swing.

Après la sortie de ce live, Miles décide tout de même de changer de saxophoniste. On lui propose Eric Dolphy , humble free jazzeux qui perpétue la révolution lancée par Ornette Colemann. Mais Miles a besoin d’un saxophoniste capable de pousser ses compositions plus loin , pas d’un sagouin vomissant sur son bebop révolutionnaire. C’est donc Sam Rivers qui est choisi, son parcours dans la grande histoire du bop rassure le trompettiste.

Miles ne sait pas que, si les musiciens sont approximativement du même âge, Rivers est beaucoup plus sensible aux nouveautés free jazz. Qu’importe, le trompettiste pense avoir enfin trouver son équilibre musical , et emmène ce nouveau quintet à Tokyo.

Lors de son arrivée, le pays de Kurosawa va assister au combat sans merci de deux avant-gardes . Le duel entre free et bop sera sanglant, et Miles s’imposera comme un leader aussi redoutable que le grand Toshiro Mifune dans le château de l’araignée. Miles a vite compris que son saxophoniste était un vendu à la solde de la racaille free jazz, et qu’il devait imposer son autorité pour maintenir le saint bebop. Cette fois, il ne s’éclipse plus lorsque ses collègues s’embarquent dans de grandes improvisations. La présence du trompettiste pendant les envolées rythmiques incite ses musiciens à plus de retenue, chaque dépassement du cadre bebop serait vu comme un péché mortel.

Alors la section rythmique ménage ses effets , entretient les espaces entre lesquels Rivers peut placer ses improvisations bavardes. Généreuse ponctuation , la trompette de Miles sont les barrières qui donnent au quintet son swing , elles empêchent Rivers d’emporter cette musique dans les eaux troubles d’une musique que l’on dit « libre ». Alors à l’image de « so what » , les titres sont joués avec une rigueur de métronome , les formes musicales sont gravées avec l’assurance d’un Rodin en train de sculpter son penseur.                                                                        

Un orchestre de Jazz est une dictature, elle ne peut marcher que comme cela. Ce soir-là, Miles a imposé un cadre qui a permis à une erreur de casting de ne pas devenir une erreur de parcours. Live in Tokyo peut paraître un peu scolaire par rapport aux deux feux d’artifice précédents , mais sa rigueur est un nouveau coup porté à une époque qui boude de plus en plus les structures musicales trop affirmées. N’ayant pas trouvé sa place dans une formation qu’il n’aurait pas dû intégrer, Sam Rivers quitte le groupe dès la fin de cette prestation honorable.

Qu’importe, cette fois Miles sait qu’il a trouvé le saxophoniste qu’il cherchait depuis le départ de Coltrane. Cela fait quatre ans qu’il attend que Wayne Shorter quitte enfin les Jazz Messenger d’Art Blakey, si bien que trois musiciens ont dû assurer l’intérim. Mais cette fois, Shorter accepte de le rejoindre, et la sauce prend rapidement entre ce nouveau-venu et le noyau dur de son quintet                                                                       

Wayne est comme Miles , un poète du jazz , qui joue peu pour laisser ses échos se mélanger en une symphonie brumeuse. Pour eux , un musicien ne doit pas jouer tout le temps. Si la mélodie ne nécessite que trois notes , ces musiciens joueront ces trois notes là , et pas une de plus. Miles n’est d’ailleurs jamais aussi bon que quand il ménage ses effets, et ce saxophoniste va lui permettre de perpétuer le culte de la sobriété qui fait sa grandeur.

A Berlin , le duo Shorter Davis montre pour la première fois son feeling minimaliste. Les chorus ne mitraillent pas, ils s’étirent, chaque note s’éteignant lentement avant qu’une autre ne perpétue son écho. La rythmique swing avec la même force sauvage , mais les cuivres planent au dessus de cette pampa comme deux perroquets aux couleurs majestueuses. Chaque titre est comme sublimé par ce renouveau du cool, cette symbiose où chacun s’épanouit sans éclipser les autres.

Eternel témoin de la grandeur des quintets Milesiens , so what étire son beat binaire , dans une improvisation où Herbie Hancock réinvente le swing atomique de Count Basie. Le clou du spectacle est planté avec Walkin , désintégration du feeling bop par la seule force du souffle Milesien. Après cette prestation, il est urgent de retourner en studio.

« Tenez Monsieur Miles. »

Wayne Shorter apporte à son patron les quatre compositions qui formeront le noyau dur du prochain album. Celui si met fin à des années de rejet des studios. Il a fallu tout ce temps pour que l’auteur de Milestone avale la trahison de « quiet night » , et accepte de retourner en studio. Pour se protéger des rapaces , le trompettiste a trouvé refuge à Los Angeles , où les sessions débutent.

Dès le début , Miles sent qu’il doit beaucoup à son saxophoniste , dont les partitions renouent avec une grandeur qu’il semblait avoir perdue. C’est comme si, à force de jouer tous les classiques de son leader , le saxophoniste avait trouvé les clefs du feeling milesien , et permettait à ses collègues d’entrer dans ce temple. 

Ses compositions chaleureuse renouent avec la beauté bienfaisante de kind of blue. Il est impressionnant de constater à quel point les autres musiciens se sont adaptés à ces compositions modales. Chacun d’eux sonne comme une partie d’une rutilante machine à swing, ils atteignent la même sagesse  collective que le duo Aderley/Coltrane  concentré sur la mélodie de flamenco sketches.

Alors que son quintet atteint une symbiose impressionnante, Miles annonce les changements à venir. Premier pavé dans la mare, les rythmes funky de eighty one annonce les premières éruptions d’un jazz en fusion. Cette nouvelle orientation mettra encore quelques années à se confirmer et, en attendant, le disque sort sous le titre ESP. Le titre veut dire Extra sensorie perception . C’est l’expression de la reconnaissance d’un Miles qui a enfin retrouvé la symbiose sans laquelle son génie étouffe.