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lundi 18 janvier 2021

Tangerine Dream : Exit et White Eagle


Après le fiasco de Tangram, Tangerine Dream est choisi pour produire la bande son de thief , le premier thriller de Michael Mann. Le réalisateur permet au groupe de participer aux séances de production. Tangerine dream visionne donc les premières scènes du long métrage, et sélectionne celles qu’il préfère. Le groupe peut ainsi se concentrer sur sa sélection, afin de composer une bande son plus cohérente. Mais le manque de temps l’oblige à piocher dans ses fonds de tiroir , qui n’étaient pas bien remplis depuis quelques mois.

La bande son de thief est donc la compilation de rebus des séances précédentes, auxquelles le groupe ajoute quelques compositions bâclées. Perdu dans le monde de Michael Mann, Tangerine dream ne parvient pas à retrouver la splendeur mystérieuse de ses grandes œuvres. Caricaturale à l’extrême, la musique qu’il produit ici est aussi ridiculement kitsch que ce que Vangelis enregistra pour illustrer Blade Runner. Si la réadaptation cinématographique du classique de Philip K Dick est devenue un classique, ce n’est certainement pas grâce aux gargouillements insipides du musicien grec.

Blade Runner et thief montrent que les musiciens d’avant-garde ne sont pas fait pour le cinéma. Piégés par le réalisme des images, ils se caricaturent pour coller à l’œuvre qu’ils illustrent, ou pour éviter de faire fuir les spectateurs les moins ouverts. Parue sous le simple nom de thief , la bande originale de Tangerine dream est la pire production du groupe . Il fallait bien que ces musiciens touchent le fond pour remonter de façon spectaculaire.

Sorti de cet échec, Tangerine dream enregistre exit , un disque révolutionnaire qui parvient enfin à redéfinir son son. Arrivé au studio, chaque musicien commence par composer de son côté. Les musiciens se retrouvent ensuite avec six titres, qu’ils retravaillent collectivement. Pour unir cette diversité de sons et de rythmes, Tangerine dream décide de tout miser sur les synthétiseurs modernes. Edgard Froese abandonne donc la guitare, et ses claviers donnent des mélodies d’une noirceur inquiétante et nostalgique. Le mellotron n’est utilisé qu’à doses homéopathiques, afin de ne pas troubler la noirceur de ce nouveau tableau sonore. Ce mellotron , autrefois maître des éclaircies et crépuscules de décors bouleversants , se contente désormais de brèves séquences répétées dans un tourbillon mélodique.

Tangerine dream ne cherche plus à faire rêver mais à séduire et son équipement moderne donne naissance à un de ses disques les plus accessibles. Si exit est composé de six titres assez courts, leur homogénéité est telle, qu’ils peuvent être considérés comme les six mouvements d’une superbe pièce instrumentale. Seul chant de l’album , kiew mission est une prière pour la paix sur fond de douceur mystique. Les percussions insufflent un peu de vie à ce recueillement, avant que le synthé ne s’essouffle lentement, tel un homme quittant ce monde avec le calme de celui qui a bien vécu.

Pilot of purple twilight pose un décor figé et glacial, où les sifflements du synthé dessinent de somptueuses aurores boréales. Court, mais très pesant et intense, ce titre nous plonge dans une apathie nostalgique, d’où chorozon s’empresse de nous sortir. Ce troisième titre bénéficie d’une batterie dont le synthé accentue le pilonnement , la folie d’une rythmique galopante peut ainsi nous empêcher de nous morfondre sur cette superbe mélodie.  

Vient ensuite le morceau titre, grande couleuvre dévoilant ses beautés en enroulant sa mélodie autour des battements du séquenceur. Pour suivre les contorsions de cette branche souple, ce reptile musical change progressivement de forme. On est ainsi absorbé par cette mélodie mutant au fil du temps, tout en restant incroyablement cohérente. Exit est un disque où Tangerine dream parvient enfin à se vendre sans se renier.

La relative brièveté des titres, ainsi que la douceur de ces bonbons mélodieux, permet au groupe d’entrer de plein pied dans les eighties. Malgré sa noirceur, network 23 développe d’ailleurs un rythme dansant taillé pour le top 40.  Aussi accessible qu’ambitieux, exit est un rayon de lumière dans un océan de médiocrité.

Après la sortie d’exit , Hollywood convoque une nouvelle fois Tangerine dream, qui produit la bande son de the soldier. Sorti en 1982 , the soldier est une sorte de James Bond en plus féroce. Relativement ignoré lors de sa sortie, le seul intérêt de ce film réside dans la prestation du grand Klaus Kinski. Du côté de la bande son , Tangerine dream effectue un travail aussi désespérément anecdotique que ses précédentes prestations hollywoodiennes. Aussi ratés soient-ils , les travaux que le groupe effectua pour le cinéma semble décupler sa popularité.

En 1981, leur tournée européenne est prolongée avec une série de 17 concerts en Angleterre. En guise d’apothéose de cette tournée triomphale, le groupe retrouve son Allemagne natale pour un grand concert devant le reichstag de Berlin.

Revenu de ce triomphe, Tangerine dream accepte d’enregistrer la bande son de la série télévisée tator. Sorti en single , le titre devient vite un hit , et reste à ce jour le plus grand succès du trio. Surpris par ce succès inattendu, Tangerine dream s’empresse d’affirmer que ce titre n’a rien à voir avec la musique plus « sérieuse » qu’il souhaite produire. Edgard Froese enfonce le clou , en affirmant que ce single enregistré en trois heures est très éloigné des ambitions musicales du groupe.

Ces mêmes ambitions apparaissent en 1981, sur l’album white eagle, qui tue tout espoir de réhabilitation inattendue. Si tangram contenait encore quelques bons moments, si exit pouvait laisser espérer un avenir radieux, white eagle apparait comme l’acte de décès de Tangerine dream. Ceux qui inventèrent tant de mondes parallèles sont devenus des caricatures de leurs plus grandes années. En voulant rester dans le coup, Tangerine dream inonde white eagle de synthés stériles , sifflements privés de l’inspiration géniale d’exit.  De ces bruitages ne nait aucune émotion , aucune vision, comme si tout ce qui sortait de ces machines ne pouvait qu’être géniale.

Et voilà bien un point sur lequel le groupe est encore précurseur, mais d’une bien triste façon. En triturant ses touches comme un aveugle tâtonnant à l’aide d’une canne, Tangerine dream affirme que la modernité prime sur la réflexion , idée que la musique électronique promouvra ridiculement. Les titres ne sont plus que des séries de bruitages privés de sens, et sur lesquels le groupe colle de vagues concepts fumeux. Mojave nous est ainsi présenté comme une ballade dans le désert mojave , mais son écoute s’avère aussi pénible que de le traverser sans moyen de se rafraichir.  La seule chose que cette agglomération de bruitage pourrait vaguement évoquer , c’est un nanar de science-fiction du niveau de starship trooper.

Les fans les plus dévots pourront toujours calquer leurs délires sur cette bouillie mécanique , cela ne les empêchera pas d’abandonner l’album après quelques écoutes. La vérité est que, à force de produire des bandes son sans âme, Tangerine dream ne sait plus rien faire d’autre.

Ce qui était l’élite de l’avant-garde allemande est devenu une machine à produire des fonds sonores. Certaines musiques d’ambiances procurent plus d’émotions que white eagle et ses successeurs, comme si Tangerine dream n’avait fait que s’éteindre lentement après le départ de Baumann. On évitera donc de suivre plus longtemps cette longue décadence, pour ne retenir que ces dix années où le groupe ne touchait plus terre.             

Tangerine Dream : Tangram

 Le 31 janvier 1980 est une date historique, c’est le jour où le rock allemand traversa le rideau de fer. Plongé dans une grande lutte pour l’hégémonie mondiale contre les Etats unis, l’URSS a longtemps vu le rock comme un suppôt de l’impérialisme américain. Grâce à la magie d’internet, on peut aujourd’hui consulter les listes des groupes interdits chez les soviets. Cela n’empêchera pas Che Guevara d’écouter les Beatles entre deux guérillas, mais le petit peuple ne trouvera ses albums des Stones que sur les marchés noirs.

Avant son concert à Berlin-est, Tangerine dream passa plusieurs semaines à chercher un nouveau claviériste. Un ingénieur du son leur recommande finalement Johannes Shmoelling , qui vient de produire la musique de la pièce « play death , destruction , and Détroit », du compositeur d’avant-garde Robert Wilson. Froese a vu cette pièce, et a apprécié le travail sonore de Shmoelling. De son coté, celui qui aurait pu continuer une carrière tranquille pour le théâtre souhaite se concentrer sur sa carrière musicale, il ne tarde donc pas à rejoindre Tangerine dream. La nouvelle formation embarque pour le « palast del republik » , théâtre de sa première percée à Berlin-est.

Au fond de la scène, le groupe diffuse des images inspirées par le Don Quichotte de Cervantes. Le piano caresse délicatement la sensibilité des trois mille spectateurs présents ce soir-là , pendant que Shmoeling dessine ce qui restera la plus belle intro de sa carrière. Le piano et le synthé s’unissent dans une rêverie mélodieuse , la basse ponctuant furtivement leur songe harmonieux. Dans ce Don Quichotte part one , l’incohérence des notes forment une harmonie schizophrène.

La rythmique charge comme le chevalier fou lancé à l’assaut des moulins à vent. Pour structurer ce récit hallucinant, le séquenceur impose sa lourde ponctuation robotique. Soutenues par une structure aussi solide, les harmonies virevoltent autour de ces piliers, comme des lucioles excités. La seconde partie de ce concert tricote un electro rock puissant , un progressisme froid aussi tripant que Tago mago.

Contrairement à Can , Tangerine dream ne doit pas ses mélodies hypnotiques à quelques notes primaires répétées dans un tourbillon hypnotique. Le groupe d’Edgard Froese fait oublier le réel en construisant d’imposantes cathédrales sonores. C’est cette architecture complexe qui fait planer le public berlinois, qui en oublie la prison dans laquelle il étouffe.

Ce 31 janvier 1980, trois mille âmes se sont évadées de leur ghetto soviétique. Si la révolution démarre dans les esprits , alors la superbe prestation de Tangerine Dream est un grand coup porté au mur de Berlin.

Galvanisé par cette prestation historique, Tangerine dream fonce en studio, pour enregistrer l’album célébrant ses dix ans d’explorations sonores. Sorti en 1980, Tangram doit son nom à un célèbre casse-tête chinois .Ce titre illustre la plus grande complexité de la musique composant cet album. La première surprise vient pourtant de ces synthés, dont Tangerine dream s’était rendu maitre. Si l’on pouvait s’attendre à ce que les synthétiseurs modernes accentuent la richesse de la musique, ces machines omniprésentes irritent vite l’auditeur. Ces infâmes claviers sifflent avec une grandiloquence surjouée , qui semble parfois évoquer Van Halen , ce qui est loin d’être un compliment pour un groupe d’avant-garde.

Passé ce premier à priori, on découvre que le plus gros problème vient de la plus grande complexité de cette musique. En voulant revenir à une musique plus construite, Edgard Froese a imposé une technique d’enregistrement moins improvisée. Les musiciens devaient désormais se contenter de suivre des partitions écrites en amont. Le résultat est si incohérent, que chacune des parties composant les deux longues suites de Tangram semblent avoir été écrites séparément. Si cette technique d’écriture visait à combler le vide laissé par le départ de Baumann, elle obtient l’effet contraire.

Soudé par des années de création, Tangerine Dream avait atteint une cohésion parfaite, une symbiose télépathique que le groupe ne peut plus retrouver. A la place, ses séances d’écriture ont fait de Tangram une compilation disparate, où le gênant côtoie le sublime, laissant l’auditeur choisir son bonheur dans ce grand bazar sonore. Les ventes seront pourtant au rendez-vous, et Tangram devient vite un des disques les plus vendus de Tangerine Dream. Ce succès donne une seconde chance au groupe, libre à lui de laver son honneur sali par un tel échec artistique. Une chose est sûre, avec Tangram Tangerine dream vient de tourner une nouvelle page de son histoire.        

vendredi 15 janvier 2021

Tangerine Dream : Force majeure


Cyclone fut un fiasco commercial, et les critiques n’ont pas hésité à enfoncer l’album. Cerné par la déception du public et la plume assassine de chroniqueurs peu portés sur le rock progressif, Edgard Froese refuse de défendre l’album. En interview, il va jusqu’à affirmer que cyclone était une erreur de parcours, l’œuvre d’un groupe perturbé par le départ brutal de Baumann. Symbole de ce rejet, Steve Joliffe est viré d’un groupe qu’il n’aurait, selon certains, jamais du intégrer. Celui qui offrit à cyclone son chant grandiloquent était un symbole de tout ce que le public a rejeté.

Désormais réduit au duo Froese/ Frank , Tangerine dream se réfugie dans son studio berlinois, où un violoncelliste et un percussionniste viennent lui prêter main forte. Après avoir rejeté son virage traditionnel, Tangerine dream reprend les choses là où Stratosfear les a laissées. Le but du groupe est désormais de pousser le mélange entre instruments traditionnels et machines électroniques à un niveau de perfection irréprochable.

Sortie en 1979 , Force Majeure y parvient admirablement.

On remarque vite que, si Edgard Froese a officiellement considéré cyclone comme une erreur de parcours, des traces de cet album unique subsistent dans force majeure. Mais cyclone provoquait le même rejet qu’une pin-up à l’heure de ses premières rides, il fallait maquiller son visage vieilli pour le rendre acceptable. Tangerine dream a donc fait une croix sur le chant, qui enfermait la musique de cyclone dans l’Epad des ex gloires du rock symphonique.

Placé en ouverture de ce force majeure , le morceau titre débute par un foisonnement de bruits futuristes, qui ressemble à une lettre d’excuse envoyée aux fans de la première heure. Puis le mellotron reprend les choses en main, imprime une mélodie atmosphérique, sur laquelle le violoncelle gémit gracieusement. Deux notes instaurent ensuite un crescendo puissant, avant que la guitare et la batterie ne jouent un rock presque floydien. Les riffs et solos de Froese valent largement le charisme lyrique d’un David Gilmour , et la rythmique se développe avec une musicalité digne de Wish you were here.

Le clavier reprend ensuite son crescendo mélodieux qui, une fois qu’il a atteint son apothéose, laisse le mellotron planer sur ses hauteurs dorées. On regrette presque que ce vol épique atterrisse une nouvelle fois dans le glacier bruitiste des synthés , mais cette escale inquiétante est de courte durée. Le mellotron ramène vite l’harmonie dans ce décor électro acoustique, cette valse où le mellotron enlace tour à tour la beauté froide du synthé et le charisme vigoureux d’une guitare électrique. Le final de ce premier morceau, sautillant et rêveur , évoque encore le prog anglais sans trop s’y apparenter.

Le synthé, qui suit une pulsation pleine d’allégresse, rappelle un peu les mélodies légères d’un Todd Rundgren période « a wizard a true star ». Comme Rundgren , Tangerine Dream évoque le rock progressif sans réellement s’y conformer , cette influence est une couleur qu’il ajoute à sa palette sonore. Viennent ensuite les arpèges majestueux de Froese , qui déroulent le tapis rouge à la mélodie somptueuse de cloudburst flight. On peut encore penser à Wish you where here , avant que le clavier ne s’envole en compagnie d’une guitare de plus en plus virulente.

Commence alors un solo qui ferait passer Stairway to Heaven pour une musique de mariage. Si Jimmy Page tutoyait les anges, Froese flirte avec le cosmos, et ses quelques minutes de solo font partie de ses plus belles envolées.

Force majeure tire sa force de ses crescendo lyriques, grandes envolées mélodiques qui laissent la guitare et le mellotron vous maintenir sur leurs sommets. Une fois là-haut, on aimerait que la valse entretenue par ces musiciens ne s’arrête jamais. Les passages les plus synthétiques viennent assez progressivement, pour nous faire accepter la fin d’un tel décor. Progressif sans vraiment s’y conformer, force majeure est la suite logique de cyclone. Après l’avoir expérimenté , Tangerine dream absorbe totalement le raffinement du rock symphonique, et s’en sert pour dessiner de nouveaux décors.

Si Tangerine dream a longtemps été tenaillé entre les sonorités de son époque et la modernité de son electro ambient , force majeure réconcilie ces deux préoccupations dans un nouveau chef d’œuvre.      

mardi 12 janvier 2021

Tangerine Dream : Cyclone


Après le départ de Baumann , le duo restant recrute le blues rocker Steve Joliffe. Si ce choix peut paraitre audacieux, il suit la simplification musicale initié sur ricochet. Depuis ce faux live, Tangerine dream n’a cessé d’enrichir le côté «  traditionnel » de sa musique. Ce mélange électro rock a atteint sa première apothéose sur stratosphère, mais « encore » montrait une volonté de se diriger vers un avant-gardisme plus accessible.

Certes, Tangerine dream ne sera jamais aussi tubesque que David Bowie, mais les passages les plus lumineux de « encore » montre un groupe capable de flatter les oreilles les plus néophytes. Pour accentuer cette énergie séduisante, Tangerine dream recrute le batteur percussionniste Klaus Krieger. Avec cyclone, notre quatuor teuton vole ainsi au secours du rock progressif.

Tous ces groupes anglais, plus virtuoses les uns que les autres. Ces Emerson Lake and Palmer , Yes et autres Genesis ,  ces géants incorruptibles sont devenus de ridicules has been tentant de rester dans le coup, tous ces dinosaures sont désormais en voie d’extinction. En 1978 , Yes sort le mielleux tormato, Genesis suit la voie pop du funeste Phil Collins , et ELP joue les boys band sur love beach. Après avoir atteint des sommets paradisiaques, les grands prog rockers annoncent la superficialité de la décennie à venir.

Dans ce contexte, même si cyclone est loin d’être le disque le plus inventif de Tangerine dream , c’est un oasis de beauté dans un décor qui se ternit. Il est vrai que, en entendant le premier titre, les fans de la première heure durent devenir aussi blanc que la comète alpha centaury. Voilà que les maitres de l’espace construisaient une pop symphonique, une fresque épique rappelant à Genesis ce qu’il fut, ou lui montrant ce qu’il aurait pu être si il n’avait pas vendu son âme. On retrouve encore les sifflements d’un synthé planant, mais le chant et la rythmique martiale rappellent l’époque où les rockers rêvaient de devenir chef d’orchestre.

Tangerine dream serait-il donc devenu le gardien du monde enchanté laissé à l’abandon par ses rivaux anglais ? A moins qu’il ne soit devenu le dernier cador capable de développer une telle beauté. Une boucle électronique rappelle vaguement les rives synthétiques que les allemands viennent de quitter , avant qu’une mélodie de flute ne flirte avec les rêves champêtres de Jethro Tull.

Cette flute croisant le fer avec un mellotron lyrique, c’est l’Allemagne rappelant à la perfide Albion à quel point elle fut grandiose. Si le second titre laisse les séquenceurs se déchainer sur une introduction hypnotique, ce n’est que pour ouvrir la voie à un groupe de synth-rock déchainé. Edgard Froese développe ainsi son riff de Chuck Berry d’un autre monde, la batterie pose un rythme à faire swinguer les martiens et les synthés font le lien entre l’avant-garde allemande et le rock anglais. Bowie a beau avoir vendu son Heroes par palettes, il est trop pop pour swinguer à ce point et la finesse de Tangerine dream est la lune qui aurait dû éclipser sa trilogie dite berlinoise.

Pour clôturer le tout, madrigal meridian retrouve un son plus proche des albums précédents, même si son clavier fait renaitre le Keith Emerson de la grande époque. Si cyclone est vu par certains comme une « erreur de parcours », c’est précisément parce qu’il suit le credo que Tangerine Dream se fixe depuis des années.

Ils ont dû rire jaune ces rosbifs, ces virtuoses prétentieux toisant l’Allemagne du haut de leur mausolée rock. Eux qui parlaient de rock choucroute pour définir l’âge d’or de l’avant-garde allemande, voient leur génie noyé sous une guimauve qu’ils produisent à la chaine. Et voilà que, avec cyclone, une partie des musiciens qu’ils méprisaient leur montraient ce qu’était le rock progressif. Rien que pour ce magnifique pied de nez, cyclone mérite bien que l’on y jette une oreille attentive.      

Tangerine Dream : Ricochet


Nous sommes en 1975, et Tangerine dream sort enfin son premier album live. Ce constat peut paraître paradoxal, surtout quand on sait que cette musique était improvisée. Chaque disque du groupe est une sorte de live sans public, et la matière qui compose chacun d’eux fut mise au point lors de longues expérimentations scéniques. Un enregistrement de Tangerine dream est une lutte impitoyable contre les défaillances de la machine , et cette grande lutte a largement soudé les trois musiciens. Le trio s’étant stabilisé, on aurait pu s’attendre à ce que ricochet soit un instrumental totalement improvisé sous les yeux du public.
 

Malgré la symbiose créée par plusieurs années de lutte, le trio ne pouvait tout maitriser, et ce n’était d’ailleurs pas son souhait. L’improvisation est justement faite pour sortir ces virtuoses de leur zone de confort, elle les obliges à effectuer des manœuvre plus hasardeuses, qui se révèlent parfois géniales. Le hasard est donc l’étincelle donnant toute sa puissance fascinante à sa musique. Cette rencontre féconde entre le hasard et la sagesse de ces trois musiciens ne pouvaient donc qu’être favoriser par la scène. Le matériel est déjà prêt, le groupe sortant tout juste d’une tournée triomphale en Europe, mais Edgard Froese refuse de publier ces bandes en l’état. Cette matière, il veut la retravailler, pour donner naissance à une nouvelle œuvre.

Dans son studio anglais , Tangerine Dream crée un premier instrumental , qui est placé en ouverture d’album. Grâce aux moyens des studios modernes, Edgard Froese sélectionne quelques passages de sa précédente tournée. A plusieurs endroits, il ajoute des nappes de mellotron , accentuant une mélodie qui assemble les pièces issues de différentes prestations. Bien aidé par ce matériau brut de décoffrage, Tangerine dream développe une musique plus énervée, qui s’approche des trips électriques du rock atmosphérique. Plus virulente, la batterie incite le synthé à hausser le ton, pendant que la guitare flirte avec les univers des plus grands rockers cosmiques.

Robert Fripp a d’ailleurs dû penser à ces tourbillons de guitare nuageuse, quand Bowie lui demanda de travailler sur ce qui deviendra heroes. Cette guitare changeant de voie , ce riff se transformant en cor céleste , Edgard Froese le maitrisait bien avant que Bowie n’en fasse un tube.

Si Ricochet est moins pop que ne le sera heroes , c’est uniquement dû à la longueur de cette grande pièce instrumentale. Le grand public ne peut maintenir son attention aussi longtemps, il lui faut des mots, des envolées bien marquées , des refrains faciles à retenir. Ricochet était trop sombre, même si cette noirceur n’était pas comparable au monde torturé de Zeit. En suivant le chemin mélodique tracé par rubycon , tangerine dream a produit un des disques les plus accessibles , rock , et finalement optimiste de sa remarquable carrière.

Ricochet donne la même impression qu’un retour de voyage, quand on regarde le ciel  par la fenêtre, et que nos souvenirs brillent comme des étoiles illuminant notre nostalgie. Ricochet ne veut pas nous noyer sous son fleuve mélodique, il prend au contraire soin de nous laisser des repères auxquels s’accrocher. Sur l’introduction une mélodie binaire nous prend par la main, pour nous guider dans ce grand espace électronique. La musique décolle ensuite progressivement, mais la batterie et la six cordes de Froese nous envoie assez de bouées pour éviter de nous noyer dans ces eaux fabuleuses.

Nous avons alors l’impression d’être un naufragé protégé par une force divine, et admirant le déchainement des éléments, avec la tranquillité de celui qui sait qu’il ne risque rien.  Le paysage s’agite et s’apaise, s’illumine et s’assombrit au fil des notes. Toujours chargé de coordonner ces mouvements, le séquenceur déchaine le rythme, ou l’asphyxie dans un nuage hypnotique. C’est encore le séquenceur qui décide quand deux notes atmosphériques sautillent comme des lapins hypnotiques , avant de retourner ramper comme un varan sous un soleil de plomb.

Si les prises live donnent plus de vie à ces mélodies spatiales, elles ne brisent pas l’harmonie d’une œuvre encore plus cohérente que la précédente. Quand l’ovation du public viendra saluer une prestation qui n’a jamais eu lieu sous cette forme, certains pourraient croire que Tangerine dream se moque d’eux. Viendra alors l’inévitable question : jusqu’où peut-on retravailler un live sans être accusé d’escroquerie ?

Pour Tangerine Dream , le débat parait absurde. On ne peut accuser un groupe jouant avec des machines aux réglages si hasardeux de manquer de sincérité artistique. Sa notoriété, Tangerine dream risque de la détruire à chaque fois qu’il démarre ses machines erratiques. Alors, si les studios modernes lui permettent de transformer ses expérimentations scéniques en œuvre, il n’a aucune raison de se gêner.

Ricochet est un des disques les plus équilibrés de ses auteurs , et son mélange de simplicité et d’expérimentations fait honneur au rock moderne. Depuis des années, le rock n’a cessé de mener son public vers de nouveaux territoires , de lui ouvrir les yeux sur des mondes inconnus. Dans ce cadre, ricochet est l’aboutissement d’expérimentations que la plupart de ses contemporains n’oseraient même pas imaginer.

A sa sortie, plusieurs magazines anglais parlent du « plus bel album de l’année » , il s’agit même d’un des plus beaux albums d’une décennie féconde.         

samedi 9 janvier 2021

Tangerine Dream : Encore


Alors que le succès de Tangerine dream ne cesse de croitre en Europe , Stratosfear lui ouvre les portes de l’Amérique. Ces ambiances plus chaleureuses et son instrumentation plus traditionnelle ont sans doute rassuré une Amérique terre à terre. Même à l’époque du psychédélisme , l’Amérique fut toujours moins excentrique que sa voisine Anglaise. The Byrds , Mike Bloomfield , Country joe and the fish , tous les américains tombés dans le psychédélisme ont gardé de solides racines blues , folk , ou country.

Rassuré par les arpèges d’Edgard Froese et des percussions plus présentes, le pays du blues se laisse enfin séduire par l’avant-garde teutonne. Hollywood vient d’ailleurs taper à la porte de Tangerine dream. Nous sommes en 1977 , le punk déferle sur le monde , et un jeune réalisateur surfe sur le succès de son premier film. Après avoir traumatisé une génération avec le réalisme quasi documentaire de l’exorciste , William Friedkin a réalisé le trop méconnu french connexion.

L’exorciste est le plus bel exemple de symbiose parfaite entre un film et sa bande son , au point que tubular bells semble avoir été écrit pour illustrer ses images horrifiques. Quand William Friedkin contacte Tangerine Dream , aucune scène du film dont il demande la bande son n’a été tournée. Il apporte donc le script de son projet, et les allemands produisent sa musique en 6 semaines. Lorsque le réalisateur est convoqué dans un hôtel Parisien, pour découvrir le résultat, il est ravi. Sa satisfaction est telle que, alors que la plupart des réalisateurs ajoutent la musique après avoir tourné les scènes, Friedkin diffuse les morceaux pendant le tournage.

Malheureusement, sorcerer n’aura pas le même succès que l’exorciste, et la BO écrite par Tangerine dream devra se contenter d’une petite place dans les charts anglais. Suite à ce relatif échec, le groupe décide d’immortaliser sa tournée américaine d’aout 1977. Cette fois ci, il ne s’agira pas d’un faux live, d’une œuvre composée avec des fragments de prestations scéniques. Toujours soucieux de ne pas jouer deux fois la même chose, Tangerine dream improvise une nouvelle fresque électronique.

L’album « encore » est composé de prestations effectuées en Amérique du nord, où le groupe a testé un nouveau light show. Le laserium Light show donnait vraiment l’impression que ces musiciens conduisaient un engin venu d’une autre planète. Plus précis que leur ancien matériel, ce système formait des images d’un réalisme saisissant, mais les machines chauffaient comme des gros fours lumineux. Très à cheval sur la sécurité, les autorités américaines  obligèrent le groupe à se doter d’un système de refroidissement particulièrement couteux. 

Si les bénéfices n’étaient pas au rendez-vous , « encore » montre un groupe en plein âge d’or artistique. Cet album poursuit le virage esquissé sur stratosfear, c’est une musique légère et souvent lyrique. Quand deux notes synthétiques lancent un crescendo trippant, la batterie leur offre une réplique plus humaine. Instrument clef de cette musique mélodique, le mellotron crée des nuages de plus en plus somptueux, des décors aux traits pleins de finesse.

Cette musique accroche l’oreille comme un tube pop, tout en gardant cette atmosphère si particulière, que Tangerine Dream ne cesse de redéfinir. Sa musique est ici plus lumineuse et pure que jamais, le trio a atteint une symbiose parfaite. Cette beauté a pourtant déjà disparu quand le disque atterrit dans les bacs des disquaires.

Après avoir mixé « encore » , Peter Baumann quitte un groupe dans lequel il commençait à se sentir à l’étroit. Selon lui, Tangerine dream n’était pas un groupe, mais le combat de trois égos luttant pour imposer leurs vues. De cette lutte est née une série de mondes nouveaux , que le groupe ne retrouvera jamais plus.      

vendredi 8 janvier 2021

Tangerine Dream : Stratosfear


Le parcours d’un groupe comme Tangerine dream est un chemin sans but. Le trio est une horde de druides vouée aux expérimentations les plus folles, et il passera toute sa carrière à chercher sans trop savoir ce qu’il veut trouver. Pour Tangerine dream , la musique est comme le labyrinthe du minotaure , une énigme insoluble , une quête dont les étapes successives sont plus importantes que l’objectif. Le groupe expérimental ne bénéficie d’aucun gimmick rassurant, d’aucune référence à suivre, il produit lui-même les repères qu’il utilise par la suite.

Forcément, face à un tel manque de stabilité, le chroniqueur peut se sentir perdu. Ce genre de musiciens ne peut être comparés à Chuck Berry, John Lee Hooker, et autres références qu’il agite comme des doudous rassurants. Le musicien lui, est rassuré dès qu’il a fini son premier album. Pour lui, cet acte fondateur est l’équivalent de la première ligne de l’écrivain, une fois qu’on l’a fini le reste vient tout seul. Il y a alors une progression qui s’instaure, un schéma logique que seul Tangerine dream maitrise.

On a ainsi vu les allemands passer d’un psychédélisme électronique à une symphonie glaciale, sans oublier le bruitisme fascinant de son troisième album. L’instrumental « traditionnel » se faisait progressivement dévorer par l’électronique, la symphonie spatiale devenait une prière de monstre mécanique. Rubycon était l’aboutissement de ce processus, un typhon ambient et mélodique balayant tout repère terrestre.

Et puis ricochet est revenu à une musique un peu plus terrestre, sa batterie et sa guitare donnant plus de vie aux bulles mélodiques de ces mages électroniques. Ce faux live montrait une nouvelle voie, mais aucun des musiciens n’était d’accord sur la façon de la poursuivre. Rapatrié à Berlin, le groupe accepte donc de convoquer un producteur pour arbitrer entre ses différents points de vue. Après avoir produit le superbe rock bottom de Robert Wyatt , Nick Mason est donc convoqué à Berlin.

Tangerine Dream pensait sans doute que le batteur de Pink floyd allait leur offrir un peu de cette splendeur rêveuse, qui ressuscitât l’ex batteur de Soft machine. Mais Mason se révèle vite incapable de choisir entre les voies proposées par le groupe, et repart sans avoir participé au moindre enregistrement. Réveillé par cette déroute, le trio décide de se répartir les rôles. Peter Baumann sera l’architecte chargé de bâtir les lignes séquentielles, ces colonnes tournoyantes, sans lesquelles le groupe se serait perdu dans ses décors bruitistes.                                           

Sur cette base, Christopher Franke lance ses chorus de batterie, roulements déchainés formant le muscle de l’humanoïde musical qu’est stratosfear. Il est à noter que les nappes de mellotron de Baumann n’ont plus rien à envier aux meilleurs moments d’Edgard Froese. Egalé sur son propre terrain, le leader de Tangerine dream habille cet amas de circuits et de muscles dans une enveloppe plus charnue. Ses accords coulent, comme le sang irrigant le puissant organe que forment les percussions.     

La musique de Stratosfear est beaucoup plus travaillée que celle des albums précédents. Il faut dire que la technologie a encore donné un coup de pouce au trio, et des machines plus modernes leur permettent désormais d’enregistrer certaines sonorités. Progressivement, Tangerine Dream ajoute plus de cordes, de chœurs, et de percussions, et agence ces matériaux comme des esclaves construisant la grande pyramide de Gizeh.

De l’union entre la tradition et l’innovation, entre les instruments conventionnels et avant-gardistes , il nait une nouvelle base que chacun est libre d’emmener plus loin. Sur les passages les plus méditatifs, la basse lance des lignes nuageuses, pendant que le mellotron siffle comme une flute enchantée. Ce même mellotron crée des nuages délicats , à travers lesquels s’engouffrent les arpèges , qui peignent leurs fresques somptueuses sur cette surface douce. Pendant ce temps, les percussions se posent délicatement sur un synthétiseur cotonneux, comme un chat marchant sur la banquette du salon.  

Le temps d’un intermède plus rythmé, une harmonie céleste joue le blues du cosmos. Stratosfear est l’accord parfait entre la musique terrestre et la folie spatiale de Tangerine dream. Folk atmosphérique, space rock bucolique, l’album explore un vocabulaire musical inédit et exaltant, révolutionne ce que l’on nomme vulgairement l’école de Berlin. Ce n’est pas la dernière apothéose d’une histoire démarrée en 1970, mais le nouveau chapitre d’une mythologie que le groupe écrit à chaque album.  

  

mercredi 6 janvier 2021

Tangerine Dream : Rubycon



Encouragé par une prestation qui a marqué son public à vie, Tangerine Dream retrouve son studio anglais. Comme pour Phaedra , l’enregistrement de Rubycon fut douloureux. Servi par une alimentation électrique défectueuse, le studio subissait des chutes de tension déréglant un matériel déjà erratique. Tangerine Dream dut donc lutter pour entretenir la grâce de ses animaux mécaniques.

Ayant remis les séquenceurs au centre de son système musical, Tangerine dream se concentre sur ses mélodies. Au fil des improvisations , le trio finit par tisser une fresque musicale de plus de trente minutes , qu’il décompose en deux partie. Rubycon est donc l’aboutissement d’un processus démarré sur la seconde face d’Alpha Centaury , et qui se termine avec ce long titre composant tout un album. La première partie nous berce lentement, prolonge l'eden musicale introduit sur Atem. On peut encore saluer la virtuosité d’Edgard Froese , dieu du mellotron inventant des mondes lumineux.

La seconde partie de la fresque Rubycon est plus tendue, plus sophistiquée aussi. Partant sur un mantra binaire, Tangerine dream augmente progressivement le nombre de notes, créant ainsi un crescendo vaguement inquiétant. Chœurs chantés par des sirènes synthétiques, prière se déployant sur une rythmique vaporeuse, monastère électronique aux décors parfois inquiétants, Rubycon est un monolithe fait de plusieurs teintes. On pense successivement au paradis et à l’enfer , on entre dans l’eden avant de retomber au purgatoire.

Sur certains passages, le mellotron installe une atmosphère pesante, les synthés gémissent comme des âmes en peine. Puis ce mouroir s’illumine, ce qui nous semblait être des gémissements de damnés devient apaisant comme un chant de mouettes. Aussi radicale soit elle, cette évolution s’est faite progressivement et naturellement, comme des rayons solaires perçant progressivement un ciel d’orage. Avec Rubycon , la musique de Tangerine dream gagne en cohérence et en cohésion , ce n’est plus un monde que nous découvrons mais une sensation.

Finis les décors blancs ou noirs, les sentiers rêveurs ou cauchemardesques, Rubycon met fin à plusieurs années de manichéisme musical. Ecouter ce disque, après avoir traversé les œuvres précédentes, c’est comme passer du noir et blanc à la couleur. N’y voyez pas de jugement de valeur, Zeit restera toujours une des plus grandes œuvres du trio. Mais Rubycon permet désormais de varier les décors et les émotions dans une même fresque mélodique. Ce changement s’est fait par étapes, Phaedra a d’abord imposé des formes plus cohérentes , imposantes statues de glaces belles comme des dieux grecs. Puis, après avoir trouvé le modèle capable de fusionner ses sons , Tangerine dream a commencé à travailler la grâce de ses toiles sonores.

Rubycon correspond d’abord à ce moment clef, où Tangerine dream est devenu assez maitre de ses effets pour inventer de nouvelles mélodies. Après une telle découverte, revenir en arrière n’est plus possible. Alors, tel César traversant un autre Rubicon, Tangerine dream semble affirmer que les dés sont jetés. Et le triomphe de nos allemands sera digne du récit de la guerre des gaules.       

 

lundi 4 janvier 2021

Tangerine Dream à la Cathédrale de Reims


Alors que son concert triomphal au rainbow l’a fait entrer dans la légende du rock, Tangerine dream se dirige vers la prestation la plus marquante de son histoire. En ces années 70 , les dogmes n’ont plus réellement d’emprise sur le vieux continent. Plus occupée à se libérer de la vieille morale catholique qu’à fréquenter les églises, l’Europe n’en est pas moins friande de nourriture spirituelle. Certains la trouvèrent dans le mouvement hippie, d’autres suivirent l’enseignement de quelques yogi plus ou moins véreux. La religion n’était plus là, mais il fallait bien quelque chose pour fuir un peu la triste réalité. Les rockers, eux , ont trouvé leur nouvel opium depuis que les Beatles initièrent une vision plus large du rock.

C’est ce public qui applaudit Tangerine dream au rainbow , poussant le groupe à devenir un des papes de cette nouvelle religion musicale. Alors, ils prirent d’assaut la cathédrale de Reims, où Clovis se convertit au catholicisme pour réunir ses hordes barbares. Le franc actait ainsi  le début de plusieurs siècles d’hégémonie catholique en Europe, période que les allemands viennent achever en jouant dans cette cathédrale historique. Si les rois s’y rendaient pour se présenter comme les représentants de dieu sur terre, Tangerine  dream va donner un aperçu de ce que pourrait être la grâce divine.

Dans la cathédrale, les murs semblent répéter les échos de ses chorales mécaniques , comme si les fantômes des grands hommes sacrés ici, se mettaient à reproduire ce cœur synthétique. Si il y a bien un jour où la musique de Tangerine dream parut transporter ses auditeurs hors du monde, c’est bien ce jour-ci.  Ce décor grandiose enfermait les spectateurs dans un écho formidable, les spectateurs avaient réellement l’impression  que la cathédrale était plantée quelque part dans le cosmos.

Imaginez l’effet formidable que pouvait faire un orgue aussi grandiloquent que le mellotron d’Edgard Froese, l’impression que pouvait donner des synthés sifflant comme des torrents nuageux , ou grondant comme des comètes en pleine traversée du cosmos. Aucun enregistrement officiel ne viendra documenter ce moment historique, et quelques bootlegs de qualité variable s’échangent encore à prix d’or.

Ces bandes doivent pourtant dormir dans les caves d’une maison de disques , mais personne n’a encore voulut les exhumer. Il ne nous reste alors qu’à réécouter en boucle les enregistrements de cette période, chercher dans Oedipus tyrannus , Phaedra, et les live précédents , un aperçu de ce qu’a dû être ce concert. Il nous manquera toujours l’essentiel : le son de la cathédrale, symbole du triomphe du mysticisme sur un dogme réducteur.

Car c’est bien de ça qu’il s’agit, du triomphe du rock sur la bible. Et Tangerine dream enfoncera plusieurs fois le clou, avec la bénédiction d’un Vatican, qui voyait sans doute dans ces concerts le moyen de ramener à lui ses brebis égarées. Elle ne comprenait pas que faire jouer ce groupe dans les cathédrales et autres lieux de culte fut sans doute l’acte le plus anarchiste de la pop moderne. L’anarchisme n’empêche pas le mysticisme, bien au contraire. L’homme a besoin de croire en une beauté ou une sagesse supérieure, qu’elle se nomme Art, Science , Littérature ou Musique. En entrant dans cette salle Tangerine Dream lui donnait un émerveillement qui le détournait encore plus des religions organisées.

Touché par cette grâce, il pouvait ainsi redécouvrir le monde en homme libre.             

samedi 2 janvier 2021

Tangerine Dream : Live at Rainbow ( Londres)

Jimi Hendrix y brula sa guitare pour la première fois, avant que Ziggy Stardust n’y célèbre l’avènement du glam rock. Au départ, le rainbow était une salle de cinéma, c’est aujourd’hui un symbole du rock. Arrivé sur place quelques jours après l’enregistrement d’oedipus tyrannus , le groupe subit d’abord la fraicheur de cette salle. Quand Edgard Froese ose enfin demander si il est possible de mettre un peu de chauffage, les techniciens lui répondent comme si cette demande était une insulte. Pour eux, si ces boches ne sont pas satisfaits de la température de la salle, il leur suffit de réparer eux-mêmes un chauffage, qui n’a pas du fonctionner depuis la dernière guerre.  

Ne souhaitant pas provoquer une dispute pour si peu, les musiciens effectueront leur balance en gardant leur épais manteau. De toute façon, cette opération ne sera pas très longue , l’objectif étant simplement de caler le matériel sur une certaine tonalité. Comme nous l’avons vu précédemment, la machinerie de Tangerine dream se dérègle assez facilement, ce qui les oblige à improviser chacune de leurs prestations. Certains se souviennent encore de ces soirs, où la magie habituelle semblait avoir disparue, transformant la symphonie robotique du trio en cacophonie électronique.

Alors que nos musiciens venaient boucler les derniers réglages de sa machinerie, John Peel entama son discours d’introduction. Pape des DJ , John Peel est un guide qui a largement participé au succès du groupe. Le discours terminé, Tangerine dream s’engage dans une nouvelle lutte pour dompter la machine. Lors des précédents concerts, la bataille a parfois tourné à son désavantage, mais ce soir la bête est plus docile. Le groupe a d’abord planté un décor sombre et envoutant, enfermant la salle dans la noirceur lumineuse chère au groupe. Les bruits électroniques entrent en harmonie grâce aux nappes de mellotron , soleil musical régissant les mouvements de cette galaxie sombre.

Plus présent que jamais, le mellotron s’embarque dans un crescendo spirituel, sur lequel le synthé fait souffler un vent emportant les esprits au sommet d’un nouvel Olympe. Ce décor s’assombrit et s’illumine, s’agite et s’apaise. Les machines feulent comme des bêtes traquées, avant de ronronner comme un gros chat métallique. Ce soir au rainbow , le temps s’arrête de nouveau , ces trois mages reprennent possession de l’horloge régissant nos vies , et des décors que nous explorons. Dans la salle, aucun bruit ne vient perturber cette communion entre l’homme et la machine, aucun homme n’ose perturber ce moment de grâce.

Penchés sur leurs tableaux de bord, les membres de Tangerine dream semblent diriger un vaisseau toujours prêt à s’écraser. Leur fusée flirte dangereusement avec des météores en fusion, ses réacteurs frôlent de prêt la comète de la cacophonie.  Et pourtant, les sons se marient parfaitement, des manœuvres que notre ignorance de ce monde nouveau trouve suicidaire créent une harmonie parfaite. Plus bruitiste au début, la fresque qu’improvise Tangerine dream se déploie ensuite autour d’un beat binaire et froid, comme un boa s’enroulant autour d’une tige métallique.  On est alors endormi par un mantra électronique, avant qu’un mirage sonore ne définisse le scénario de nos rêves.

D’ailleurs, si la religion n’est qu’un rêve éveillé, un opium déviant le peuple de sa triste réalité, Tangerine Dream est désormais la seule religion capable d’émerveiller ses disciples. En ces années 70 , alors que l’occident commence à rejeter ses vieilles racines chrétiennes, cette musique constitue un nouveau moyen d’évasion. Après avoir conquis le temple des rockers, Tangerine dream devait donc prendre possession des lieux où sa musique peut pleinement s’épanouir, c’est-à-dire les symboles de l’âge d’or du catholicisme et du christianisme.

Oui , le rock va désormais à l’église , mais ce n’est que pour perpétuer son travail de libération des masses.           

vendredi 1 janvier 2021

Tangerine Dream : Oedipus Tyrannus


Nous attaquons maintenant le graal du répertoire de Tangerine dream. Joué en 1974 , lors du festival de Chichester , Oedipus Tyrannus ne sera publié officiellement qu’en 2019 , dans le coffret in search of the hades. Plongé dans une tournée triomphale en Angleterre, avant de travailler sur rubycon , le trio a préféré mettre les enregistrements de Oedipus tyrannus de côté. On ne lui en voudra pas, tant le recul que nous avons aujourd’hui nous permet de mieux apprécier cette œuvre charnière.

Le temps de ce disque, les séquenceurs sont mis au placard, et le groupe renoue avec le bruitisme fascinant de ces quatre premiers albums. On pense forcément à Zeit , dont la noirceur planante est ressuscité dans act 1. L’électronique se contente de nouveau de déformer les sons des instruments traditionnels. Sur act 1 Edgard Froese effectue d’ailleurs un glissando de guitare tutoyant les anges, que Jimmy Page ne faisait qu’effleurer avec son archer.

On entre de nouveau dans l’ambient pur, le mellotron, ou les percussions mécaniques de battle, nous aspirant dans une planète voisine de Zeit. On peut alors se demander si cet album n’est pas un acte de résistance au succès. Après tout, Phaedra avait montré une formule aussi lucrative que fascinante, et Tangerine dream aurait pu être tenté de reproduire ce schéma lucratif. Alors, pour éviter de se fossiliser dans les beats hypnotiques de Phaedra , le trio aurait produit son opposé. A moins que ce ne soit le fait de créer un fond sonore pour la pièce Oedipus tyrannus, qui ait poussé Edgard Froese à renouer avec ses atmosphères abstraites.

Dans tous les cas , Oedipus tyrannus redécouvre les possibilités infinies présentées par les quatre premiers albums de Tangerine Dream. Sympathique surprise, les flûtes font leur grand retour, et dirigent la danse sur le bien nommé act 2 : baroque , où l’ambiance est plus médiévale que spatiale. Puis un synthétiseur synthétiseur vient briser cette noirceur sonore. Ce sifflement est un paon qui séduit l’esprit, sa roue transporte nos pensées dans le cosmos. C’est là que le mellotron prend le pouvoir, décidant si nos décors seront rassurants ou inquiétants, mystiques ou rêveurs.

On constate alors que, si la plupart des groupes anglais ont figé le mellotron dans des mélodies symphoniques , jazz , ou pop , Tangerine dream semble réinventer cet instrument à chaque utilisation. 

Malgré sa proximité avec le vieux répertoire de ses auteurs, oedipus tyrannus n’est pas une œuvre passéiste. Plusieurs de ses passages seront d’ailleurs retravaillés sur des disques comme Encore ou Rubycon. Bien sûr, le séquenceur reviendra mettre un peu d’ordre dans  cet univers foisonnant. Tangerine dream repartira ainsi vers une musique plus construite, au détriment de ses décors planants.

Lettre d’adieu à un monde qu’il s’apprête à quitter, oedipus tyrannus est aussi l’oasis dans lequel ses auteurs viendront chercher la matière composant leurs futures symphonies futuristes. Devenu fan du groupe après avoir découvert leur premier disque, John Peel fait entrer cette musique dans des milliers de foyers, qui ne se doutent pas que ses auteurs sont déjà partis plus loin.               

jeudi 31 décembre 2020

Tangerine Dream : Atem


Si Edgard Froese a toujours refusé d’être associé au rock , c’est sans doute à cause de ce concert à Bayreuth. Quelques jours plus tôt , le trio avait repris ses guitares basses et claviers , pour livrer un ultima thule, qui dû ravir les fans de rock planant. Les enfants terribles de la musique cosmique s’abaissaient enfin au niveau des derniers hippies avides de paradis artificiels. Le virage est d’autant plus profitable que, alors qu’elle naissait à peine à leurs débuts, la scène planante allemande est en plein âge d’or.

Yeti , Tanz der lemming ,  Tago Mago , Kanguru , les psychotropes auditifs poussent dans les bacs des disquaires , comme une magnifique légion de champignons hallucinogènes . C’est donc sans doute après avoir entendu son dernier titre , plus proche de l’ère du temps , qu’un groupe rock de Bayreuth décida d’embaucher Tangerine dream en ouverture de son concert.

Arrivé sur place, le trio installe l’attirail électronique qu’il a lui-même conçu, et part dans ses expérimentations assourdissantes. Face à eux, les mangeurs de choucroutes planantes ne semblent pas apprécier cette cacophonie stridente. La foule commence à gronder comme une bête enragée, mais les musiciens sont trop concentrés sur leurs expérimentations pour s’en rendre compte. Exaspérés, ces amateurs de paradis artificiels, ces rockers se détruisant le cerveau à coup de substances toxiques bombardent les musiciens … De bouteilles de jus de pommes !

Déstabilisé par cet attentat fruitier, le rêve d’orange devient un cauchemar sentant la pomme, et les responsables de ce courroux doivent fuir la Francfort entre les jambes. La lutte n’aura duré que 15 minutes. Dégouté par cette débâcle lamentable, le promoteur appelle la police pour faire fuir ces fous à lier. Le groupe ne parvint même pas à se faire rembourser l’essence utilisée pour se rendre sur le lieu du concert. La France sera heureusement plus accueillante.

Ce soir, là, après ses nombreuses expérimentations électroniques, le groupe semble être devenu maître des éléments. Sur la scène, des images fantastiques semblent raconter un âge d’or fantasmé, saluer la beauté d’un Atlantide perdu. Véritables surhommes tels que Nietzche aurait pu les imaginer, Tangerine dream manie des machines ayant l’allure d’objets sacrés. La musique qu’il en tire coule, limpide comme une eau capable de liquéfier la roche. A travers ce torrent se déverse un océan d'émotions et d’images, une beauté mystique et fascinante plongeant le public dans une rêverie magnifique.

Les spectateurs sont déchirés par l’orage, se laissent purifier par la pluie, les musiciens qu’ils écoutent sont des dieux les emmenant dans leurs décors. Et puis la connerie la plus vulgaire fit irruption au milieu de cet océan de sagesse.

Pour montrer leur colère, les babouins lancent leurs déjections sur leurs opposants. Cette fois ci, le primate qui interrompit cette méditation envoya un plein sac de marmelade, fiente confite sucrée comme un diabétique obèse, sur le clavier. La protestation la plus vulgaire, la violence la plus barbare, vient toujours à bout de la fragilité d’un artiste en pleine création. Pour résumer la situation, on peut dire qu’un con sachant viser va parfois plus loin qu’un intellectuel sans protection.

Le sachet répand donc son écœurant contenu sur la précieuse machine d’Edgard Froese, qui ne peut que regarder la substance s’incruster dans les creux autour des touches. Les métastases confites atteignent rapidement le cœur de la machine, qui meurt vite de ce cancer sucré. Malgré l’incident, le public retiendra que, pendant quelques heures, Tangerine Dream a atteint le sommet de son art.

Revenu de ses émotions contradictoires , le trio enregistre Atem en 1973. Dès sa pochette, représentant un enfant sortant d’un œuf coloré, ce disque annonce une musique très éloignée de Zeit.  Pour son enregistrement, Edgard Froese a testé un système de prises de son en quadriphonie. Bientôt testée par les Who , cette technique lui permet d’inclure plus d’instruments , dont les percussions, qui éloignent Atem des monolithes sombres de son prédécesseur. Après ses premiers albums, certains reprochaient à Tangerine dream son bruitisme , son absence de structure musicale étant comparé à un monstre sans colonne vertébrale. Mais ce n’est pas parce que certains ne comprennent pas une logique qu’elle est absente.

D’ailleurs, la musique d’Atem ne se comprend pas , elle se ressent. Si Zeit vous fixait des œillères déprimantes, vous immergeait au fond d’un océan de tourments merveilleux, Atem vous sort de ce bain glacial à grands coups de visions lumineuses. Atem vous ouvre les yeux sur un monde lumineux , vous berce d’images rassurantes et de rythmes rêveurs. Comme ce bébé, vous avez l’impression de découvrir le monde pour la première fois, et celui-ci à la chaleur de parents saluant votre naissance. Il y a, dans ces mélodies charmeuses, dans ces percussions formant des mantras hypnotiques , ou célébrant des messes saturniennes , quelque chose qui vous fait renaître .

Dans les passages les plus méditatifs, le mellotron souffle comme une brise gracieuse et Genesis n’a jamais atteint la beauté féerique de ce grand final aux airs champêtres. Ce qui émerveille autant, dans ces ambiances aussi légères que complexes, c’est justement ces sons se succédant comme d’heureux événements, guidés par un hasard merveilleux.

L’homme a besoin de repères. Tout phénomène doit, selon lui, avoir une explication. Pour ce que la science n’a pas encore réussi à expliquer, il a trouvé dieu, triste canne sur laquelle il s’appuie quand une peur le déséquilibre. Si Huxley a écrit « les portes de la perception » pour protester contre ces visions rationalistes et dogmatiques du monde, tout en décrivant les effet du LSD , son raisonnement s’applique parfaitement ici. Je conclurais donc cette chronique en m’inspirant de son livre culte.

Atem crée sa propre conception de la beauté musicale, détruit tous les repères qui formaient la culture du mélomane. Plongé dans ce bain de sonorités  apparemment illogiques , l’auditeur est prié d’oublier tout ce qu’il sait. Débarrassé de ses vieilles notions, il commence à ressentir les bienfaits de cette musique, à méditer rêveusement sur ces décors. Ayant retrouvé son innocence d’enfant, la musique lui apparait de nouveau telle qu’elle est, infinie et sans limites. Et le mélomane peut de nouveau pousser son premier cri d’extase.            

mercredi 30 décembre 2020

tangerine dream : electronic meditation


Pour comprendre tangerine dream , il faut d’abord se pencher sur l’histoire d’Edgard Froese. Né en Russie , il apprend d’abord à jouer du piano , avant de s’intéresser à la peinture et la littérature. Dès son plus jeune âge, ces disciplines cohabitent dans son esprit, au point qu’il ne met pas réellement de barrière entre elles. 

Qu’il s’exprime par l’écriture, la peinture, ou la musique, l’homme créatif se met toujours au service de cette expression du génie humain qu’est l’art. Séparer ses composantes, traiter la peinture, la littérature, et la musique comme des entités distinctes et irréconciliables , est pour lui une simple preuve de fainéantise intellectuelle. D’ailleurs, alors que les sixties sont l’âge d’or du rock, Edgard ne se voit pas forcément devenir la nouvelle poule aux œufs d’or d’une industrie du disque florissante. 

Il a bien sur entendu et apprécié Hendrix , Pink floyd , et Cream , il a conscience que ces artistes sont les phares d’une musique explorant tous les territoires , mais ces musiciens lui paraissent encore trop limités. C’est donc la peinture, sous les traits de Salvador Dali, qui lui montrera le chemin qu’il cherche. Le peintre le plus connu du surréalisme l’a déjà invité à plusieurs de ses performances artistiques, et pense naturellement à lui pour composer la bande-son accompagnant sa dernière création. Composé de barils de métal, et de vieux vélos, sa statue du christ devra malheureusement trouver un autre fond sonore.  

Trop porté sur l’expérimentation, Froese ne parvient pas à réunir des musiciens capables de donner vie à la musique qu’il souhaite offrir à son illustre commanditaire. Il s'exile alors en Allemagne, où le traumatisme du nazisme semble avoir poussé la jeunesse vers des sonorités hypnotiques, des rêves sonores fascinants. 1968 marque le début de cette fuite des réalités. Assommés par la découverte du premier album du Velvet , une bande de virtuoses allemands tentent d’oublier leur solfège , pour retrouver l’énergie primaire du groupe de Lou Reed. Ils se nommeront Can , et Amon Dull et autres Guru guru viendront bientôt grossir leurs rangs d’allemands traumatisés par la découverte de la musique américaine et anglaise.

Pour Froese , l’Allemagne sera une formidable terre d’accueil , où il réunit une première version de Tangerine Dream dès 1968. Le groupe commence à se produire à Berlin, où il croise la crème de l’underground mondial , comme Frank Zappa ou les Fugs. Cette première incarnation de tangerine dream ne produira aucun disque, seul un album live se vend à prix d’or chez les bootlegers.

Tangerine dream ne naît vraiment que quand Edgard Froese croise la route de Klaus Shultz et Conrad Schnetzer. Le premier est un percussionniste qui souhaite s’échapper du boom boom prévisible imposé par le succès du rock. Conrad, lui, a suivi des études d’art, et s'est fait remarquer en produisant une musique expérimentale avec toute sorte d’ustensiles non musicaux. Le trio s’enferme dans une usine de Berlin, où il enregistre une suite expérimentale nommé « electronic meditation ».

Personne ne sait comment une musique aussi aventureuse, a pu se retrouver sur le bureau du gérant d’une des plus grandes maisons de disques allemande, toujours est-il que ce qu’il entendit lui plu. Etonné par sa proposition de publier ses bandes, Edgard Froese complète son œuvre avec quelques parties de guitares et d’orgue, et le disque sort en 1970.

Ecouter electronic meditation , c’est être happé par une musique qui vous impose ses images. D’abord, les violons partent dans un cérémonial tribal, la batterie et les sifflements d’une espèce de flûte astrale rendent hommage à un dieu païen. Il y a quelque chose de mystique dans le fond sonore entretenu par les musiciens , c’est le bas fond d’où l’orgue s’élève vers des sommets stratosphériques. 

Electronic méditation ouvre les portes d’un univers à explorer, il représente le premier astre d’une galaxie que le groupe ne cessera d’enrichir. Cette musique est une véritable toile sonore, un tableau fait de sons , et dont on ne se lasse pas de redécouvrir les détails.

Espace lunaire, grandiose prison aquatique que la batterie vient parcourir d’impacts de météorites rythmiques , fusée futuriste qu’une guitare vaguement Hendrixienne envoie sur orbite, les images suggérées par cette musique sont fascinantes. Dans cette atmosphère, la guitare électrique peut aider le rocker à ne pas se noyer dans des eaux qu’il peut trouver hostiles. 

Il faut pourtant qu’il lâche prise, qu’il laisse ce torrent de rêves l’emmener loin des terres qui lui sont familières. C’est à ce prix qu’il pourra dépasser ses limites culturelles, pour se mettre à la hauteur de l’œuvre qu’on lui propose. Qu’il se rassure, la récompense qu’il obtiendra justifie largement qu’il consente à ce petit sacrifice.             

mardi 29 décembre 2020

Tangerine dream : Live at Victoria palace


A une époque où la drogue était encore vue comme un moyen d’évasion, la musique de Tangerine Dream devient les psychotropes favoris du vieux continent. La première tournée mondiale du trio fut un triomphe, l’époque où le groupe se faisait lapider par les rockers parait déjà loin. En ce mois de juin 1974, tangerine dream conquit même l’Angleterre, capitale mondiale de l’avant-garde pop.

Les anglais ont réellement pris goût à la musique cosmique quelques années auparavant, lorsque Pink Floyd partit visiter la face sombre de la lune. Grande réflexion musicale sur la mort, le temps qui passe, notre place dans l’univers, dark side of the moon ouvrit la voie à une série de délires atmosphériques. Musique futuriste et rêveuse, l’électro de Tangerine dream est faite pour combler les désirs d’évasion de la jeunesse anglaise. 

Le trio arrive donc au Victoria Palace , où il doit donner un concert en cette chaude soirée de juin 1974. Vue de l’extérieur, la salle a des airs de cathédrale, son toit trônant à une hauteur faisant passer les autres bâtiments pour des maquettes miniatures.  A l’intérieur, la salle se présente comme une version couverte des grands théâtres antiques. Dans ce décor, la musique de Tangerine dream déploie toute sa grandeur mystique.

Quand Tangerine dream démarre sa méditation électronique, de petits films sont projetés derrière lui. Ces images ne racontent pas d’histoires, n’imposent aucun rêve, se sont juste des stimulants incitant le public à se laisser porter par la musique. Live oblige, l’improvisation que le trio effectue ce soir-là est moins structurée que Phaedra. On retrouve tout de même ces vagues sonores, ces marées synthétiques montant et descendant en suivant le rythme de deux notes, répétées comme un mantra acide. Au milieu de ces marées , un synthétiseur siffle comme une machine futuriste. Et puis il y a l’homélie martienne de l’orgue, imposante bête régissant la vie de ces abysses, et coupant les derniers liens reliant l’auditeur à la réalité.

Tangerine dream a toujours assumé de ne jamais jouer deux fois la même chose, ses œuvres sont des mirages s’évaporant aussi vite qu’ils sont apparus.  Ce concert au victoria palace est donc une œuvre à part entière, mais elle ne sera exhumée que plus de 30 ans après sa création. Comme elle, combien d’improvisations , de morceaux d’histoire sont tombés dans l’oubli ? Aujourd’hui disponible en streaming, et dans un monumental coffret, le concert de Tangerine Dream montre comment un groupe d'explorateurs allemands a conquis la perfide Albion.   

vendredi 25 décembre 2020

Tangerine Dream : Phaedra


Bonjour messieurs ! Je suis Richard Brandson, et j’aimerais vous signer sur mon label.

Edgard Froese connaissait bien sûr ce nom, tous les journaux en parlaient. Ce blond au sourire carnassier avait commencé sa carrière dans la vente de disques par correspondance. Alors que ses affaires commençaient à bien marcher, la poste anglaise entama une grève qui risquait de mettre fin à sa carrière.c

Brandson a alors ouvert ses magasins Virgin, de véritables temples pour audiophiles curieux. La spécialité de ces boutiques était de brader des disques underground, et le concept a fait un carton. Berlin, fun house, tous ces disques qui passèrent injustement sous tous les radars s’offraient ainsi aux auditeurs les plus téméraires. Fort de son succès, Branson s’est lancé sur un marché du disque en plein âge d’or, en fondant le label virgin record.

Alors inconnu au bataillon , Mike Oldfield n’a que 16 ans quand il devient le premier artiste du label. Le gamin s’enferme alors en studio, et enregistre une composition qu’il a en tête depuis quelques mois. Sûr de lui, il joue de tous les instruments , et parvient à agencer ses parties grâce aux studios modernes. Quand Richard Branson prend contact avec Tangerine Dream , Tubular Bells est dans les bacs depuis quelques mois , et a rapidement atteint le sommet des ventes.

Oldfield devint ainsi le parrain de toute une scène Canterburienne , qui profita de son succès pour s’engouffrer dans la brèche. Plus que de simples businessmen, les responsables de virgin veulent aussi participer à la gigantesque œuvre que bâtit le rock en ce début de seventies. Après que tangerine dream ait signé son contrat, Virgin l’envoie rapidement dans son studio berlinois. Là-bas, le groupe bénéficie de tout l’équipement qu’il souhaite, le label sentant bien que ce trio peut reproduire l’exploit commercial et artistique de son premier protégé.

Edgard Froese reconnaît d’ailleurs que cet équipement dernier cri a largement influencé la musique de Phaedra , mais reste persuadé qu’il aurait pu produire un aussi bon disque sans. Avec Phaedra , la machine reste au service de l’artiste , pas le contraire. D’ailleurs, les sessions d’enregistrements furent un cauchemar, une lutte douloureuse entre l’homme et une technologie encore balbutiante. Le séquenceur ne permettant pas d’enregistrer des sons, les musiciens doivent s’accorder pendant des heures, pour être dans la tonalité d’un sifflement que la machine ne pourra jouer une seconde fois.  En plus de cette préparation interminable, le séquenceur oblige le trio à structurer davantage sa musique, pour poser un cadre capable de donner forme à ses sons hypnotiques.

Ajouter à cela la fragilité de bandes d’enregistrements cassant souvent entre les prises , les fréquences trop basses, qui mettent le séquenceur hors service , et les caprices de mellotrons aux réglages hasardeux , et vous obtenez un cauchemar devant lequel de nombreux explorateurs sonores auraient abdiqué. De ce calvaire naît tout de même la première partie de Phaedra , et Tangerine dream part au manor studio (en Angleterre) pour enregistrer le reste de l’album. Dans la capitale de la pop moderne, Edgard Froese explore les possibilités du mellotron. Désormais salué comme l’instrument sacré du rock progressif, ce clavier lui permet de composer « mysterious semblance of a nightmare » , nuage fascinant qui sera finalement placé en ouverture de l’album.

Pas en reste , Peter Baumann utilise le delay de son synthétiseur pour former le rideau hypnotique qui referme l’album. Phaedra est un fleuve synthétique, un courant méditatif guidé par une syncope fascinante, un swing robotique et vaporeux. Si cette musique est plus structurée, si les battements spatiaux guident les crescendo mystiques de cette symphonie robotique, aucun groupe n’était allé aussi loin dans l’exploration des synthétiseurs modernes.

Entouré par un système de branchements complexe , les musiciens devinrent le cœur mettant en branle un instrument fabuleux, un dieu métallique chantant ses odyssées d’un autre monde. Ce qui était au départ un foisonnement de bruit, un décor qui semblait se constituer grâce à l’aide d’une force inconnue , devient une impressionnante science musicale.  C’est un véritable fleuve synthétique qui coule  entre nos oreilles comblées, un torrent dont les musiciens semblent parfaitement maitriser l’intensité et les ondulations. Les formes évoluent en une succession de sculptures aqueuses, des silhouettes mouvantes ciselées avec précisions par les battements du synthé.

Autour de ses formes, les sifflements des machines font souffler un vent planant, et l’esprit n’a plus qu’à se laisser emporter par ce mistral bienfaisant. Lors de la sortie de ce disque, beaucoup parleront de la naissance d’une école de Berlin. Cette nouvelle étiquette fut surtout pratique pour regrouper Neu ! Can , Tangerine Dream , Kraftwerk et autres musiciens teutons. Elle permet aussi à toute une critique, qui n’a jamais beaucoup aimé cette avant-garde allemande , de retourner sa veste sans trop montrer qu’elle n’y comprenait rien.  

Le succès de Phaedra arrivait bien en même temps que des classiques tels que autobahn , ou soon over babaluma , mais il y avait un monde entre chacune de ces œuvres. A la réecoute de chacun d’eux, on ne peut que constater que phaedra reste le plus futuriste. Ecouter cet album , avec nos oreilles modernes , c’est ressentir le même émerveillement que ceux qui le découvrirent en 1974. Plus qu’un épisode de l’irrésistible ascension de l’avant-garde allemande, Phaedra est un véritable ticket vers le cosmos dont on ne pourra jamais se lasser.           

samedi 19 décembre 2020

Tangerine Dream : Zeit

 


Après la sortie de alpha centaury , Shroyder quitte le groupe , qui le remplace par Peter Bauman. Ce changement offre enfin une certaine stabilité au groupe, et la formation va vivre les six plus belles années de tangerine dream. A la même époque, ce nouveau trio produit la bande-son du téléfilm vampira. Anecdotique , cette BO sera exhumée en 2005 , par un groupe de fans passionnés. Cette musique, comme beaucoup de bandes-son que le groupe produira par la suite, ne peut intéresser que les fans les plus indulgents.  

Tangerine dream est déjà une bande de cinéastes du son , sa musique suggère ses propres images , vous plonge dans son monde. Le seul défi valable serait de demander à un cinéaste de produire un film capable d’illustrer ses grands espaces sonores. Kubrick en aurait sans doute été capable, mais son odyssée spatiale fut écrite trop tôt pour rencontrer l’éléctro cosmique d’Edgard Froese. Malgré le fait que « vampira » représente un épisode anecdotique de sa carrière, elle a tout de même incité le groupe à produire plus de 300 heures de musique.

Cette boulimie de travail a forcé Edgard Froese à accepter l’impasse dans laquelle il était. A l’écoute de ces bandes, il comprend qu’il ne peut pas aller plus loin avec des instruments traditionnels. Il a certes réussi à libérer son groupe de l’enclos du psychédélisme, mais ce n’est que pour le faire entrer dans une cage plus large. Si il fut parmi les premiers, Tangerine dream n’est plus le seul à explorer les paysages de cette musique cosmique.

En ces années 1971-1972, Pink Floyd fait décoller ses voyageurs vers les mêmes sommets, et je ne parle même pas du rock dystopique d’hawkwind. De son coté Edgard sent bien que la batterie et la guitare sont des bouées embarrassantes,  auxquels trop d’auditeurs s’accrochent pour ne pas être emporter dans ses mondes inconnus. Si il veut larguer la concurrence, son groupe doit utiliser un nouveau carburant.

Edgard Froese demande donc à ses musiciens de revendre leur matériel traditionnel. Pour en revenir à 2001 l’odyssée de l’espace, le rocker lui rappelle ce singe frappant sur son os, et il ne veut pas moisir dans cette préhistoire musicale. Tangerine dream récupère donc du petit matériel électronique, sculpte les sons produits par ses générateurs d’ondes sinusoïdales. Il se rend vite compte que ces machines produisent des sons biens plus profonds que leurs vieux violons. Si cette découverte donnait vraiment l’impression que le trio communiquait désormais avec le cosmos, cette musique était trop cacophonique pour durer.

Pendant quelques semaines pourtant, le groupe effectue ses expérimentations devant un public sidéré. Conscient qu’il ne produira rien de concret avec ces machines, tangerine dream finit par vendre la plupart de ses instruments, et s’offre un synthétiseur. Invention ultra moderne, l’imposante installation devient le centre de gravité autour duquel tourne un orgue, et quatre violoncelles.

Poursuivant la voie tracée par la pièce maitresse de alpha centaury , tangerine dream abandonne les pastilles sonores , pour produire de grandes symphonies cosmiques. Avec Zeit , Tangerine dream sculpte les sons comme Rodin sculptait la pierre . La tête plongée dans les étoiles, les musiciens triturent les boutons, cordes et touches qui forment leur précieux argile sonore. Le synthétiseur donne à ses décors  une couleur plus froide, et plus inquiétante que ses œuvres précédentes.

Les violoncelles plantent un arrière-plan sombre , l’orgue monte au milieu de ce ciel noir , comme une comète propulsée depuis une planète lointaine. Au milieu de ce ciel d’encre, le synthétiseur module des signaux qui semblent stopper la marche de l’univers, free jazz morbide prenant le temps par le col, et l’obligeant à suspendre son vol. La bête de métal est un animal menaçant, ses gémissements inquiétants et fascinants noircissent encore le tableau dans lequel cette ambiance nous enferme.

Quand cette symphonie démarre, c’est comme si notre pauvre terre s’arrêtait de tourner, comme si l’horloge universelle qui dirige nos vies stoppait son avancée destructrice. Il faut écouter Zeit comme un hermite , coupé de toute perturbation auditive et visuelle. C’est là, dans cet exil volontaire, que l’album vous enferme dans ses décors torturés. Ne vous débattez surtout pas, n’essayer pas de trouver dans cette mer d’idées noires une trace de lumière apaisante. Il faut plonger au fond de cet abysse pour que sa beauté angoissante pénètre votre esprit.

C’est une œuvre que l’on explore en apnée, un mouroir qui vous étouffe et vous fait revivre, vous effraie et vous émerveille. Et ne comptez pas sur les percussions pour vous sauver de cette torture jouissive , il n’en subsiste aucune trace. Si vous avez le courage de plonger entièrement dans cet univers tourmenté, ce qui vous apparaissait au départ comme une suite de gémissements menaçants devient progressivement plus uniforme. Les plaintes robotiques entrent alors dans un lyrisme d’outre-tombe.

Sombre comme une nuit sans lune , triste comme un matin sans soleil , ce décor est pourtant d’une beauté inoubliable. Malgré sa froideur glaciale, malgré le coma déprimant dans lequel il vous plonge, on ne demande qu’à revivre l’expérience quand les derniers échos de Zeit s’éteignent. Quand le temps reprend sa marche inexorable, quand nous sommes forcés de quitter cet exil que nous voudrions continuer éternellement, les sensations terrestres nous paraissent bien futiles.