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samedi 28 août 2021

John Coltrane and Duke Ellington

 


Il entra dans le studio tel un souverain dans ses appartements, son élégance et ses gestes gracieux étant toujours au niveau de sa légende. Si Mingus fut surnommé "le baron", son tempérament éruptif et ses violences de souverain tout puissant terrorisant son musicien, Ellington fut "le duc". Quand le grand homme s’installe au piano, sa dégaine et son regard bienveillant forcent le respect avant qu’il ait joué la moindre note. Tous les musiciens présents ont bien sûr en tête le style jungle, cet art d’enrober l’agressivité des cuivres dans les soupirs moelleux des anches. Si ce son fut celui qui fit connaitre le duc, il passa les années suivantes à le maquiller pour coller aux mœurs de la nouvelle époque ou pour les devancer.

C’est ainsi qu’à l’époque des grands saxophonistes ténor, ce grand seigneur organisa ces symphonies dans le but de mettre en lumière ces nouveaux géants. Pour rester rentable face à la montée des petites formations, Ellington tournait alors sans cesse, parcourait la route tel un noble partant découvrir les préoccupations de ses obligés. Il découvrit ainsi que le public jazz vénérait les riffs comme de grandes icônes, ce qui l’obligea à glisser ces motifs entêtants dans ses compositions. Quand ses vielles formules jungles commencèrent à ressembler à une vieille bourgeoise trop maquillée, le plus grand des pianistes ralentit les tempos, accentua la douceur de ses mélodies pour que l’auditeur puisse en déguster l’exotisme.

Puis vint la consécration de Newport, festival où celui qui fut avant tout meneur d’orchestre fut soudain vénéré plus que ses musiciens. D’un seul coup, on se mit à admirer ce toucher énergique tout en restant doux, cette classe sachant se faire spectaculaire sans devenir vulgaire. Quelques observateurs rêvèrent alors de voir ce chef de troupe se plier à l’exercice des petites formations, cette formule étant la seule capable de laisser s’exprimer toute la richesse de son jeu. Toujours soucieuse de réconcilier la tradition et l’avant-garde, Impulse sera la première maison de disques à lui proposer l’expérience. Elle comprit vite que le duc et Coltrane partageaient beaucoup de points communs.

Comme Coltrane, le duc sut fondre ses influences africaines dans une musique exprimant autant le désir d’émancipation du peuple noir que la folie des grandes villes. Il a ensuite explosé le format traditionnel, cassant le cadre imposé des bluettes de 5 minutes, pour laisser s’exprimer sa prolifique muse. C’est aussi un homme sensible aux évolutions de son temps, un vieux sage toujours prêt à s’approprier la musique de ses disciples. John Coltrane rencontra ses fils spirituels sur « the avant-garde », Ellington croisa le fer avec le bop sur "money jungle". Le premier album est un sympathique exercice de style, le second un chef d’œuvre auquel le temps finira par rendre justice.

Pour l’heure, en cet an de grâce 1962, le duc initie la mélodie romantique d’"in a sentimental mood". Dans un feeling cher aux traditionalistes du swing, Coltrane s’inspire de cette douce introduction pour rallonger ses notes, prend le temps de laisser toute la beauté voluptueuse de son souffle se déployer dans de grands soupirs cuivrés. La classe du duc est contagieuse, le saxophone et le piano laissant l’écho de leurs notes s’enlacer avec la tendresse de deux vieux amants. Comme un bon invité ne se présente jamais les mains vides, Ellington dévoile ensuite la partition du titre qu’il composa spécialement pour ces séances.

"Take the Trane" permet à une rythmique chauffée à blanc d’exposer un thème foisonnant, la plus étoffée des jungles imaginées par le duc. Ce crépitement étincelant permet au saxophoniste de mettre le feu à ce bon vieux style jungle, la chaleur proto free qu’il inventa au Village Vanguard s’élevant sur ces cendres. Si un titre de cet album illustre l’adoubement de Coltrane par son prestigieux ainé, c’est bien "Take the Trane". Tel un père regardant son fils s’émanciper progressivement, le duc laisse de plus en plus de place à la puissance du trio Coltrane/Garrison/ Jones. Comme pour montrer qu’il est digne de cette confiance, Coltrane écrivit "Big Nick", titre où il atteint les mêmes sommets flamboyants.

"My little brown book" renoue ensuite avec le traditionalisme classieux de "in a sentimental mood". Le décor installé par le duc est aussi discret que le souffle de Trane est apaisé, les plus belles choses n’ont pas besoin d’être hurlées. Ellington renoue ensuite avec sa vieille lubie afro cubaine, le swing presque cha cha d’"Angelica" groovant merveilleusement. Sur ce tempo dansant, Coltrane virevolte, esquisse une danse de guérilleros un  peu éméchés, un chorus aussi chaleureux que le pays du Che. Voyant son fils spirituel s’épanouir, le duc laisse une nouvelle fois le saxophoniste faire décoller sa mélodie vers des sommets vertigineux. Quand le fils prodigue semble prêt à revenir auprès de luis, les notes d’Ellington lui ménagent la plus belle des pistes d’atterrissage.

A la fin des séances, perturbé par son perfectionnisme maladif, Coltrane voulut rejouer plusieurs de ces titres. Ellington lui demanda alors « Mais pourquoi ? On ne réussira pas à retrouver le même feeling. C’est la bonne. » Pour cette leçon autant que pour son parfait équilibre entre le traditionalisme et l’avant-garde, Duke Ellington and John Coltrane est un chef d’œuvre. En cette année 1962, Coltrane comprit enfin que le musicien n’est pas qu’un ingénieur besogneux. Le compositeur est aussi et avant tout un architecte dont les constructions un peu bancales sont parfois les plus mémorables.