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mardi 28 septembre 2021

John Coltrane : Live at Birdland


 C’est un vestige d’un temps trop vite disparu, le foyer d’une révolution que l’on aurait voulu éternelle. Créé par Morris et Irving Levy, le Birdland fut inauguré en 1949. Situé entre les 52e et 53e rues de Broadway, la salle célébra son inauguration en accueillant le souffle irrésistible de Charlie Parker. Bird fut déjà le modèle que tous voulurent dépasser, le guide vénéré d’une nouvelle génération de jazzfans. Depuis sa prestation au Minton, les jazzmen n’avaient d’yeux que pour le gracieux volatile. Comme pour renforcer sa légende, l’oiseau jouait ce soir-là en compagnie d’un certain Thelonious Monk. Alors que Parker devint le symbole vénéré du mouvement bop, Monk resta pendant des années un génie incompris.

Dans les bars, on débattait pour savoir qui fut le véritable père du swing bop. La rumeur disait que le grand duc Ellington rendait régulièrement visite à un certain Bud Powell, histoire de lui piquer quelques harmonies. On répondait alors au porteur de cette légende infamante que ce n’était que justice, le Bud en question ayant trouvé son swing en copiant les solos de Charlie Parker. Seul Monk semblait ne devoir sa musique qu’à lui-même, mais ses multiples « fausses notes » déconcertaient le grand public. Toujours est-il que, grâce à Charlie Parker, le Birdland devint un des plus hauts lieux du bop. Suivant les traces du légendaire oiseau, Miles Davis, Charles Mingus et Dizzie Gillepsie vinrent y donner des concerts historiques.

Quelques années après cet âge d’or, Bob Thiele proposa à Coltrane d’enregistrer un second live dans ce mausolée du bop. Elvin Jones venait juste de revenir de sa cure, ce qui entraina le limogeage immédiat de son remplaçant. Présent au Birdland la nuit où Trane vint y jouer, l’écrivain Leroi Jones parla ensuite d’une musique qui aurait pu se perpétuer comme le pouls de la vie, d’une beauté ne pouvant qu’émouvoir les personnes capables de l’entendre. L’auteur mit alors le doigt sur le véritable but de la quête coltranienne : produire une musique universelle. Voilà pourquoi le swing coltranien se fait parfois spirituel, il veut séduire l’âme humaine. Par ses influences et sa beauté, sa musique a toujours cherché à rompre les barrières séparant les races et les classes sociales. Elle  veut atteindre une beauté indiscutable, une grâce parfaite.

Voilà ce que Leroi Jones perçut ce soir-là au Birdland, le début d’une quête de perfection qui aboutit à l’enregistrement de "A love supreme". "Live at Birdland" s’ouvre sur "Afro blues", une composition du percussionniste cubain Monto Santamaria. Dans un premier temps, le quartet semble découvrir cette mélodie, la joue avec un respect rigoureux. Progressivement, soutenu par la frappe autoritaire de Jones, Trane transforme le motif central en mantra exotique rappelant "My favorite things". Alors qu’Elvin Jones bombarde ses futs avec l’agilité de la déesse Vishnu, Tyner prend un premier chorus spectaculaire. Ses notes tombent avec la violence et la beauté d’une pluie de diamants, forment un rideau lumineux s’ouvrant sur la grandiose méditation de Trane.

Le saxophoniste dissémine quelques morceaux du thème central pour rassurer son auditoire. Progressivement, l’auditeur se laisse submerger par son chaos méditatif. Il suit ensuite la procession initiée par Trane sous les bombardements de Jones. Avec "Afro blue", Coltrane réinvente une nouvelle fois le jazz modal. Ses thèmes répétitifs ne sont plus des piliers dont il refuse de s’éloigner, mais des rampes de lancement pour ses explorations mystiques. Vient ensuite "I want to talk to you", un classique du répertoire coltranien issu de l’album "Soultrane".

Si le début de cette ballade donne l’impression que Coltrane inscrit ses pas dans ceux de Charlie Parker, le retour en arrière est de courte durée. Progressivement, Coltrane dépoussière son classique à coups de chorus virtuoses, drape sa berceuse dans de nouveaux tapis de sons. La partie live se clôture sur "The promise", sorte de version apaisée d’"Afro blues" où le jeu bluesy de Tyner fait encore des merveilles. Pour compléter ce demi live, deux titres furent enregistrés en studio.

"Alabama" est la réaction de Coltrane à un crime qui bouleversa l’Amérique.

Deux mois avant l’enregistrement du morceau, des membre du KKK firent sauter l’entrée d’une église noire à coups de dynamite. Quatre adolescents moururent sur le coup et une vingtaine de personnes furent blessées. Suite à la réaction de Martin Luther King, l’événement devint un nouveau symbole de la persécution subie par les noirs américains. "Alabama" rend hommage à ces victimes sur une mélodie sombre et poignante. Tout en émotion et en colère retenue, le souffle de Coltrane résonne comme les pleurs d’un peuple blessé par la plus barbare des bêtises humaines.

Après le deuil et le recueillement que l’on doit aux morts, la vie peut reprendre son cours. "Your lady" voit donc Coltrane célébrer son amour naissant pour Alice. Pendant que le rythme bat comme un cœur fou d’amour, Coltrane s’embarque dans un groove joyeux et léger. Cet épilogue doit d’abord son charme à la cohésion d’un quartet au sommet, à la symbiose de musiciens formant une entité parfaite. Véritable cerveau de ce corps d’élite, Coltrane trouve un nouvel épanouissement dans cette somptueuse enveloppe. Grâce à cette symbiose, ses engagements s’expriment sans crainte, sa virtuosité est mise en valeur par des musiciens acquis à sa cause. Plus de 10 ans après Charlie Parker , un autre saxophoniste trouva sa voie sur la scène du Birdland.

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