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jeudi 30 septembre 2021

John Coltrane : Transition

 


"Transition", voilà au moins un album qui mérite bien son nom. Le cheminement menant à ce disque commence en 1965, quand Bob Thiele propose à Coltrane d’enregistrer une reprise de "Feeling good", un standard devenu célèbre grâce à la voix de Carmen McRae. Enivré par la tonalité très anglaise de la composition, Tyner tricote une introduction à faire rougir les plus grands compositeurs de musique classique. Suite à cette fine mise en bouche, Trane déploie un chorus bouleversant dont l’impact est décuplé par la frappe sismique de Garrison. Sur la première partie du titre, Coltrane se contente de suivre le thème central, avant de progressivement s’en éloigner. Attaché pour la dernière fois à un langage tonal traditionnel, il commence toutefois à recourir à ce registre rehaussé qui ne cessera de se radicaliser par la suite.

"Feeling good" fut malheureusement trop vite oublié, sa mélodie ne ressortant des tiroirs que pour être massacré par Muse. L’intensité de sa seconde partie annonçait pourtant une radicalité qui pousse ses premier cris sur "Transition". Ce virage s’ouvre sur le morceau titre, qui montre un quartet dépassé par la nouvelle lubie de son leader. Encore englué dans une routine confortable, le trio Tyner, Garrison et Jones concocte un motif autour duquel Trane est censé tourner. Mais notre homme n’est pas un volatile dont on programme le parcours. Après avoir rapidement contourné ce décor trop banal, il abandonne vite cette voie trop toute tracée.

Coltrane s’embarque alors dans des figures plus périlleuses, joue sur les dissonances de son chorus pour trouver le chemin d’une nouvelle intensité. Fasciné par cette nouvelle voie, Tyner se met lui aussi à produire un jeu plus explosif. Si il a encore besoin de quelques vieux repères, le pianiste invente tout de même un son strident accentuant l’agressivité du swing coltranien. Effrayé par une telle démonstration de force, Jones martèle ses futs comme une bête folle. Rendu presque inaudible par cette furie collective, Garrison se contente d’entretenir un discret écho. Quand le motif d’introduction vient clôturer ce bombardement, il semble contaminé par sa rage stridente.

Le pas vers ce que les journaux nommèrent la new thing n’est pas totalement franchi, mais "Transition" met clairement un pied dans l’univers initié par Ornette Coleman. Comme pour se faire pardonner de son attaque envers les vieilles institutions, Coltrane redevient pendant quelques minutes le musicien apaisé de "ballads". Le plaisir est alors immédiat, son souffle, allié à la finesse mélodique de Tyner, caressant nos tympans avec une douceur inimitable.

Puis vient "Suite", une fresque en cinq actes où Coltrane présente les piliers de sa religion. Représentant le cheminement spirituel de ce dévot sans dogme, "Suite" cache d’abord sa radicalité derrière un apaisement de façade. Passées les premières minutes, le saxophoniste s’engage sur les chemins les plus tortueux. Après une introduction aux airs de ballade, le ton mélodieux de Tyner est pris d’assaut par les chorus de plus en plus dissonants du saxophoniste. Pour apporter un peu de sérénité à un affrontement de plus en plus tendu, Garrison baigne ce chaos dans un bourdonnement méditatif. Arrivé au summum de son intensité, Coltrane finit par laisser le bassiste construire un entracte harmonieux. Il reprend ensuite les choses là où il les avait laissées, son énergie exaltée lui faisant progressivement oublier toute préoccupation harmonique.

Enfin libre, Coltrane laisse s’exprimer toute sa virtuosité dissonante, crée le big bang donnant naissance à sa nouvelle planète. Les percussions de Jones et le bourdonnement entretenu par Garrison le poussent ensuite dans ses derniers retranchements. L’auteur de "A love suprem" se débat alors avec la force redoutable d’une bête blessée. Le déchainement se clôture sur un chorus qui semble nous passer la pommade.

"Transition" n’est pas un album parfait, loin de là. La nouvelle voie choisie par Coltrane déconcerta tout le monde, à commencer par ses musiciens. Ce qui fut un quartet uni ressemble sur certains de ces titres à deux entités tentant d’imposer leurs visions. D’un côté, Coltrane se montre résolu à en finir avec ses vieux repères, qu’il trouve désormais gênants. De l’autre, le reste du quartet tente désespérément de le ramener vers ses vieux totems, pour éviter de se noyer dans le torrent déchainé de ses chorus dissonants.

« Tout progrès est précédé par une forme de décadence » disait Frank Zappa. Si l’on juge "Transition" d’un point de vue traditionnel, c’est un échec cuisant. La cohésion du groupe a disparu, ce qui fut une beauté spirituelle a fait place à un chaos dissonant, et même Coltrane semble parfois ne pas savoir où il veut en venir. Mais le recul actuel nous permet de voir dans ces explorations désordonnées une façon de tracer un nouveau chemin. Sans être totalement free, Coltrane se libère ici de ses dernières chaines pour développer une spiritualité plus intense.

Reste à savoir si ceux qui se montrent si frileux sur cet album pourront suivre cette voie sur les disques suivants. Une chose est sûre, le quartet des années précédentes est définitivement mort.               

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