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vendredi 29 octobre 2021

Au delà du rock partie 9


Malgré leurs profonds désaccords musicaux, Daniel indiqua à Albert le nom d’un hôtel prêt à l’héberger à l’œil. Le disquaire s’était attiré les faveurs du gérant en lui dénichant une poignée d’albums d’Albert Ayler et Eric Dolphy dans sa réserve. Il les affichait jusque-là sur sa vitrine le samedi, le jazz donnant à sa boutique un côté vintage et une certaine respectabilité. Un jour, un type s’était présenté à son comptoir tremblant d’excitation. Quand l’inconnu demanda le prix de « ces merveilles » , Daniel choisit au hasard la somme de deux dollars l’unité. Ayant trouvé ces disques dans une décharge, il ne put imaginer qu’ils aient une quelconque valeur. De son côté, l’acheteur prit ce prix pour le plus grand acte de générosité de l’humanité, il eut la même reconnaissance éternelle que celle de Brassens pour son auvergnat. Il proposa donc à son bienfaiteur de bénéficier d’une de ses chambres gratuitement et à vie, mais Daniel était trop solitaire pour accepter un tel cadeau. L’hôtelier dut donc se contenter de lui annoncer que, si un de ses amis cherchait un toit, il l’accueillerait avec plaisir.

Le bâtiment en question ne fut pas très difficile à trouver , il suffisait de suivre l’écho provoqué par le saxophone rugueux de l’holy ghost*. Arrivé sur place, deux immenses amplis secouaient les murs au rythme des chorus du grand Albert. Devant ces deux immenses enceintes siégeait un homme mince en costard , ses lunettes posées sur une tête de premier de la classe lui donnait des airs de Bill Evans**. Quand il vit arriver son hôte, l’homme ôta délicatement l’aiguille de son gramophone du sillon qu’elle parcourait, ses gestes avaient la grâce nonchalante d’Humphrey Bogart. L’allure de ce taulier imposait le respect avant même qu’il eut prononcé un mot, elle lui donnait un charisme naturel digne de Lino Ventura et Jean Gabin. Intimidé par tant de prestance, Albert parvint juste à prononcer, sur le ton d’un écolier face au proviseur, «Bonjour monsieur , je viens de la part de Daniel , le disquaire qui vous a vendu des albums de free jazz. »  Aussi timide qu’ait pu être le ton sur lequel cette phrase fut prononcé , elle imprima sur le visage du gérant une expression enjouée et fraternelle.

-          Messire, considérez désormais cette humble bâtisse comme votre royaume. Laissez-moi vous guider dans la suite que je vous réserve depuis fort longtemps.

Heureux de constater que le ramage de son bienfaiteur était du même niveau que son plumage, Albert le suivit dans un escalier qui lui parut sans fin. Après avoir gravi une dizaine d’étages, le duo croisa un homme chancelant. L’inconnu avait les cheveux bouclés, le torse velu, et gratifia notre duo d’un sourire charmeur lorsqu’il le croisa. Après avoir gravi la dernière marche de l’escalier, l’étrange inconnu hurla d’une voix guerrière « Let there be rock ! » Il traversa alors le couloir à toute vitesse, pour se jeter dans le vide en sautant dans l’ouverture laissée par une fenêtre ouverte. Albert voulut courir pour voir si il pouvait venir en aide au malheureux inconscient , mais le maitre d’hôtel le retint. 

-          Ne vous donnez pas cette peine sir. Il n’y a malheureusement pas de miracles ici-bas.

-          Quelle horreur !

-          Oui, ce butor est aussi précis qu’un albatros ! Il en est déjà à son troisième saut, il suffit de lui promettre un verre de Jack pour le voir faire le cascadeur.

Après avoir regardé son interlocuteur avec l’air ahuri de celui qui croit entendre parler un fou, Albert se dégagea de son étreinte pour aller constater les dégâts. Il vit alors celui qu’il croyait mort nager joyeusement dans une piscine.

-          Un inconscient précis comme un albatros et un invité têtu comme un breton… Je ne suis plus maitre d’hôtel mais capitaine d’un drôle de navire ! 

Rassuré de constater que l’inconnu allait bien, Albert laissa celui qui se nommait Raoul poursuivre son monologue.  

- Bien que je ne sois pas un adorateur de ce culte païen que les sauvages nomment rock n roll, je suis obligé d’héberger ces zouaves pour payer les factures. De ce fait, comme j’eus le déshonneur de vous le laisser voir, ma piscine devient un dépotoir où tombent des téléviseurs , des cuistres, et même une rolls conduite par un certain Keith Moon. Alors, une fois que ces vikings de foire ont saccagé leur chambre, leur manager me lancent une liasse de billets comme si j’étais leur laquais.

A ce moment, le visage de Raoul se crispa en une grimace exprimant toute la douleur causée par sa fierté blessée.

-          Le pire étant que je le suis, comme une bonne partie de cette ville. Parce que c’est toute une économie que la folie de ces aztèques fait vivre… Du plombier réparant les latrines dynamitées, aux femmes de ménage nettoyant leurs cochonneries. Et je peux vous dire que ça fait un sacré bataillon !

A ce moment, on entendit un beat irrésistiblement binaire, un riff d’une simplicité enfantine, le tout soutenant une voix impressionnante déclamant :  

« He say let there be sound , they was sound

Let there be light , they was light

Let there be drums , they was drums

Let there be guitar , they was guitar

LET THERE BE ROCK »


Nous fumes alors plus de vingt ans après les premiers accords de Chuck Berry , cette explosion eut pourtant la même intensité que le big bang originel. Raoul permit enfin à Albert de mettre un nom sur ce grandiose déluge. Le chanteur se nommait Bon Scott , le batteur Phil Rudd , secondé par la basse de Cliff Williams. Devant les fûts, Malcolm Young secouait la tête au rythme de ses riffs, pendant que son frère parcourait sa scène improvisée en envoyant des solos tranchants. Le gringalet en costume d’écolier balayait une génération de virtuoses prétentieux, rendait au rock une spontanéité que l’on croyait dépassée depuis les premiers exploits d’Hendrix. Ce n’était pas du hard blues comme le faisait Led zeppelin et autres Deep purple , c’était juste le retour du pur rock n roll.

* « Coltrane was the father , Sanders was the son , I was the holy ghost » Albert Ayler

** Pianiste de Miles Davis . Il participa notamment à l’enregistrement du grandiose kind of blue

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