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samedi 2 octobre 2021

John Coltrane : Impression

 


Les grands bouleversements commencent souvent par de déchirants adieux. Pour Coltrane, Eric Dolphy fut une âme sœur et un rival, une muse et un brillant ouvrier, un humble serviteur et un glorieux chef d’orchestre. Pendant une courte année, Dolphy a tout donné à son alter ego. Les deux hommes partageaient le même rapport compliqué avec la tradition, cette envie de briser tous les carcans sans pouvoir se passer de quelques vieux repères. Durant leur collaboration, les deux musiciens tâtèrent les eaux bouillantes du free sans s’y immerger totalement. Après son passage chez Trane, Eric Dolphy participa au gargantuesque "Mingus Mingus Mingus" avant d’enregistrer ce qui restera son plus grand chef d’œuvre.

"Out to lunch" est une symphonie au swing alambiqué, un grand récital dont les dissonances forment les harmonies. Il faut s’acharner sur ce disque comme sur un rubik’s cube, laisser à nos tympans le temps qu’il faut pour qu’ils commencent à percevoir les splendeurs cachées derrière cette apparente cacophonie. Avant la sortie de cette œuvre maitresse, Dolphy participa à ce qui restera une de ses dernières apparitions auprès de Trane.

Nous étions alors au Village Vaguard, temple annonçant l’avenir du jazz coltranien. Pour remplir tout l’espace sonore, Coltrane s’était alors entouré des bassistes Workman et Garrison, épaulés par la puissante frappe de Jones. Le batteur ouvre d’ailleurs le bal sur une marche solennelle et vibrante, à laquelle les basses viennent donner un écho envoutant et spirituel. Le soprano de Coltrane s’élève sur ce tapis de clous comme un vieux sage indien. Un peu masqué par les cris possédés de Trane, Tyner illumine discrètement l’arrière-plan sonore de ses accords bluesy. Hypnotisé par la fascinante régularité de sa section rythmique, Coltrane s’époumone comme un mariachi en transe. Redescendu de ses paradis hindous, il finit par montrer la voie que doit suivre la mélodie.

Dolphy le rejoint alors le temps d’un intermède mélodique presque conventionnel. L’accalmie ne dure heureusement pas et, entrainé par un combat où chaque coup renforce l’adversaire, le duo Coltrane / Dolphy finit par embarquer le groupe dans sa transe méditative. Caché derrière l’impressionnante muraille bâtie par ses partenaires, Tyner tisse ses mantras hypnotiques, dote la rêverie bruyante du groupe d’un irrésistible pouvoir d’attraction. Coltrane part ensuite dans un long chorus, où il explore toutes les possibilités de son thème avec une ferveur dévote. Dolphy lui répond par un ébouriffant solo de clarinette basse, il s’amuse déjà à marier les dissonances tel un  Jackson Pollock du swing. "India" est une mélodie entêtante ouvrant la voie à un splendide chaos méditatif. C’est aussi un mariage d’influences orientales et occidentales, une méditation métisse dont on ne peut saisir toutes les subtilités dès la première écoute. Cette complexité donne l’impression que Trane montre à son plus brillant disciple le chemin à suivre, lui annonce la voie qui le mènera à la beauté de "Out to lunch".

Après un tel voyage, "Up gainst the wall" rappelle la douceur de l’album "Ballads". Si il fut écarté de ce dernier à cause de son tempo trop agressif, c’est ce même tempo qui lui permet de maintenir un peu l’intensité développée par "India". Vient ensuite le morceau titre, irrésistible refrain modal lançant le fulgurant marathon de Trane. En pleine communion avec son public, il dévale la route tracée par une rythmique brillante, qui semble le suivre de loin. Cette fois, le piano n’ose intervenir, il sent que le saxophoniste découvre le chemin d’une nouvelle liberté. La seule ombre à cet impressionnant tableau est l’intervention trop timide de Dolphy, qui annonce sa présence sans savoir comment prendre le relais tendu par un tel athlète.

La dernière composition subit d’abord le déclin de Jones. L’homme devint progressivement une bête possédée par la drogue. Si cela n’eut tenu qu’à lui, Coltrane aurait pardonné tous ses excès, une frappe pareille ne se trouvant pas à tous les coins de rue. Il accepta donc la violence de ses sautes d’humeur, pardonna qu’il emboutisse une voiture qu’il venait juste de lui prêter, mais la justice ne fut pas aussi clémente. On donna donc au batteur le choix entre l’hôpital psychiatrique et la prison, il préféra la première option.

Pour assurer l’intérim, Coltrane rappela Roy Hayne, un batteur rencontré lors du festival de Newport. S’il n’avait pas le génie de Jones, le nouveau venu possédait tout de même un jeu assez fin pour diriger le chant lyrique qu’est "After the rain". Tout en sobriété, ce dernier titre se contente de développer un thème pur comme un blues de Miles Davis. Quand les dernières notes de cette méditation s’éteignent, "Impression" s’affirme comme une nouvelle facette de la grande âme coltranienne.                     

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