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dimanche 10 octobre 2021

John Coltrane : Interstellar space + épilogue

 


La foule du Philarmonique Hall attend ses héros avec un mélange d’excitation et d’angoisse. Excitation d’abord de voir Coleman Hawkins, Sonny Rollins et quelques autres légendes éternellement liées au jazz le plus classieux. L’angoisse vient bien sûr de John Coltrane, dont le public redoute les délires avant gardistes. Le free n’a jamais été totalement accepté, le fait que Coltrane s’y soit converti ne faisant que renforcer la controverse. Interrogé sur le sujet, Miles Davis affirme que le mouvement ne « correspond pas à ce que les gens veulent entendre ». Pour lui, cet avant-gardisme dissonant marque « la fin du jazz populaire ». Thelonious Monk tint des propos similaires, prouvant ainsi que le jazz s’est scindé en deux camps irréconciliables, les traditionalistes et les avant gardistes.

Ce soir-là à New York,Trane monte sur scène en compagnie des frères Ayler. Poussé par la formidable intensité d’Albert, il déploie un jeu abstrait qui met à l’épreuve les nerfs du public. Quelques jours plus tard, voyant bien que le saxophoniste n’est pas prêt d’abandonner la voie du free, Tyner et Jones décident de tracer leur propre route. Ce départ ne fit qu’accentuer le virage initié sur "Transition", le batteur Rashied Ali et la pianiste Alice Coltrane comprenant mieux la radicalité de Trane. Poussant sa logique expérimentale à son paroxysme, Coltrane organise des sessions d’enregistrement en duo avec Ali.

Quand le batteur demande quelle tonalité doivent prendre les morceaux, son chef de file se contente de lui répondre « c’est tout ce que tu veux que ça soit ». A chaque introduction, le saxophoniste fait teinter des grelots, installant sa fameuse ambiance mystique. Il montre ensuite la voie à son batteur via un premier chorus. Son jeu n’a jamais été aussi saccadé et expérimental qu’ici, comme si il voulait que son batteur interprète librement ses enchainements abstraits. Véritable maître de cette nouvelle galaxie, Ali pousse alors le saxophoniste vers des textures plus ou moins rugueuses, fait monter et descendre la pression au rythme de ses percussions. En réduisant son orchestre au minimum vital, Coltrane réussit à rendre lisible ses plus folles expérimentations. L’auditeur peut alors suivre ses zigzags entre les percussions, vibrer grâce au son de textures lyriques, déchirantes ou intensément mystiques.

"Interstellar space" n’est pas un aboutissement, les interventions parfois hésitantes d’Ali annoncent une voie que les musiciens n’auront malheureusement pas le temps d’approfondir. Cet album est toutefois un remarquable laboratoire du swing, un monde musical unique. Rejeté par le grand public, Coltrane lui annonçait ici qu’il ne pouvait plus revenir en arrière.   

Après ce tour de force, Coltrane produisit "Expression", un album lumineux où le lyrisme de son saxophone s’exprime pour la dernière fois. Quelques jours après l’enregistrement de cet ultime chef d’œuvre, Trane est pris d’une violente douleur à l’estomac. Après avoir effectué une biopsie, les médecins lui annoncent que, si il n’est pas opéré rapidement, Coltrane est condamné. Jugeant que les chances de réussite de l’opération sont trop faibles, le musicien décide de ne pas se soigner. A peine deux mois plus tard, en 1967, il décède d’une infection au foie.  

Lors de son enterrement, Albert Ayler et Ornette Coleman jouent un vibrant requiem. Ces gémissements cuivrés représentent leurs promesses de poursuivre les expérimentations qu’il a initiées. L’œuvre de Coltrane ne mourra jamais, elle se perpétuera à travers les chorus torturés de ses nombreux fils spirituels.

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