Rubriques

mardi 12 octobre 2021

Nouvelle rock : au delà du blues partie 1

 


Nous sommes en 1969 à Chicago. Comme chaque matin depuis des années , Albert se promène paisiblement dans les rues. Il faut voir ces sentiers, quand le soleil orangé commence à rayonner timidement à l’horizon. Le vice se levant rarement tôt, les rues chaudes ont des airs de ruelles paisibles. Albert aime ces moments, lorsque les imbéciles peuplant les trottoirs semblent enfin avoir été massacrés. Pour lui, la grandeur d’un homme se résumait à ce qu’il avait écouté, aux films qu’il avait vu, aux livres qu’il avait lu. Force est de constater que cette mentalité condamne à la solitude, la pluparts des hommes modernes ne s’adonnant à la découverte d’une œuvre que lorsqu’un ennui mortel les y pousse. La masse a toujours préféré le récréatif, les jeux télé et les feuilletons au charme austère de la véritable culture.

Etre sérieux, pour la plupart des gens, c’est se tuer aux tâches les plus pénibles dans le seul but de partir en vacances l’été. Aliéné par cette religion du salariat, monsieur moyen est le plus souvent cupide, mesquin, et vicieux. Cette vision, aussi sombre soit elle, a le mérite d’expliquer comment un homme peut se retrouver seul dans la rue à 6 heures du matin. A une telle heure, un seul bar était ouvert et Albert y avait ses habitudes. Le taulier est un de ces vieux briscards donnant l’impression d’avoir servi les premiers pionniers. A chaque fois qu’Albert venait le saluer, le vieux courrait dans son arrière-boutique. Il en ressortait avec une relique des temps glorieux, l’époussetait avec soins, avant de la placer délicatement sur son vieux phonogramme. Il se mettait alors à se tortiller dans tous les sens, mimant le guitariste en chantant ses « poumpoupoum poupoumpoupoum ! ».

C’était ça le blues pour Albert , ce poupoum à la monotonie rassurante, ce motif immuable dont on pouvait juste accélérer ou ralentir le rythme. Quand un jour , par mégarde , il vint plus tôt que prévu , il dut esquiver un poste de radio qui s’écrasa quelques mètres plus loin. « Ces connards d’angliches vont tout foutre en l’air ! ». Ceux que le vieux insultait ainsi, c’était les Beatles et autres gloires britanniques. Le groupe de John Lennon avait conquis l’Amérique quelques années plus tôt, incitant les radios à diffuser en boucle les tubes du duo Lennon / McCartney. Ce jour-là , Albert n’osa pas avouer son admiration pour les albums Sergent pepper , Revolver et Rubber soul , une sainte trinité élevant la pop au niveau des musiques plus « sérieuses ». Le vieux était une des rares personnes qu’il regardait avec un respect mêlé d’affection, il tenait à cette oasis d’authenticité dans un monde de plus en plus superficiel.

Ajourd’hui , tout est calme , presque trop. Au lieu de l’accueillir en fanfare , le vieux se positionna solennellement devant son comptoir. Une guitare y était posée, son propriétaire l’admirant avec la tendresse d’un père regardant son fils venant de naitre. Quand l’ancêtre remarqua enfin l’arrivée de son ami, il lui fit signe de s’assoir.

- Tu sais qui jouait de cette guitare ?

- Si j’en juge par la plaque de poussière incrustée dans le bois , il devait pas être jeune.

Le vieux se mit alors à faire ce que la plupart de ses semblables font pour retrouver un peu de joie : il raconta son passé.

« J’étais jeune en ce temps là… Jeune et con ! Mais aujourd’hui je crois que j’abandonnerais volontiers mon intelligence pour retrouver ma jeunesse. Bref ! J’avais encore un peu trop bu et je titubais sur la route. Arrivé à un carrefour, je vis un type tendre une guitare à Robert. A l’époque, Robert était considéré comme le crétin du village, un mec qui se prenait pour Wes Montgomery sans savoir enchainer trois accords correctement. Toujours est-il que, après lui avoir offert la gratte, l’autre type s’est volatilisé. J’ai alors cru que le whisky m’avait donné des visions, jusqu’à ce que Robert s’approche avec le mystérieux instrument. Je lui demandai alors qui était son mystérieux bienfaiteur. Robert avait l’air d’avoir croisé un fantôme, il tremblait encore et une sueur que l’on devinait froide coulait sur sa nuque. Il me répondit alors, sur un ton qui ne laissait aucun doute sur sa sincérité « c’était le diable ». Tu sais, jusqu’à ce soir-là je ne croyais pas trop à ces superstitions, j’ai toujours vu la religion comme une béquille dont les faibles ont besoin pour faire face à l’existence. Robet m’aida ensuite à me déplacer jusqu’à ce que Jim Morrison appelait « le prochain bar à whisky », le seul ou je n’ai pas bu une goutte. Rober m’a installé, s'est posté sur scène avec sa mystérieuse guitare, et je m’apprêtais à commander de quoi supporter ce massacre. »

A ce moment de son récit, le vieux se mit à trembler comme une feuille, sa tête était haute comme celle d’un prédicateur possédé par ses formules prophétiques, une larme coulait discrètement sur sa joue creusée par le temps.  

« Bon dieu si tu avais entendu Robert ce soir-là ! La régularité de ses accords, ce son grave comme l’écho d’une caverne, cette voix semblant porter toute la sagesse et tous les tourments de l’humanité. Le petit Robert devint l’immense Robert Johnson ! Le roi des chanteurs de delta blues ! »

Après cette révélation, Albert fut pris de la même fièvre que son hôte, mais il n’osa pas interrompre un tel récit.

« A partir de ce jour, Robert et moi sommes devenus inséparables. On a parcouru la route pendant des mois , il jouait dans des rades pourris et on crevait de faim.  Et puis , enfin , un type en costard lui fit signer son premier contrat. Alors il se mit à enregistrer comme un fou , vingt-neuf titres furent mis en boite en quelques jours. Je suis sûr que, malgré le fait qu’il était toujours tiré à quatre épingles , mon pote sentait qu’il était proche de l’abime. A l’époque, on buvait un alcool de contrebande, une merde toxique que s’envoyait la plupart des prolos pauvres. Un jour, Robert en but une de trop, depuis ce jour je ne bois plus une goutte d’alcool. Je me suis installé ici, j’ai ouvert mon bar avec du pognon gagné  dans quelques petits boulots, j’ai vécu des jours paisibles mais tristement mornes.  Aujourd’hui, je sens qu’il est temps de léguer mon seul trésor, à mon âge je ne pourrais plus le conserver très longtemps.

Prend cette guitare, je vais fermer mon bar et partir finir mes jours dans un patelin plus sûr. Après une accolade virile , Albert partit rapidement pour éviter de montrer son émotion. La dernière phrase que lui lança son vieil ami allait longtemps tourner dans sa tête.

« SI jamais tu utilises mon cadeau, sache juste que ce qu’il va te révéler ne te plaira pas forcément. »              

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire