Rubriques

mercredi 20 octobre 2021

Non au woke'n roll !

 


Je m’étais promis, lors de la création de ce magazine, d’éviter au maximum l’actualité. Dans nos téléphones, nos journaux, sans oublier les affiches, cette vipère nous inocule déjà trop son venin aliénant pour que je vienne en rajouter une couche. Et puis, contester les beuglements futiles de la meute moderne, mettre les mains dans cette fange nauséabonde rendant notre quotidien irrespirable, c’est se laisser contaminer par la folie ambiante.  Je n’ai donc pas bronché quand le patron de "Spotify" a affirmé que les artistes ne « travaillaient pas assez », j’ai retenu ma colère face à la foule d’illuminés gauchistes prenant le rock en otage dans des livres stupides. J’ai même ravalé mes sarcasmes quand le bébé de "Nevermind" s’est rendu compte, trente ans après la publication, que l’on voyait son sexe sur la pochette de l’album. Tout ça n’est pour moi que les gesticulations d’un monde ridicule, d’une modernité réinventant l’obscurantisme moyen âgeux.

Je n’ai même pas bronché quand, au fil des années, j’ai vu des « auteurs » qualifier une des plus belles musiques du monde de misogyne, raciste, homophobe… A force de contester systématiquement les idées qui nous choquent, on finit par oublier de développer les siennes. Et  j’ai mis assez de temps à le comprendre pour ne plus jamais l’oublier. Mais voilà que, après leur avoir lancé leurs séries d’insultes en -phobes, les curés wokes ont fini par faire plier les Stones. Le plus grand groupe du monde a ainsi annoncé qu’il ne jouerait plus "Brown sugar", avant qu’il ne parle d’une nouvelle version de "Sticky Fingers" où n’apparaitrait pas ce chef d’œuvre.

Qu’ils me permettent d’abord de les avertir : en le faisant, ils mettent le doigt dans un engrenage infernal. Je suis toujours étonné de constater que l’homme préfère toujours la soumission, en pensant que celle-ci lui permettra d’obtenir la clémence de ses bourreaux. L’humanité croit toujours se libérer en obéissant, mais c’est précisément parce qu’elle obéit trop qu’elle ne sera jamais libre. Leur liberté, les Stones s’en foutent, ils préfèrent faire leur petit business, ils aiment trop les dollars pour risquer de perdre le marché américain, ils vendront tout ce qu’ils peuvent au plus offrant. En émasculant "Sticky fingers" , ils donnent raison à tous ces snobs qui voient le rock comme une musique purement commerciale, ils crachent sur une œuvre que l’on croyait intouchable.

Monsieur Jagger, puisque vous êtes l’auteur de ce chef d’œuvre que vous n’assumez plus, jusqu’où êtes-vous prêt à aller pour l’argent ? Allez-vous aussi faire disparaitre "Honky Tonk Women" et "Stray cat blues" si ils sont taxés de misogynie ? "Sister morphine" va-t-il disparaitre pour une supposée apologie de la drogue ? "Paint it black" sera-t-il effacé parce que quelques acéphales le trouveront raciste ? Les personnes auxquelles vous vous soumettez sont des fanatiques, leur bêtise n’a d’égal que leur puritanisme guerrier. Alors, êtes-vous prêt à détruire l’œuvre de votre vie, à démonter une à une toutes les pièces formant la formidable œuvre stonienne ?

Et Keith, qu’en pense-t-il ? Lui qui saluait votre coup de génie dans sa biographie. Le rebelle ultime est-il rentré dans le rang ? Les Stones ne sont-ils plus que des bourgeois exploitant le filon d’une légende dont ils ne sont plus dignes ? A moins que vos frasques et l’engouement autour de votre œuvre ne furent qu’une grande escroquerie cherchant à capter l’argent d’une jeunesse en pleine émancipation. Pendant que j’écris ces lignes, la version originale de "Sticky Fingers" tourne sur ma platine. Je me rappelle alors  à quel point cette œuvre, comme tout ce que les Stones créèrent de 1968 à 1972, est une merveille. Alors n’oubliez pas qu’elle fut influencée par Bo Diddley, Muddy Waters et autres BB King, des hommes prêts à mourir de faim pour leur musique.

Les wokes qui vous attaquent ne sont que les fanatiques d’un obscurantisme qui passera de mode. Votre musique par contre est immortelle, car elle puise dans une culture centenaire. Cette culture, c’est celle du blues. Et, tant qu’il subsistera encore un peu d’humanité dans cet occident hystérique, on trouvera encore des centaines de personnes admirant le swing de "Brown sugar" et autre chef d’œuvre stonien. Alors, messieurs les membres du plus grand groupe du monde, n’oubliez pas qu’en mutilant "Sticky fingers" c’est avant tous ces gens que vous insultez.          

Nouvelle rock : Au delà du blues partie 7

 


Le lendemain, Albert se mit à écouter une série de disques psychédéliques. La plupart des groupes passant sur sa chaine étaient californiens. Cette scène était marquée par deux tendances : la première, influencée par l’œuvre de Mike Bloomfield, revendiquait son héritage blues, tout en le remodelant à coups d’improvisations planantes. Cette tendance fut magnifiquement représentée par des groupes comme Big brother and the holding compagny et Quicksilver messenger service. D’un autre coté, d’autres musiciens semblaient tout faire pour faire oublier cette influence originelle, comme si le blues fut le symbole d’un passé honteux. Country Joe and the fish parla de « musique électrique pour le corps et l’esprit » , Grateful dead fuyait ses influences dans de grandes improvisations. Pour certains musiciens, le LSD devait permettre de dépasser tout repère, de faire du rock l’expression la plus spontanée du génie humain. Au-delà de la Californie, des groupes comme 13th floor elevator et Captain Beefheart ne firent rien d’autre.

Pour clôturer sa série d’écoutes , Albert sortit le premier album d’un groupe nommé Cactus. Plusieurs de ces musiciens avaient participé à la formation de Vanillla fudge , formation sonnant un peu comme le Cream de Disraeli gears. On sentait alors, en écoutant leur version de Eleanor Rigby , une volonté de sortir du chemin tracé par le psychédélisme. Mais la guitare de Vince Martel eut beau hurler comme un loup un soir de pleine lune, la production trop banale émoussa le tranchant de son riff. Albert sortit donc l’album d’une pochette représentant un cactus en forme de phallus. L’aiguille avait à peine touché le sillon, qu’il entendit la batterie poser les rails incandescents sur lesquels la guitare put lancer ses solos, l’harmonica venant rapidement imposer une ambiance digne des tripots de Chicago. Le blues originel était derrière chacun de ces riffs, il suintait de chaque hurlement viril, prenait une ampleur démentielle le temps de tonitruants solos de guitare.

Même le Led Zeppelin des débuts ne fut jamais aussi proche de ses modèles, il voulait au contraire s’en éloigner progressivement. Cactus se contente de jouer le blues le plus puissant et agressif, en abandonnant le psychédélisme ses musiciens trouvèrent enfin la voie que Vanilla fudge cherchait en vain. Comme pour calmer un peu les ardeurs de musiciens chauffés à blanc, la ballade My lady from south Detroit semblait concurrencer le gospel classieux de Don Nixx. Ces musiciens ressemblaient aux gardiens d’une tradition perdue, leur musique fut le cri d’un mojo qui refusait de mourir ou de se décomposer.  Après les décollages psychédéliques des mois précédents, Cactus ramenait le rock sur la terre ferme. Blues paysan, Bro bill chante d’abord l’éloge d’un swing ancestral. Le rythme s’emballe de nouveau sur You can’t juge a book by the cover , mais reste accroché au swing des grands anciens.

Un disque comme ce premier album de Cactus montrait que le rock était revenu de ses utopies acides, qu’il se nettoyait désormais l’esprit à grands coups de heavy blues. Une telle révolution ne put venir que du berceau de l’aliénation planante. Il fallait donc qu’Albert aille s’en rendre compte lui-même.    

mardi 19 octobre 2021

Au delà du rock partie 6

 


Bizarrement, après l’enregistrement de Revolver, Albert ne s’est pas réveillé au milieu de son appartement. John lui a prêté une de ses maisons, où il venait parfois le chercher pour faire un tour. John n’était pas encore le militant gauchiste canonisé par les médias, mais un personnage complexe. C’était un homme torturé et capable de passer en un instant de l’agressivité la plus cruelle à la tendresse la plus prévenante. Un jour, George vint chez lui pour prendre sa première dose de LSD. Afin de limiter les risques, John et George avaient décidé de planer ensemble, l’un pourrait ainsi aider l’autre en cas de mauvais trip. Albert était lui aussi présent mais, plus intéressé par les deux Beatles que par une expérience qu’il jugeait absurde , il refusa de prendre une de ces pilules psychotropes. Lennon et Harrison prirent donc leur dose et ses effets rendirent Harrison totalement apathique. Figé, le regard aussi vide qu’un poisson sorti de l’eau depuis plusieurs minutes , il inquiéta vite son partenaire. John s’empressa alors de lui secouer le bras en lui demandant « ça va vieux ? »

Cette anecdote représentait la face lumineuse de John, mais comme tout homme elle cachait des passions moins nobles. C’est ainsi qu’on le vit souvent se moquer ouvertement de l’homosexualité de Brian Epstein, dans des termes parfois très crus. Tout le monde savait que le manager avait le béguin pour Lennon et celui-ci en profitait autant qu’il s’en moquait. Le fait qu’il l’ait plusieurs fois qualifié de « fag » ne l’empêcha pourtant pas d’envoyer un bouquet de fleur et un mot lorsqu’Epstein fit une grave dépression. Chez Lennon, les sentiments les plus nobles côtoyaient en permanence des sentiments beaucoup plus bas. Resté le fils abandonné par son père, il vit toujours le décès de ses proches comme un affront que ceux-ci lui faisaient. Pour lui  ils n’avaient pas le droit de mourir, John avait encore besoin d’eux et leur disparition lui inspirait autant de colère que de chagrin.

Cet égocentrisme ne l’empêchait pas de sincèrement aimer ses proches , bien au contraire. L’amour pour autrui n’étant souvent que la plus belle expression de l’amour propre, John fut angoissé d’abord par peur d’être abandonné. Il fut ainsi le mari sans pitié qui tenta de retirer à sa première femme la garde de son premier fils, avant de devenir celui qui protégea Yoko de la haine des fans des Beatles. C’est parce qu'ils comprenaient ses tourments que les Beatles ne réagirent pas aux multiples piques que celui-ci put leur envoyer. Homme le plus cruellement visé par ses sarcasmes , Ringo fut aussi celui à qui Lennon demandait son avis quand il doutait de la qualité d’une de ses chansons.

Albert , comme beaucoup d’autres , vit d’abord John comme l’égocentrique Beatles , le militant un peu ridicule , l’idéaliste hors sol. Il découvrit un génie torturé, un homme d’une profonde intelligence et d’une profonde humanité. Ses relations avec sa famille étaient elles aussi complexes. Il avait assisté à des passes d'armes homériques entre le chanteur et sa tante, avant que John ne la rappelle pour lui demander « Tu n’es pas fâchée mimi ». Il l’a aussi vu mettre son père à la porte, avant de lui offrir un toit et de tenter de reconstruire une relation qui lui manquait.

Quand Albert ressassa ces souvenirs , John était assis en face de lui , ses cheveux courts et sa moustache lui donnant des airs de Maréchal d’empire. Pour préparer l’enregistrement du prochain album , Paul avait proposé de transformer les Beatles en orchestre fictif. En plus de libérer les musiciens de la pression liée à leur notoriété, ce concept offrit une ligne directrice au futur album.  Alors qu’il était plongé dans la lecture de son journal, un article retint l’attention de John. Il s’agissait d’un fait divers tristement banal racontant comment un couple avait trouvé la mort dans un accident de voiture. L’enregistrement de Sergent pepper passa si vite qu’Albert n’en garda que quelques souvenirs épars. Il y avait ce riff d’introduction, agressif et entrainant, spectaculaire et solennel, soutenu par une batterie sonnant comme un tambour de fanfare. Et Paul chanta comme un prestidigitateur haranguant la foule, les Beatles ouvraient leur grandiose cirque. 

Trop souvent laissé de coté, Ringo put étaler toute sa bonne humeur contagieuse sur With a little help from my friend. Ecrite par le duo Lennon/ McCartney pour Ringo , cet hymne à l’amitié est un pur moment de bonheur. Après l’innocence de Ringo vint le génie provocateur de John. L’intéressé aura beau répéter que Lucy in the sky with diamond fut inspiré par un dessin de son fils, sa mélodie planante et ses chœurs semblent rappeler que les initiales du titre sont LSD. Paul répond à cette ambiguïté par le gentillet « Gettin better » , sorte de version psychédélique des premiers rocks beatlesiens. Gentiment surréaliste, la fanfare du sergent poivre est une symphonie rock parfaite. Enfin écouté par ses illustres collègues , Harrison parvient à imposer ce qui restera son chef d’œuvre avec l’exotique Within you without you. Inspiré par le sitariste Ravi Shankar, George écrit ainsi ce qui restera un des plus grands représentants du raffinement psychédélique anglais.

La fanfare du sergent poivre semble se clore sur la procession qui l’avait ouverte, puis vient l’apothéose. Inspiré par l’article de journal racontant un accident de la route, A day in the life est aux Beatles ce que la bataille d’Iena est à Napoléon, un fait de gloire leur permettant de marquer à jamais l’histoire. John apporte un premier mouvement d’une tristesse poignante, porté par cette sentence terrible « I read the news today oh boy. » Les arpèges de guitare ouvrent la voie à un piano jouant un triste requiem, jusqu’à ce que le déluge déclenché par un orchestre symphonique ne nous propulse dans le monde plus enjoué de Paul. « Wake up – Get out of bed » chante t-il sur une mélodie innocente, presque proche de ce que son comparse appelle ses « chansons de grand-mère ». Cette innocence est de courte durée, Lennon reprenant sa triste procession jusqu’à l’explosion finale.

A day in the life est la fusion la plus parfaite entre le rock et la musique symphonique, c’est aussi l’apothéose d’une œuvre indépassable. Si les Beatles ont toujours eu l’air de planer au-dessus de la mêlée, Sergent pepper rend leur suprématie incontestable. Le leader des Beach boys devint fou en tentant d’atteindre les mêmes sommets , les Stones finirent par revenir au blues pour faire oublier leurs limites créatives … Plus tard, certains tentèrent d’aller plus loin en se rapprochant du jazz ou de la musique classique , d’autres initièrent le concept d’opéra rock. Sergent pepper ouvrit ainsi la voie à un rock plus mur, plus aventureux, plus riche. Le principe de l’album construit comme une œuvre et enrichi d’influences diverses se propagea , sans que personne ne puisse dépasser le modèle.

Sur Revolver , les Beatles inventaient l’album , mais c’est bien Sergent pepper qui représente son aboutissement . En à peine un an et deux disques, les Beatles avaient inventé et achevé l’art de produire une grande œuvre rock. Albert se réveilla brutalement de ce rêve quand l’orchestre joua la symphonie finale d’A day in the life. La salle de son appartement était alors incroyablement silencieuse, comme si le temps s’était arrêté pour saluer la grandeur de ce qu’il venait de vivre.          

lundi 18 octobre 2021

Nouvelle rock au dela du blues partie 5

 


Le traditionalisme et le progressisme rock ne sont donc pas deux camps irréconciliables. Il se nourrissent l’un de l’autre, communiquent dans un dialogue qui écrit la longue histoire du rock. Cette conclusion lui vint après avoir réécouté East west toute la nuit. Mike Bloomfield avait raison, le LSD n’avait pas effacé ses influences blues, il les avait remodelé. Le puriste pouvait encore reconnaitre, dans ses riffs lancinants, la vieille magie que Bo Diddley légua aux rockers. Cette découverte lui rappela une définition qui l’avait particulièrement agacé. Il partit donc chercher un vieux dictionnaire et l’ouvrit à la page « Beatles ». Le petit larousse lui annonçait alors fièrement « groupe de pop anglaise ».

Groupe de pop ! Il suffisait de réécouter leur discographie pour comprendre l’absurdité de cet adjectif. Les Beatles furent, sur leurs premiers albums, de purs rockers. Fils spirituels de Buddy Holly et d’Elvis Presley, les quatre de Liverpool offrirent au rock anglais ses premiers refrains irrésistibles, ce mélange de légèreté et d’intensité que reprendront ensuite les Byrds.  Par la suite, ils n’abandonnèrent pas le rock, ils le poussèrent juste à un niveau artistique inédit. Comme pour prouver ses dire à un invité, Albert prit sa vieille guitare et se mit à jouer le riff de Taxman. Alors que le son sortant de son instrument lui apportait une énergie salvatrice, il se dit que Chuck Berry n’aurait pas renié un tel tube. Arrivé au moment où John commence à exprimer sa révolte contre le fisc anglais, Albert s’effondra une nouvelle fois.

Il se réveilla après avoir été violemment projeté contre la paroi d’un van. Lorsqu’il eut repris ses esprit, John Lennon le regardait avec un sourire moqueur.

-          Bienvenue dans le monde merveilleux des Beatles ! C’est vrai qu’avec une telle chevelure tu ressembles furieusement à Paul.

-          Où suis-je ?

-          En enfer mon pote ! Mais cet enfer prend fin après ce satané concert. Tu te rends compte que , si on ne t’avait pas récupéré , elles t’auraient sans doute tué ! Elles t’ont pris pour Paul … Et quand on voit déjà dans quel état les met Ringo…

L’intéressé ne réagit pas à cette attaque gratuite, il connaissait trop l’humour corrosif de John pour se sentir blessé. Ayant entendu que notre ami s’était réveillé, Paul vint lui faire une proposition qu’il ne put refuser.

-          On en peut plus de ces concerts où on ne nous écoute plus jouer, il faut qu’on arrête. Tant que tu es là, ça te dit d’assister aux enregistrements ?

Ce que Paul venait de proposer à son invité, c’était d’entrer dans le temple où naquit le rock moderne, de vivre le big bang qui allait marquer à jamais le rock anglais et mondial. Les séances de Revolver commencèrent de façon presque traditionnelle, Taxman creusant le sillon rock qui fit leur succès. Et puis il y eut ce solo déchirant, chorus hypnotique n’ayant rien à envier aux futures bombes californiennes. Eleanor rigbie initie ensuite un élitisme qui allait mener le rock vers des chemins moins balisés. Pourtant avare de compliments vis-à-vis de son partenaire et rival, Lennon n’hésitât pas à qualifier la composition de McCartney de chef d’œuvre. En sortant ainsi les violons, en mêlant poésie nostalgique et grâce symphonique, Paul ouvrait la voie d’un rock que l’on qualifiera bientôt de progressif. 

Galvanisé par la réussite de son partenaire, John demanda à l’ingénieur du son de faire résonner sa voix « comme celle d’un bouddhiste psalmodiant du sommet de la plus haute montagne ». Le résultat se révèle fascinant lorsqu’il se mêle aux bruitages farfelus de « Tomorow never know ». Explorant les possibilités des studios modernes avec l’enthousiasme de gamins laissés seuls dans un magasin de bonbons, les Beatles donnèrent une nouvelle maturité au rock n roll. Ce mélange de poésie musicale, d’excentricité sonore et d’énergie juvénile fera la grandeur du rock anglais. Plus limité que le duo Lennon McCartney , ce cher Ringo n’en écrit pas moins une sympathique comptine dont le coté surréaliste s’insère bien dans un album très homogène. Revolver montre un groupe qui fut rarement aussi soudé, cette cohésion leur permettant de faire plus qu’un amas de titres compilés à la va vite. Sur Revolver, le rock montre pour la première fois une cohérence, le 33 tours commence à avoir l’air d’une œuvre construite. Moins connu que le grandiose Eleonore Rigby, Dr Robert résume bien la géniale excentricité faisant la grandeur de Revolver. La puissance d’un riff venu des premières heures du rock n roll y côtoie la solennité d’un orgue grandiloquent.

A la fin des séances, les ingénieurs du son pensent avoir capté le plus grand chef d’œuvre du groupe et du rock moderne. Seul Albert sait que Revolver n’est pas un aboutissement, mais le génial initiateur d’un autre chef d’œuvre absolue.       

dimanche 17 octobre 2021

Toe Fat : Toe Fat

« Been dazed and confused

So long is not true

Wanted a women never bargain for you

Lot of people talkin , few of them know

Souls of a women was created bellow »

Il y a des mots qui révolutionnent leur époque, des phrases sonnant comme des incantations prophétiques. Derrière cette expression de désespoir sentimental s’inscrivant dans la tradition des grands pionniers de Chicago, Jimmy Page invente les codes du hard blues. Sorti en cette même année 1969 , In the court of the crimson king initiait un rock libéré de ses vieux totems. Dans la lignée du roi cramoisi, une vague de virtuoses anglais diluaient le swing originel du rock dans un mélange de jazz , de musique symphonique , de folk. Du rock, ces musiciens n’ont gardé le plus souvent que la puissance électrique.

Pour que le blues survive à ce nouvel affront, les groupes tels que Deep purple, le Black sabbath des débuts et autres Led zeppelin le jouèrent avec une puissance sonore décuplée. « Highway star » , « Whole lotta love » , « Iron Man » , tous ces tubes représentaient les bases d’un nouveau mojo. Toe Fat s’inscrit au cœur de cette résistance glorieuse, tout en flirtant un peu avec l’ennemi. Le groupe fut formé en 1969 autour du chanteur Cliff Benett. Après la dissolution de son premier groupe, l’homme avait entamé une courte période solo. Si les titres qu’il publia à l’époque ne restèrent pas dans les annales , cette aventure en solitaire lui permit de se faire une petite notoriété dans le milieu de la pop anglaise. Il put ainsi réunir rapidement les musiciens nécessaires à son nouveau projet. Parmi les plus illustres de ces mercenaires, on trouve Ken Hensley, un multi instrumentiste qui mettra ensuite ses talents au service d’Uriah heep. Cherchant le nom de groupe le plus dégoutant possible, les musiciens finissent par opter pour Toe fat. Emballé par le nouveau projet de son chanteur, le label Rare earth lui fait rapidement signer un nouveau contrat.

Alors que les musiciens n’ont rien enregistré, les voilà engagés comme première partie de Dereck and the dominos. Lors de ces prestations, Toe Fat semble reléguer les Dominos au rang de vieilles gloires fatiguées. Le groupe d’Eric Clapton, aussi brillant soit-il, semble être resté bloqué dans les sixties. Leurs mélodies sont trop douces, leur rock trop sobre , il joue comme si Led Zeppelin n’existait pas encore. C’est d’ailleurs à partir de cette époque que Clapton se forgera une image de vieux bluesman, capitalisera sur sa respectabilité d’ex gloire d’une époque révolue. De son coté, convaincu d’avoir trouvé « son Led zeppelin » , Rare earth demanda aux studios Hignosis de confectionner la pochette du premier album de Toe Fat. Les studios conçoivent alors un graphisme digne de meilleures excentricités anglaises. Voyant ces nudistes au visage en forme de gros orteil, le label prévoit déjà de supprimer la femme, dont les seins pourraient choquer le puritanisme américain.

Sorti en 1970 , Toe fat est une preuve du rapprochement de plus en plus assumé entre le rock progressif et le hard rock. Led zeppelin et King crimson représentaient finalement deux visions du progressisme musical assez proches, deux façons d’emmener leur musique vers une virtuosité plus spectaculaire. Toe fat s’ouvre sur That’s my love for you , un boogie ramassé que n’aurait pas renié Foghat. Les arpèges ouvrant Bad side of the moon flirtent ensuite avec les mélodies tolkenniennes chères à Wishbone ash. Le synthé rêveur, plus proche de Yes que de Deep purple , apporte une certaine classe mélodique à ce riff plombé. Nobody flirte un peu plus avec le blues boom anglais , Hensley déployant un riff aussi puissant qu’entêtant.  Ce qui fut un boogie enjoué s’achève dans un déluge de solos incandescents. Ce qui frappe également sur cet album, c’est la voix de Benett.

Sur les passages les plus agressifs, il chante avec la puissance des plus impressionnants rockers sudistes. Cette force ne l’empêche pas, quand les chœurs de the Wherefors and whys inventent une grâce qui sera bientôt reprise par Uriah Heep, de gazouiller aussi majestueusement que Robert Plant sur Thank you. Plus bluesy que réellement progressif, Toe fat (l’album) fait partie des premières tentatives de rapprochement entre le hard blues et le rock progressif. Ayant reçu l’album un peu avant sa sortie officielle, la critique unanime salue cette réussite comme il se doit. Le label change pourtant de stratégie quelques jours avant la publication de l’album. Décidant finalement de mettre le paquet sur Dereck and the dominos , la maison de disque largue brutalement Toe fat. Ce premier disque sera finalement publié par une filiale du label, qui ne le distribuera malheureusement qu’aux Etats Unis.

Trop excentrique pour séduire le marché américain, Toe fat fait un bide . Le groupe tenta de rattraper cet échec en sortant un second album d’excellente facture, qui connaitra le même échec. Le groupe décida alors de se séparer, laissant ainsi certains de ses membre écrire la légende de Jethro Tull et Uriah Heep. On retiendra simplement que Toe Fat n’avait rien à envier aux groupes qui firent connaitre ses musiciens.  

samedi 16 octobre 2021

Petit orchestre pour maxi son : Yes - Time and a word (1970)

 



« L'alternative consistant à recourir au mellotron n'ayant pas été jugée convaincante, il est décidé d'enregistrer Time And A Word avec le renfort d'un orchestre. L'idée est en vogue sur la scène progressive depuis le « Days of future passed » des Moody Blues, suivi d'expériences inégalement convaincantes de Deep Purple, The Nice, Procol Harum et bientôt Barclay James Harvest ou Pink Floyd. YES n'ignore cependant pas qu'à moins d'un succès phénoménal, la possibilité de se produire sur scène en configuration orchestrale se limitera à un concert exceptionnel dans une salle londonienne. »


(Yes, Aymeric Leroy, éditions Le mot et le reste, p.33,34)


Encore un album dénigré dans la discographie de YES que je ne découvre qu'à rebours et il est flamboyant ma parole ce disque ! Dites les fans, il se passe quoi dans vos têtes, parfois ? ...Dit lui-même un fan qui avait d'ailleurs jamais vraiment eu le temps de se pencher sur le disque. Ahlàlà... :)

YES avec un orchestre symphonique, quelle bonne idée !
Non franchement, je le dis sans ironie, appréciant d'autant plus l'album « Magnification » de 2001 où le groupe se remettait à l'exercice du rock prog plus ou moins symphonique avec un certain bonheur et la fabuleuse et passionnante tournée live qui suivit (les fans comprendront si je leur dis que « Gates of delirium » avec un orchestre de musique classique... mamma mia. Érection, quoi).

Ici, toutes les potentialités envisagées ne sont pas forcément obtenues, l'orchestre ne faisant pas forcément pleinement corps avec le groupe (disparaissant parfois sur 2,3 morceaux ou apparaissant à intervalles sur d'autres) mais, et c'est tout aussi intéressant, souligne les notes et construit régulièrement une ambiance.

On est donc à la fois dans un travail d'arrangement qui charpente de solides mélodies (chose qu'on a alors plutôt dans la pop baroque) mais également la prise en compte d'un univers sonore dont cette fois YES prend pleinement conscience et choisit de commencer à pousser de plus en plus dans les registres élevés de son potentiel.

Et ici, chaque composition a constamment un petit quelque chose qui dénote les progrès d'un groupe qui a choisi de constamment revoir sa copie et ne pas s’asseoir simplement sur des lauriers qu'il n'a d'ailleurs pas encore. Oui, en plus du prétexte de l'orchestre symphonique, YES expérimente, s'amuse sur chaque piste avec un bonheur plus que palpable. Pas de coup de mou au milieu d'album ici et le groupe (1) semble uni pour parer au mieux un exercice d'emblée casse-gueule qui à l'époque devait passer crème mais qu'on juge avec plus de recul aujourd'hui, disposant sur chaque compositions de petites trouvailles sonores, d'agencements de notes, d'idées à foison...

Sacré mélanges jouissifs.

De l'ouverture à l'orgue comme un bruit de réacteur au décollage suivi de l'attaque des violons d'emblée sur « No opportunity necessary, no experience required » (avec cette basse fabuleuse de Squire qui zigzague majestueusement déjà comme un serpent) au rock aux influences hard-rock (écoutez bien, l'orgue de Kaye sonne presque comme issu de Deep Purple) de « Then » qui, dès que les violons surgissent semble se changer en ballade pop survitaminée. L'ouverture magique et planante de « Everydays » avec ses petites notes de cordes de violons pincées en suspension comme les ailes d'un papillon (2) avant qu'un riff violent ne déboule pied au plancher à 2mn25 (3) et change la donne. Les petits bruits de percussion sur « Sweet dreams » vers la fin de la chanson. Le développement en progression à l'orgue avec les violons qui ouvre « The prophet » et ses changements de tempos qui augurent des grands titres épiques à venir qui changeront régulièrement de climats sans oublier les cuivres délicieux qui l'ornent...

Comme sur l'album précédent, on retrouve deux reprises ici (4), faisant partie des meilleurs titres de l'album sans cette fois que les autres compositions n'aient particulièrement à en rougir. Cela souligne la qualité et l’homogénéisation obtenue par un groupe qui, tout en se cherchant, choisit cette fois d'aller clairement de l'avant, bien conscient de leur potentiel monstrueux à explorer de bout en bout. Sans compter le petit hit bien senti qui sera l'un des deux singles (5) et qui donne son titre à l'album, « Time and a word ».

« Comme le souligne à juste titre Bill Bruford à sa sortie, Time and a Word constitue « un grand pas en avant » pour Yes. Les progrès sont conséquents sur plusieurs points. L'assise rythmique gagne en puissance et en précision, et n'a plus à rougir de la comparaison avec celle de King Crimson. L'ampleur symphonique à laquelle aspirait Yes trouve une incarnation tangible, à défaut d'être tout à fait la bonne. Enfin, Jon Anderson assume de mieux en mieux son identité vocale aux antipodes de la virilité obligée du rock. Malgré la concurrence de l'orchestre, Peter Banks et Tony Kaye ne déméritent pas forcément quand on les laisse s'exprimer, mais rétrospectivement, ils constituent bien une entrave au plein épanouissement de Yes et à la concrétisation des rêves formulés par Anderson et Chris Squire au moment de leur rencontre. »

(Yes, Aymeric Leroy, éditions Le mot et le reste, p.39)

Que ne serait l'histoire d'un groupe si elle ne contenait pas à chaque fois ses moments de tempête cela dit ?

Yes n'échappe pas à la règle, bien évidemment et il me semble opportun d'en parler un peu sans toutefois qu'il y ait besoin de trop s'étaler.

Il semblerait visiblement qu'en premier lieu le manque d'implication et d'envie de Peter Banks dans la fabrication de « Time and a word » lui ait coûté un peu préjudice. Son caractère visiblement de cochon aussi même si l'anecdote serait à prendre avec des pincettes : Au producteur Tony Colton lui demandant de jouer plus puissant et bourrin, je cite « comme Jimmy Page » (6), Banks n'appréciant visiblement pas des masses la musique de Led Zeppelin, lui aurait balancé sa guitare électrique en pleine gueule. Bonjour l'ambiance. Un Banks qui se serait plaint constamment d'être sous-mixé face aux cordes des étudiants du Royal College of Music de l'orchestre alors que c'est plus ou moins grâce au même Colton que Squire finit par trouver son « son de basse » qui sera sa marque principale.

Jon Anderson, plus pragmatique, avouera (et c'est en soit d'après Aymeric la réponse la plus convaincante même si je suppose de mon côté aussi que comme indiqué précédemment, Banks ne devait parfois pas être facile à vivre, et ça, ça joue au sein d'un groupe) que le guitariste était d'une autre école, « de l'école Pete Townshend », ne rejouant jamais deux fois les mêmes notes au sein des morceaux en live. Ce qui en l'état pouvait satisfaire Yes sur plusieurs titres mais pas forcément la nouvelle configuration de morceaux plus longs et plus complexes qui se dessinait (7). Or Yes va se mettre à rechercher un guitariste capable et désireux de rejouer les mêmes notes, souvent avec une parfaite exactitude, sans problème.

Ce qui n'est visiblement pas le cas de Banks.

Première victime collatérale d'un groupe qui recherche un certain idéal musical. Et il y en aura d'autres dans la longue histoire du groupe, quitte à ce que ses fondateurs se perdent en chemin et leur musique avec eux.

Cela mis à part le constat est plus que positif et l'on peut reconnaître sans mal que « Time and a word » en plus d'être un excellent disque de rock (et aussi rock prog) est aussi également le premier grand disque de YES. Son utilisation de l'orchestre utilisée non constamment mais dans ses arrangements saillants et parfois minimalistes à quelque chose de moderne en fin de compte puisque cela s'est redécouvert aussi d'une certaine manière avec le trip-hop à la fin des années 90 (réécoutez le travail de Craig Armstrong (8) sur les passages orchestraux ajoutés avec modération sur l'album « Protection » de Massive Attack) et même le renouveau du rock psyché et pop des années 2010 (je pense au premier album de Temples en 2014 par exemple). Bref, de nos jours on redécouvre « Time and a word » avec un certain œil ébahi devant tous ses trésors mélodiques et ce n'est que justice. 

Du temps et un mot (traduction très littérale du titre je vous l'accorde) ? 

Le premier a certainement joué à la longue sur le second au final et c'est pas plus mal.


==========


(1) Dans sa première mouture alors, rappelons le : Jon Anderson au chant, Chris Squire à la basse, Bill Bruford à la batterie, Peter Banks à la guitare et Tony Kaye à l'orgue.

(2) Celui qui ornerai cette jolie madame nue qu'on voit sur la pochette ?

(3) Un brin adouci ici. Dans la version de démo qu'on peut entendre dans les bonus de l'édition « remasterised & expended » du premier album juste avant, « Everydays » cogne alors méchamment dur comme du hard rock U.S qui se serait avalé toute une armée de viets sévèrement burnés (YES ayant parlé justement un peu de la guerre dans les paroles un brin gentillettes d' « Harold Land » peu avant sans être encore dans la fureur d'un « Gates of delirium »). Ce travail vers une version définitive de la composition qui inclus la place de l'orchestre montre bien que YES a pleinement conscience de sa dimension bourrine (qu'il développe également en concert) mais oriente de plus en plus son travail vers une dimension prog et une écriture bien plus stylisée et ça c'est remarquable.

(4) «  No opportunity necessary, no experience required » est initialement écrite par Richie Havens tandis que «  Everydays » est de Stephen Stills et issue du second album du légendaire Buffalo Springfield. Une nouvelle fois je ne peux que saluer le bon goût de YES ainsi que leur intelligence dans l'art de la reprise. Il suffit d'écouter les versions originales et ce que le groupe en fait, retravaillant tout en gardant l'essence du titre de base. Monstrueusement bluffant.

(5) L'autre étant « Sweet dreams » avec en face B l'inédit (et excellent) « Dear Father » que l'on peut dorénavant écouter sans problème sur le net ou dans les éditions « remasterised & expended ». A noter qu'il existe en deux versions bonus sur les albums « remasterised & expended », à la fois sur le premier album de YES comme version de travail démo et sur la version « complète » de « Time and a word » où quelques violons se font timidement sentir. Visiblement que ce soit sur le premier ou second disque, ce titre n'aura jamais véritablement trouvé sa place, peut-être parce qu'à chaque fois le groupe ne le jugeait pas dans le climat d'ensemble ? A tort car c'est une des nombreuses pépites cachées que YES nous laisse avec le recul.

(6) Page 44 du livre d'Aymeric Leroy.

(7) Au passage si l'on remarque bien, il y a deux morceaux longs de 6 et 6mn30 sur le premier album déjà et ici 3 morceaux de 6 à presque 7mn (« Astral Traveller »). Discrètement, YES fait sa mue pour se préparer à mieux sauter.

(8) Qui reprendra d'ailleurs du King Crimson au passage. Si ça c'est pas un travail de passeur/passionné nourri d'influences quand même hein.



Nouvelle rock : au dela du blues 4

 


Le lendemain quelqu’un glissa un vinyle sous la porte de l’appartement d’Albert. Il le ramassa et remarqua qu’une lettre dépassait de la pochette. « Prêt pour le prochain voyage ? Joue les cinq enchainements en écoutant ce disque. Signé le parrain de Robert Johnson. » Il était déjà trop tard pour que notre ami espère rattraper son mystérieux bienfaiteur. L’album déposé sous sa porte n’était autre que East west , le second disque du Paul Butterfield blues band. Découragé par les critiques du vieux, Albert était passé à côté de cette œuvre détestée par les puristes. Il avait pourtant adoré le premier essai du groupe , œuvre fondatrice annonçant le renouveau du blues américain (pléonasme ?). Les journalistes n’ayant pas peur du pléonasme, ils baptisèrent le mouvement blues rock, cette dénomination ne désignant rien de moins qu’une résurrection du rock n roll après les bouses pop du gros Elvis.  

Albert posa donc « East west » sur la platine, prit le temps d’apprécier le riff de Walkin blues , avant de jouer ses cinq accords. Cette fois, il ne s’effondra pas, c’est le monde autour de lui qui parut se dissoudre. Les murs ondulaient comme les ventres de danseuses orientales, les formes semblaient fondre et se mélanger dans une danse hypnotique. Au bout de quelques minutes, notre ami ne put reconnaitre aucune forme familière, il avait l’impression d’entrer dans une nouvelle galaxie. Cette transe se termina brutalement, laissant notre ami perdu dans une salle de répétition. Face à lui, un guitariste le regardait avec inquiétude.

-           On a bien cru qu’on allait te perdre !

Tu as avalé une de ces nouvelles pilules qui font fureur ici en Californie et ça t’a fait un sacré effet. Après quelques secondes, tu t’es mis à répéter « boumboum boumboum boumboumboumboum »… Puis plus rien.  Tu es resté muet pendant dix bonnes minutes, les yeux éclatés comme ceux d’un poisson sorti de l’eau.

Albert regardait son interlocuteur avec fascination. Ces cernes creusées par l’insomnie, cette coiffure en brosse épaisse comme un nid de pigeon, ce ne pouvait être que Mike Bloomfield. Le guitariste lui raconta comment il l’avait récupéré en plein trip dans une rue de Califronie. « Au tout début, tu hurlais que le blues était mort à cause du LSD. » Voyant le sourire narquois qui se dessinait sur le visage d’Albert au moment où il lui rapportait ses propos, Mike se sentit obligé de justifier ses dernières expérimentations.  

-          Tu sais , je suis réellement né dans un quartier noir nommé Juvetown… A l’époque, tous les apprentis bluesmen d’Amérique allaient là-bas, c’était un lieu sacré. Je devais avoir seize ans quand j’ai commencé à jouer dans ces bars et encore aujourd’hui je pense que c’était mes meilleurs concerts… Loin de nous considérer comme une armée de blancs-becs venus les piller, les anciens du quartier nous ont accueillis comme une bénédiction. J’ai improvisé des nuits entières avec les musiciens d’Howlin Wolf , certains jouent d’ailleurs sur le  premier album du Paul Butterfield blues band…On était le meilleur groupe de blues de l’époque ! Et puis le LSD est arrivé, propagé à une vitesse folle par des types bizarres parcourant l’Amérique dans un van coloré. J’ai gobé mon premier LSD dans cette salle, j’avais apporté un enregistreur et ma guitare au cas où le trip m’inspirerait. »

Albert remarqua vite que Mike parlait comme il jouait, laissant résonner les passages les plus importants quelques secondes pour leur donner plus d’écho. Après s’être servi un verre de jack, le guitariste continua son récit.   

-          Le lendemain, je me suis réveillé sans me souvenir de ce que j’avais fait la veille. J’ai donc pris mon enregistreur pour écouter les bandes et l’intégralité de East west y était… »

-          Beaucoup de puristes te maudissent à cause de ce titre.

-          Mais ils auraient voulu quoi ? Tu sais que les premiers puristes du blues traitaient ceux qui jouaient de la guitare électrique de traitres ? Pour eux le blues devait rester une musique acoustique.

-          Un peu comme ce que Dylan subit depuis la sortie de Higway 61 revisited .

-          Et qui joue de la guitare sur ce disque ? Encore moi ! Je suis le diable qui éloigne toute les musiques traditionnelles de leurs saintes authenticités ! Et je vais te dire un truc sur tous les crétins qui crachent sur Dylan ou le menacent de mort, ils seront les premiers à retourner leur veste dans quelques années. Ces fous ignorent que le grand Bob admire autant les Stones et Elvis que Kerouac et Woody Guthrie , ils ont tellement de mépris pour le rock qu’ils refusent de reconnaître que Dylan est avant tout un rocker complexé.

-          Tu exagères un peu là.

-          Mais c’est lui qui me l’a avoué ! Il rêve d’avoir le charisme du King ou de Mick Jagger. Mais il ne l’a pas … Alors il fait autrement. Et c’est justement son génie. Dylan a greffé un cerveau au rock n roll et je suis fier qu’il l’ait fait devant mes riffs.

-          Je ne vois toujours pas en quoi ça justifie ton virage psychédélique.

-          Les Beatles et Dylan ont montré que toutes les parcelles du rock sont condamnées à évoluer. Regarde le vieux Muddy Waters , il enregistre sans cesse avec de jeunes gloires du rock moderne, je ne te donne pas 1 an pour qu’il sorte un album plus novateur que ceux de ses fils spirituels. Pour l’instant, il prend le pouls de l’époque, mais je suis sûr qu’il prépare un gros coup.  

-          Donc tu te réjouis de la mort du blues ?

-          Pas de sa mort mais de sa résurrection. Tout ce qui n’évolue pas disparaît.

A ce moment, des cris se firent entendre à travers la porte.

-          Tu m’excuseras, je vais défendre ma « trahison » face à un public moins sectaire.

Le public qui vit Bloomfield jouer ce soir-là fut composé de ce qui deviendra la crème du rock californien. Quicksilver messenger service , Jefferson airplane , Grateful dead , Big brother and the holding company , tous trouvèrent leur vocation lors de cette performance historique. Ce soir-là , l’évidence sauta aux yeux d’Albert. Le titre East west n’est pas un reniement de l’héritage blues, il en est le prolongement.

Au moment où il arriva à cette conclusion, les formes se brouillèrent de nouveau autour de lui. Quand ce nouveau trip fut passé, la chaine hifi de son appartement jouait la mélodie acide qu’il avait entendue quelques secondes plus tôt. Sur le mur, on pouvait lire une nouvelle citation : « Sans remise en cause de la norme le progrès est impossible. » Franck Zappa.