Chaque chronique centrée sur cette hydre superbe qu’est le Néo Prog, pourrait s’apparenter à un plaidoyer pour une certaine vision de la
culture Rock. Largement influencé par Lester Bang, et sa vision très primaire
du genre, la caste des chroniqueurs musicaux s’est mise à taper lourdement sur
tout ce qui paraissait Progressif. Pour être plus précis, elle a commencé à le
faire en 1975, lorsque le gros succès des débuts fut passé. Pour eux, le Rock se devait d’être brutal, primaire, et n’avait pas à ce soucier de complexifier
sa musique. Bang était un chroniqueur incroyable, ces phrases sonnaient comme
de grandes claques données à tous les conformismes, mais il ne concevait le Rock
que comme un mouvement éphémère. Dans cette optique, les groupes ne pouvaient
être qu’une réunion de musiciens inexpérimentés, se lançant sur scène comme un
semi-remorque envoyé à pleine vitesse dans le mur du show business.
Les mecs devaient venir, célébrer le culte de l’éternel
jeunesse pendant quelques temps, et se ramasser. Cette vision est nécessaire au Rock et elle
donne son charme à une musique dont l’histoire peut aussi être revisitée via ses
nombreux disques oubliés ou invendus, les poubelles de l’histoire s’avérant
aussi passionnantes que les chefs-d’œuvres vénérés. Mais, dans cette optique,
voir des formations prendre le temps de peaufiner des titres dépassants
régulièrement les dix minutes, et flirtant avec le jazz, ne pouvait être que
rejeté. Cette ouverture était pourtant logique. Le Rock ayant accompli sa
mission qui consistait à devenir la musique la plus populaire du monde, il
cherchait désormais à élargir son
spectre musical, en se nourrissant de tout ce qu’il pouvait. Il faut rappeler
que le Prog explose entre 1969 et 1972, trois années qui verront King Crimson
flirter avec le Jazz, Zappa devenir le premier compositeur Rock, sans oublier
la conversion au Funk Rock de Hendrix.
Le Prog n’était donc pas un genre prétentieux, il ne
faisait que poursuivre la tendance initiée par les Beatles, qui consistait à
faire ce que personne n’avait fait. Le fait qu’il ait, par la suite, développé des
codes plus marqués, menant à la naissance d’un Revival Prog, pourrait paraitre
plus gênant. Mais on peut considérer que la génération des Flower Kings a
plagié celle de Yes que si l’on estime que les Stones ont tout pompé sur Muddy Waters.
Les décors étaient les mêmes, le matériel aussi, mais l’œuvre finale était belle
et bien indépendante. En réalité, le problème du Rock Progressif, comme de
toute la culture Rock actuelle, était plutôt lié à un certain public
sectaire.
Le Rock est malade de son passé et, pour un jeune groupe,
s’écarter des références présentées sur ses premiers disques serait synonyme de
trahison. Pourtant, l’objectif du Progressif n’a jamais été de s’enfermer dans
le Free Jazz, le Rock Symphonique, ou le Space Rock , et ce, peu importe la
somptuosité de certains résultats. C’était au contraire une incitation à rester
curieux, et à la recherche de toutes les influences possibles. De ce point de vue,
le Prog a tout de même montré la voie, en amorçant un rapprochement avec le Métal. Ainsi, pendant que Radiohead cherchait à esquisser quelques semblant de
mélodies à se flinguer, dans le but d’être reconnu comme les nouveaux Pink Floyd, Porcupine Tree, Dream Theater, et Opeth mariaient la splendeur des
descendants de King Crimson avec la violence cathartique d’Iron Maiden ou Death.
Formé en Suède, Beardfish s’est fait remarquer en sortant,
coup sur coup, deux manifestes artistiques brillants de variété. Le groupe
montrait une musique partagée entre le burlesque jazzy d’un Zappa période Uncle Meat et le lyrisme épique du Genesis de Peter Gabriel, et ne rechignait
pas à hausser le ton dans de grandes envolées Zeppelinienne. Le seul problème était
que, rallongé par un concept alambiqué, le disque manquait de cohésion. Défaut
accentué par le caractère beaucoup plus « posé » du premier, le second
déployant un Hard Rock raffiné, comme un Uria Heep penché sur la création de
Salisbury (1971).
Destined Solitaire n’arrangeait pas ce seul
défaut, avec ces soixante-dix-sept minutes bourrées de changements de rythme, et autres
expérimentations brillantes mais mal cadrées. Le groupe était magnifique, les
titres impressionnants de créativité, mais le tout semblait former un ensemble
aussi lumineux qu’hétéroclite.
Et puis, enfin, Beardfish réduisit ses bavardages à l’essentiel,
transformant ses séries de grandes démonstrations en opus efficace et enivrant.
Les éléments qui ont fait le charme des disques précédents sont encore présents,
mais le groupe passe désormais de tendres mélodies comme "Outside Inside" à des
passages plus tendus, avec une facilité qui force le respect. On soulignera d’ailleurs
les riffs puissants de "Green Wave", dont la violence annonce l’évolution d’un
groupe qui se sert désormais de la puissance du Heavy Metal pour accentuer l’impact
de ses envolées.
Celle-ci relevait l’ensemble sans le dénaturer, ce qui ne
sera pas le cas sur les courts passages hurlés de The Void sorti
un an plus tard. Bien que disposant d’une discographie impressionnante, ne
contenant que des disques d’un éclectisme passionnant, Beardfish n’atteint la
perfection que sur ce Mammoth, sur lequel il parvient enfin à compacter ses influences
dans un tout cohérent. Il produit ainsi une œuvre originale, inédite, et donc
un grand disque de Rock.
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