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dimanche 13 janvier 2019

[CHRONIQUE] Lou Reed - Berlin (1972)



Bercée par les poètes de la Beat Generation, Lou Reed est un personnage paumé dont l’histoire aurait pu être racontée dans les recueils les plus sombres de William S. Burroughs. Il y a d’abord eu le Velvet Underground, groupe anachronique venu raconter ses contes déviants en pleine période hippie. L’aide de Warhol ne pourra empêcher le naufrage annoncé, et le premier disque du groupe glisse dans les méandres des bacs à soldes. Malgré l’insistance de Warhol, ce n’est pas la voix de mannequin dépressif de Nico qui aidera le groupe à sortir de la dèche. Pire, Lou Reed fait tout son possible pour se débarrasser de cette potiche de luxe, imposée par l’artiste/producteur pour combler le « manque de charisme des musiciens ».   



On soulignera juste que, avec le fameux album à la banane, l’ancienne mannequin aura au moins participé à la production d’un classique,  avant d’enregistrer une série d’étrons ampoulés. Sans elle, le Velvet pouvait se cantonner à ce qu’il faisait le mieux, un Rock primaire, sorte de Proto Punk rêche et violent. White Light, White Heat  sera le symbole de ce virage, avant que Lou Reed ne ce remette à composer de tendres mélodies Folk sur le trop oublié Velvet Underground.  Mais le manque de succès est source de tensions, et John Cale claque la porte du groupe, sans que Lou Reed ne parvienne à en prendre le contrôle. Engagé pour le remplacer, Doug Yule prend rapidement l’ascendant sur un Lou Reed exténué après une série de concerts américains, qui n’ont pas empêché le groupe de se faire virer par Atlantic Records. Yule prend alors la main, et remplace Reed au chant sur certains titres de Loaded. Le résultat commercial n’est pas plus brillant que pour les albums précédents, et Lou Reed, à son tour, claque la porte.

Poussé vers la sortie par le groupe qu’il a lui-même fondé, marginalisé par ses multiples échecs musicaux, Lou Reed n’en reste pas moins le poète qui a annoncé le Punk dix ans à l’avance. Et , pendant qu’il galérait au sein du Velvet, s’épuisant à chercher dans plusieurs villes le succès que New York lui refusait, le premier album du groupe est tombé entre les mains d’un certain David Bowie. Devenu une nouvelle icône du mouvement Glam', il a toujours revendiqué l’influence de ce disque, et propose naturellement à son idole de produire son prochain disque. La première fois, cette proposition lui vaudra un coup de poing rageur, de la part d’un Reed pas encore prêt à entrer dans le palmarès de celui qui brille au sommet de la pop anglaise. 
Il finit tous de même par accepter, et les ventes de Transformer lui permettent d’imposer à sa maison de disque un second projet ambitieux. Désireux de se libérer de toute préoccupations commerciales, il grave un double album d’une noirceur sans précédent, à telle point que ses producteurs l’obligent à se limiter à un seul vinyle, pour ne pas couler la boutique. Reed accepte de mauvaise grâce, limitant la durée de son œuvre sans perdre le fil conducteur qu’il a imaginé.

Le disque démarre sur un brouhaha festif, une fête d’anniversaire sans doute. Mais les tristes notes de pianos annoncent rapidement des lendemains difficiles. Berlin est avant tous l’album le plus cynique de Lou Reed, et le choix de la capitale allemande comme toile de fond n’est sans doute pas un hasard. Symbole d’une Allemagne écartelée après la seconde guerre mondiale, la capitale est aussi l’illustration d’un monde, qui suit l’évolution des tensions entre américains et russes, comme si sa vie en dépendait. La guerre franche, déclarée, et meurtrière des années 40 a fait place à une tension permanente, à un conflit stratégique et à une guerre politique, pouvant à chaque instant faire basculer le monde dans le chaos.

Et cette fois, sans cris de guerre, sans bombardement spectaculaire, et sans tripes à l’air, il suffirait juste qu’un dirigeant paranoïaque appuie sur un bouton, pour rayer des milliers d’hommes de la carte. Mais Lou Reed n’est pas là pour rassurer une jeunesse vivant avec cette épée de Damoclès atomique au dessus de la tête. Il va, au contraire, se servir de l’écartèlement tragique de la ville allemande comme d’une métaphore de la situation de ses personnages.

Véritable drame Shakespearien en dix actes, Berlin est une longue descente aux enfers, chuchotée d’une voix nasillarde par un Lou Reed paraissant comme insensible. C’est un bourbier infernal, sans une once d’espoir à laquelle se raccrocher et, même quand il s’éloigne un peu de son histoire tragique pour évoquer les « riches qui causant souvent la chutes des empires », et ces pauvres « qui ne peuvent juste rien y faire », son désespoir de junkie pathétique l’incite à en conclure... qu’il « s’en fout royalement ».
Même quant sont personnage principal raconte le suicide de sa femme, qui ne supportait plus son enfer narcotique, c’est d’une voix incroyablement neutre et sans émotion. Proche de l’Etranger de Camus, ce personnage insensible ne fait qu’ajouter à la splendeur tragique de ces mélodies sombres.

Berlin fait partie de ces œuvres qui vous marquent au fer rouge, et finissent par vous suivre pour le restant de vos jours. Évidement, une production aussi radicalement sombre ne pouvait que faire fuir le grand public, un échec dont Lou Reed ne se remettra jamais réellement. Il venait pourtant de produire son plus grand chef d’œuvre, sorte d’équivalent musical du Festin Nu de Burroughs

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