Encore un groupe qui le largue, Robert Zimmerman commence vraiment à sentir le poids glacial du désespoir.
Au début, il crut que ces abandons étaient dus à son
allure hésitante, sa personnalité austère, et son amour de la littérature. Il n’avait
ni la stature, ni le charisme animal qu’on colle généralement aux rock stars ,
et passait autant de temps à écrire des poèmes qu’à jouer de la guitare. Mais
le problème était bien plus simple et, à chaque fois, un de ces gosses de
riches venait lui piquer une formation qu’il s’était épuisé à réunir.
Les prétendants avaient des relations, leurs parents
jouissaient du pouvoir corrupteur de l’argent, et les musiciens ne sont pas
plus vertueux que la plupart des hommes. Les parents de Robert, eux, étaient
tombés dans la précarité depuis que son père avait perdu son emploi. Les supérieurs
se sont alors empressés de le virer. L’homme était diminué, et le grand capital
n’est pas là pour faire la charité. Ayant rejoint la classe modeste du Minnesota,
les parents de Robert toléraient ses rêves de gloire, tant que ses résultats
scolaires restaient assez élevés pour accéder à l’université. Lieu où il
pourrait se tourner vers des activités plus constructives.
Mais Robert sait que, si il s’est inscrit dans quelques
cours, ce n’est que pour profiter encore un peu de cet instant de liberté,
qui précède l’entrée de l’adolescent dans le monde terne des responsabilités. Il avait ensuite découvert « sur la
route » , et sa vision de son avenir s’en était trouvé renforcée. Il ne
sera jamais un salarié, partagé entre un boulot souvent abrutissant et une vie
de famille bien réglée.
« Quelque part sur le chemin je savais qu’il y’aurait
des filles, des visions, tout, quoi ; quelque part sur le chemin on me
tendrait la perle rare. »
Ces mots de Kerouac raisonnèrent comme une directive céleste,
et le gosse du Minnesota partit conquérir le succès, armé de sa machine à écrire
et d’une guitare acoustique. Il en était
encore à chanter le blues , lorsqu’une discussion de bar lui montra la voie.
« Tu ne connais pas Guthrie ! Il faut te mettre
à la page mec, les grandes heures du blues son derrière lui. » Amusé par
ce poète paumé chantant le blues , Allen lui offrit l’hospitalité. Avec
son look de clochard cultivé, et sa barbe à la Ginsberg, il donnait confiance
à un Robert de nature méfiante.
Le logement n’était ni particulièrement vétuste ni
vraiment confortable, il faisait partie de ces bouts d’immeubles dans lesquels s’entassent
les enfants de la classe laborieuse. La chambre contenait surtout une platine disque,
sur laquelle Allen posa délicatement un 33 tours de Woodie Guthrie.
Pour le jeune Robert, ce fut une révélation, les mots
résonnaient comme des vérités universelles, et la guitare exprimait autant en
trois accords que Dylan Thomas en dix vers.
« Dès le
premier secret du cœur,
L’asservissement
de l’âme,
Jusqu’au premier
étonnement de la chair
Le soleil était
rouge , la lune était grise ,
La terre était
comme deux monts se touchant »
Dylan Thomas parlait sans doute d’amour, c’est pourtant
ces quelques vers qui vinrent à l’esprit de Robert pour qualifier son coup de
foudre artistique. C’est ainsi que Robert Zimmerman devint Bob Dylan, et que la
folk remplaça le blues comme bande son de son parcours initiatique.
Ayant appris que Guthrie était interné dans un hôpital
psychiatrique , suite aux affres de la chorée de Huntington, Dylan pris de
nouveau la route pour rejoindre celui à qui il doit sa vocation. Le parcours
lui donna vraiment l’impression d’être Jack Cassady parcourant les plaines
américaines, pour trouver sa voie.
Quand il arriva enfin à la porte de la chambre où se
reposait son modèle, la femme de Woody lui ferma d’abord la porte au nez. Elle
finit tout de même par céder, après que Dylan ait passé plusieurs heures à
jouer les chansons de son mari sur le palier, pour montrer sa dévotion.
La rencontre entre ce jeune homme au visage enfantin et
le vieux militant folk eut des airs de passage de témoin. Bob chantait l’utopie
libertaire que son héros ne pouvait plus propager, et les deux hommes étaient
liés par la complicité de ceux qui se savent voués à la même cause.
La rencontre dura quelques jours et, adoubé par celui qui
brandissait sa guitare comme « une arme tuant les fascistes », Dylan
se mit en quête d’une maison de disque. Ses vagabondages le menèrent au Galisght, haut
lieu de la culture folk, où se rencontraient tous les troubadours en quête de
reconnaissance.
La salle était souterraine, et avait le charme froid des
caves à brigands, que l’on voit parfois dans les films de capes et d’épées. Bob
se dirigea immédiatement vers le taulier, qui le regardait d’un œil sévère, un
regard qui aurait fait douter les voyageurs les plus avertis. Mais il était lui-même trop froid pour s’inquiéter
de cette posture peu accueillante.
« Je m’appelle Bob Dylan et je cherche une scène où
jouer »
L’homme se mit à rire avant de lâcher d’une voie rugueuse :
« On ne demande pas une place sur scène on la prend !
Monte donc , et si le public ne te vire pas tu pourras revenir demain. »
Alors Dylan montât sur scène, l’air un peu gauche et gêné,
et se mit à déclamer les premiers vers de « blowin in the wind » en
gratouillant une mélodie séduisante. Tout le public fut immédiatement conquis,
et particulièrement Carolin Hester , une jeune chanteuse folk en pleine
ascension , qui le recrute pour jouer sur l’album qu’elle enregistre au studio
columbia.
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