Mon chien est athée : il ne croit plus en moi.
François Cavanna
Le disque à peine sorti , Lou convoque Clint et son
manager dans un bar du centre-ville.
Steve Seasnick a pris la place de Warhol , qui a été viré
sans ménagement dès son retour de voyage. Quand Lou lui a annoncé son éviction,
le publicitaire excentrique s’est mis à hurler comme un cochon qu’on égorge.
« C’est mon groupe ! Sans moi vous ne seriez
qu’une bande de ratés ! »
Le premier disque s’était vendu à un nombre ridicule d’exemplaires,
mais Warhol pensait encore que son rôle dans le groupe a été déterminant. Il
est vrai qu’il a créé la première version du Velvet, mais le second album a
montré que ce n’était pas la version la plus aboutie. Ce qui inquiétait Clint,
ce n’était pas le départ de Warhol, dont la potiche allemande commençait à
agacer tout le monde, mais le caractère de Seasnick.
Cet homme est une serpillère, il croit fermement que le velvet va devenir un groupe énorme, et est prêt à tout accepter pour avoir sa
part du gâteau. Depuis son arrivée , il sire les pompes de Lou , vantant sans
cesse sa prose et la moindre de ses trouvailles. Ses compliments sont le virus
qui infecte un esprit déjà mégalomane, et ce qui devait arriver arriva.
Comme Clint l’a déjà remarqué, Lou est un mégalomane, et
l’éviction de Warhol neutralise le seul frein à ses ambitions. Assis face à son
interlocuteur, il les regarde avec le sourire narquois des mauvais jours.
« Je veux que John Cale dégage. »
La phrase claque comme un coup de fouet, et laisse Clint
et Seasnick assommés quelques secondes. Il est vrai que les expérimentations de
Cale avait déjà mené à de nombreux accrochages dans le groupe. Un jour, il
avait tenté de jouer sur un ampli plongé dans une bassine d’eau, faisant ainsi
exploser le matériel. Mais Lou ne sera plus jamais aussi grandiose qu’avec John
Cale, il est le seul à pouvoir mettre de telles mélodies sur ses mots. John
Cale et Lou Reed sont l’équivalent américain du duo Lennon McCartney , leur
rencontre a marqué le début d’une nouvelle ère pour la pop.
Seasnick se décide enfin à contredire son maître. Mais sa
voix est tremblante, sa main est secouée par l’émotion, et son cri ressemble
plus à la plainte d’un enfant effrayé par la colère de son père, qu’à une
réaction autoritaire.
« C’est hors de question ! Tu ne peux pas faire
une chose pareil ! Le groupe n’y survivrait pas ! »
Lou est assez intelligent pour comprendre qu’il est en
position de force, et qu’il faut achever la bête avant qu’elle ne se réveille.
« Le groupe peut survivre au départ de John , mais
pas au mien. Si tu penses le contraire , je te laisse le choix , si John reste
c’est moi qui partirais ».
La réponse de Seasnick était évidente, le Velvet est
l’incarnation de la prose tourmentée de Lou, sans elle il n’avait plus de raison
d’exister. Dégoûté par ce chantage lamentable, Clint part sans dire un mot ,
son passage à New York se terminait par une autre déception . En sortant de la pièce, il décida de
retourner à San Francisco, en espérant y trouver autre chose que des utopistes défoncés.
C’est encore une dépêche qui lui donne un mauvais
pressentiment : « Les stones préparent leur Woodstock à Altamont ».
A part le lieu, peu d’informations étaient disponible sur ce concert , qui
devait se dérouler au mois de décembre. Il était à New York quand, quelques mois
plus tôt, le miracle de Woodstock était diffusé sur toutes les chaines de
télévisions. Cet événement représentait quelque chose de magnifique, c’était
les trois seuls jours durant lesquels l’idéal peace and love s’est réalisé. Les
organisateurs ne voulaient pas que le festival soit gratuit, mais l’organisation
fut si calamiteuse que personne ne prix le risque de tenir la caisse.
La foule énorme était entassée dans le bazar le plus
complet , privée de sanitaire et mal ravitaillée par hélicoptère . A cause du
retard des autres artistes, un chanteur folk a dû tenir la scène des heures
durant , et seul son charisme mystique semble avoir permis d’éviter une émeute.
Non seulement personne n’a pété les plombs , mais la scène vit défiler les
meilleures prestations des nouveaux géants du rock moderne.
Sly and the family stones furent plus groovy que jamais,
Hendrix n’a jamais autant mérité son surnom de Voodoo Child, et je ne parle
même pas d’Alvin Lee et Johnny Winter redéfinissant le blues devant une foule
médusée. Très attendu ce soir-là , Grateful dead fut un des rares groupes à
rater son rendez-vous avec l’histoire. La pluie battante avait assommé un
public affaibli par la faim, et les improvisations du groupe de Jerry Garcia
se transformaient en folk soporifique. Il fallut toute l’énergie du rock
puriste de Creedence Cleawater Revival pour ranimer une foule achevée par cette
prestation calamiteuse.
Woodstoock aurait dû être unique, sa force était celle
d’un mouvement en train de s’éteindre. Mais « le plus grand groupe du
monde » n’avait pas eu son événement historique, et Mick Jagger voulait
transformer l’expression de l’utopie d’une génération en monument à sa gloire.
Il comptait bien en apprendre plus en retournant sur les terres où son histoire
a commencé.
Une affiche placée près du Fillmore lui annonce fièrement,
« le retour du plus grand groupe de la côte à San Francisco ! »
Le Grateful dead a décidé de se régénérer sur ses terres , et Clint s’empresse
de rejoindre le lieu indiqué pour assister à sa résurrection. Rien ne semblait
avoir bougé depuis son retour, et la foule était toujours composée de freaks
chargés aux sourires béats.
Le groupe a pris quelques minutes à trouver son rythme,
ses improvisations montaient doucement en pression , jusqu’à atteindre la
symbiose que tout le monde attendait. La musique du dead est portée par une
formule qui dépasse toute logique, c’est la beauté qu’atteignait parfois les
big bang de jazz au terme de longues minutes d’improvisation. Aucun de leurs titres n’est joué deux fois de la même façon , et dark star ne sera jamais
aussi fascinant que ce soir-là. Elle était enfin face à lui cette musique tant fantasmée,
qui devait ouvrir l’esprit du public en coupant tous ses liens avec la
laideur du réel.
A la fin du concert , Jerry Garcia se précipite sur
Clint, alors qu’il n’est visiblement pas bien redescendu des sommets qu’il a
visités.
« Tu as vu ! On a atteint le sommet de la
montagne découverte par le Butterfield blues band ! »
« J’ai entendu ça . Personne ne pourra faire
mieux »
Jerry Garcias remarque soudain les disques que Clint tient sous le bras, les deux premiers Velvet et le premier Doors , qui sont comme des
trophées qu’il ramène de son long voyage.
« Tu sais que les Doors sont passés dans le
coin pendant ton absence ? Morrison a mis la foule dans un état de démence
ingérable. Heureusement, personne n’a été blessé, mais ce type a un charisme
diabolique. C’est à cause de type comme lui que notre rêve d’harmonie fout le
camp. »
Clint allait répondre mais, comme si il devinait sa protestation,
Jerry Garcia lui coupe la parole.
« Tes albums m’intriguent. Vient dans notre refuge,
on a récupéré la sonorisation des acides test et un tourne disque. On passera
tes disques pendant que tu racontes ton périple. »
Le refuge était en réalité une grotte au milieu du
décor de western qui marquait le début de notre histoire. Pendant la longue
marche qui les mène au refuge, Jerry Garcia raconte la découverte de ce nouveau
repaire de musiciens égarés.
« Un jour , alors qu’on marchait dans le désert
défoncé à l’acide, une espèce de blues voodoo sortait de cette grotte. Le type
qui produisait cette musique se faisait appeler Dr John , et il venait du Bayou
Louisiannais. Je te ferais écouter son album, c’est une véritable réinvention
du mojo du père Muddy. »
Le groupe arrive enfin à destination , Garcia s’allonge
face au dispositif sonore , et demande à son invité de mettre « cet album
bizarre avec une banane ». Clint pose délicatement l’aiguille sur le
sillon, et les premières notes de « Venus in furs » se diffusent en un écho
hypnotique. Jerry Garcia écoute sans bouger , mais son regard concentré montre
une intense activité intellectuelle. Il restera ainsi pendant toute la durée du
disque, et sortira de son mutisme avec un sourire amère.
« La beauté a changé de camp. »
La réaction de Garcia permit à Clint de comprendre
pourquoi Warhol avait imposé Nico au Velvet. Son timbre mélancolique était
assez proche de celui d’une Grace Slick, pour que les freaks acceptent
l’évidence. Elle permettait au Velvet d’annoncer la fin d’une époque en douceur,
elle faisait accepter la fin d’un rêve que tous pensaient éternel. Ce constat
rendait l’album encore plus mythique, on avait bien affaire à une œuvre
maudite, qui a échoué en ayant tout pour réussir.
Jerry Garcia regarde ensuite les deux autres disques posés sur la platine.
« Les deux autres sont du même groupe ? »
« Seulement un . »
« Met le . »
Clint n’ose
prévenir son ami du choc qui l’attend, et se contente de poser l’aiguille sur
le premier morceau de « White light white heat ». C’est un son
agressif qui s’échappe soudain des enceintes, comme le crissement insupportable
de tôles que l’on froisse.
Tout le dead commence à avoir un bad trip , et ils
hurlent à l’unisson pour demander la fin du massacre.
« Arrête cette horreur ! On n’a jamais
entendu un truc aussi insupportable ! »
Avec ce second disque , le velvet mettait les hippies face
à une réalité qu’ils ne supportaient pas , il exprimait une violence refoulée qui
ne demandait qu’à se déchaîner . Le rock avait désormais ses frontières culturelles,
et un junkie de New York n’avait plus rien à voir avec l’hédoniste de San
Francisco. Leurs réalités se séparaient car San Francisco avait du retard sur
le reste du monde, et si les frontières culturelles resteront, chaque mouvement
allait bientôt exprimer la même violence.
Jerry Garcia ne le savait pas, mais il était déjà le
vétéran d’une guerre perdue, le porte-parole d’un pacifisme devenu hors sol. D’ailleurs,
le visage de Jerry Garcia prend soudain un air grave.
-
Je dois te parler sérieusement. Tu étais à
Woodstock ?
-
Non , mais j’ai vu les images à la télé , comme
tout le monde.
-
Pour le dead , ce fut un enfer.
Sa voix montait
progressivement , et son regard de fou désespéré lui donnait l’allure d’un
ayatollah prédisant la fin du monde.
-
On a commencé au milieu d’une pluie torrentielle !
Comme si dieu lui-même voulait anéantir notre prestation ! Nos frères et
sœurs étaient assommés par la faim et le manque de sommeil ! La terre se
liquéfiant sous leurs pieds, comme une bassine pleine de vase ! On aurait
dû représenter un oasis au milieu de l’enfer ! Au lieu de ça on a été les
responsables d’une torture collective ! On n’a pas trouvé la porte !
On a raté cette putain de porte !!!
Essoufflé, Jerry Garcia
tremble de rage , il a vécu ce soir-là l’échec que chaque homme vit au moins
une fois , cette tache dans le récit de notre existence qu’on ne se pardonne
jamais. Pour certain, cet échec prend les traits d’une femme, d’une voiture,
d’un poste , ou d’un match de foot, pour Jerry Garcia il se nomme Woodstock. Il
reprend ainsi son récit d’une voix douce et plaintive.
-
Tu sais , chaque groupe joue pour avoir accès à
UNE chance . Tout le monde sait que la deuxième n’existe pas.
Après avoir dit ça, le visage
de Gerry Garcia s’illumine de nouveau, prouvant que l’optimisme de l’homme est
aussi immortel que son orgueil.
-
Les Stones m’ont contacté , ils cherchent un
service d’ordre pour le concert qui immortalisera leur gloire. Avec les ennuis qu’ils ont en Angleterre, les stones ne supportent plus les flics, ils veulent
une solution alternative.
La dessus Jerry Garcia laisse
un blanc , comme pour deviner l’arrivée d’une réaction qu’il redoute, tout en
sachant qu’elle est inévitable. Clint ne réagit pas, son mauvais pressentiment
se précise mais il veut que son hôte aille au bout de ses explications.
-
Du coup j’ai emmené Jagger au QG des Hells
angels , ils ont déjà assuré l’ordre pour quelques concerts de Janis Joplin ,
et ont accepté de le faire pour Altamont. Ils demandent juste à avoir accès à la
bière gratuitement.
Cette déclaration fit pâlir
Clint, il imaginait déjà une armée de Angels saouls massacrant la foule à coup
de chaînes de fer.
-
Mais vous êtes malade ! Vous allez demander
à des barbares d’assurer l’ordre tout en leur donnant de quoi se
saouler !
-
C’est marrant Bill Graham a eu la même réaction,
il a failli nous casser la figure quand on lui a annoncé.
-
Tu m’étonnes ! Vous allez envoyer des
dizaines de jeunes à l’abattoir pour satisfaire vos égos. Mick Jagger a une excuse,
il ne connait pas les Angels . Mais toi tu sais de quoi ils sont capables.
-
Justement ! Ramènes toi et tu verras qu’ils
ne sont qu’un élément de la grande harmonie humaine.
Clint ne put retenir une
grimace en entendant cette phrase , qui résumait tout ce qui le dégoûtait chez
les hippies. Mais il fallait qu’il voit ça ,son instinct lui soufflait qu’il
sera un électrochoc mettant fin à cette philosophie de bisounours
.
-
J’y serais. Mais j’espère que tu te rends compte
du risque que tu prends.
-
Je prends le risque d’entrer dans l’histoire.
-
Oui , reste à savoir le rôle que tu y tiendras.
La dessus tout le monde embarque dans le camping-car du
groupe.
En route pour Altamont.
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