Arrivé sur le lieu du concert,
Clint voit les angels bien en place, leurs motos positionnées devant la scène en
guise de barrière. Cette disposition est déjà un mauvais présage. Si les angels
cherchaient vraiment l’apaisement, ils n’auraient pas exposé ce qu’ils ont de plus
précieux à une foule qui promettait d’être agitée. La moto est le bien sacré du
angels , le totem pour lequel il peut tuer ou mourir. Comment imaginer que
cette foule, qui semble déjà agitée alors que le concert n’a pas encore commencé,
ne va pas bousculer un des précieux engins ?
Santana est chargé d’ouvrir
la soirée, dans une ambiance où plane déjà une tension menaçante. Clint a déjà vu le guitariste à Woodstock et, si tous semblaient admiratifs devant ses
improvisations alambiquées, son rock au rythme cubain l’avait laissé de marbre.
Il ne voyait là-dedans qu’une tentative maladroite de rapprocher le rock avec
un exotisme qui lui était étranger. Pour lui, les percutions cubaines n’étaient
qu’un faire-valoir, un gadget pour impressionner le chaland. C’était à peu près
aussi ennuyeux qu’un George Harrison prenant des leçons de raga indien auprès
de Ravi Shankar.
Le public semblait
apprécier ce barnum , mais la pression exercée par les derniers rangs laissait
craindre un accident qui n’allait pas tarder. Alors que Santana est en plein
milieu de l’improvisation tapageuse qui clot « soul sacrifice », le
premier rang cède. Excédé , un des spectateurs pousse une des motos servant de
barrière. Placés les uns contre les autres, tous les véhicules s’effondrent
comme une série de dominos. Alors que le dernier d’entres eux n’a pas encore
touché le sol, c’est une marée sanguinaire qui s’abat sur le public. Terrifié
Santana n’ose interrompre une prestation qui, de toute façon, touche à sa fin.
Arrivé après ce massacre,
Jefferson Airplane n’aura pas la même retenue. Les musiciens s’installent après
la bataille, quand des scènes proches d’une petite guerre civile ont laissé place à un calme menaçant. Altamont était devenue comme une bonbonne de gaz
sous pression, et il suffirait d’une étincelle pour que tout s’embrase. Cette
étincelle viendra d’un fou qui, pour se venger de l’attaque ultra violente des
angels , met le feu à une de leurs motos.
Les bikers n’ont pas
identifié le vandale, mais un blasphème pareil ne peut rester impuni. Armés de
queues de billards, les sauvages foncent de nouveau dans la foule. Leader de l’Airplane
, Maty Balin est si aveuglé par son idéologie qu’il oublie une des règles de
survie les plus élémentaires. Ses premières harangues pacifistes n’avait provoqué
que le rire amusé des agresseurs , montrant ainsi le fossé existant entre les
utopies du musicien et la situation réelle. Cette réalité, Marty Balin ne pouvait
la supporter et, comme il le sait très bien l’incompréhension engendre la violence,
et ce même chez les plus irréprochables pacifistes. Le voilà donc qui éructe,
pendant que son groupe n’ose s’arrêter de jouer.
« Hé tas de crétins
crasseux vous allez arrêter votre cirque. On n’est pas dans une de vos cages à chimpanzés ! »
On ne résonne pas un
barbare avec des mots et, si le fou en
arrive à l’injure, sa témérité se transforme en suicide. Clint n’en revenait pas,
même quand certains angels commençaient à s’approcher de lui, Marty les
injuriait avec une violence inouïe. Le musicien pensait sans doute que sa
morale le mettait à l’abri d’une armée aussi primaire, mais un con qui cogne
viendra toujours à bout d’un intellectuel qui se laisse cogner. Marty Balin s’est
pris pour dieu, son martyr sera spectaculaire, un véritable lynchage en
public. On en arriverait presque à s’étonner qu’un corps aussi chétif puisse
supporter de tels outrages, l’être humain est décidément plein de ressources.
C’est là que les Stones débarquent,
mais l’hélicoptère ne peut les déposer trop près de la scène. Impressionné
par la tension palpable, le groupe traverse nerveusement la foule. Au milieu du
périple, un homme frappe violement Mick Jagger au visage. Conscient de la
gravité de la situation, la chanteur de « Street Fighting man »
décide d’ignorer l’incident. Arrivé sur scène, des angels alcoolisés ont pris
la place de l’Airplane, et ne semblent pas décidés à libérer l’espace. Un
communiqué annonce alors à la foule que les Stones ne démarreront le concert que
lorsque la scène sera libre. Les gangsters acceptent donc de quitter la scène,
après avoir imposé une attente qui n’a fait qu’accentuer la pression qui règne
sur le site.
Planqué backstage , Clint
a déjà contacté les hélicoptères chargés de sortir tous les musiciens de cet
enfer. Il ne veut pas devenir un martyr du rêve hippie, mais il sait aussi que
les stones ne pourront décoller avant la fin de leur prestation. Un départ
précipité ne ferait que transformer Altamont en champ de bataille, ce qui
ferait dire à beaucoup que les stones sont responsables d’un massacre. Pendant
la prestation, les bagarres se multiplient, les angels poursuivent leurs expéditions punitives d’une violence inouïe. Déjà secoué à son arrivée, Jagger
est trop effrayé pour que ses mots apaisent les esprits, il sort les mêmes slogans
creux que Balin sans aucune conviction.
Bizarrement, la prestation
des stones est parfaite, comme si la violence nourrissait leur blues subversif.
Keith Richard jouait ses riffs avec une justesse métronomique, Charlie Watt
était au sommet de son swing, et Jagger oubliait sa peur pour se laisser
emporter par « la musique du diable ». Dans la foule, un dandy sous
amphétamine sort son flingue, sans que personne n’ait le temps de comprendre ce
qu’il voulait viser. La réaction des angels fut aussi fulgurante que radicale.
Poignardé une première fois au milieu de la foule, Meredith Hunter est emmené
un peu plus loin pour être achevé.
Filmé par les caméras
chargées d’immortaliser ce « nouveau woodstock » , l’évènement
représente l’assassinat du rêve hippie. Sur scène, les stones n’ont rien vu,
et s’empressent de lancer les dernières notes de « sympathy for the devil ».
Alors que les derniers échos de cette salsa diabolique ne se sont pas encore éteints
, tous les musiciens sont déjà dans l’hélicoptère qui doit les mener en lieu sûr.
Assis face au Grateful
dead et Jagger , Clint aimerait les insulter , leur dire à quel point leur
faute est grave , mais les mots lui manquent.
« Déposez moi dans le
premier avion pour Détroit ».
Jerry Garcia le regarde
interloqué.
« Que veux-tu faire là-bas »
« Renouer avec le
réel . Avec un peu de chance je parviendrais à mettre assez d’argent de côté
pour ouvrir mon disquaire. »
Jerry Garcia ne protesta
pas et, arrivé à l’aéroport , il insiste pour payer le voyage de son ami. Il
savait que Clint n’était pas comme lui, seuls les musiciens peuvent vivre
éternellement en dehors de la réalité. Le mouvement hippie avait fait croire à
Clint qu’une autre vie était possible, plus libre et palpitante, le massacre d’Altamont
venait de briser ce rêve.
Il allait donc faire son
deuil en se plongeant dans les usines sordides de la motor city.
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