Depuis les années 40 , Chicago est la capitale mondiale
du swing , l’épicentre de ses deux avatars Jazz et Blues. Dans ce décor dangereux,
Howlin Wolf crie ses douleurs de damné de l’Amérique, et les bluesmen de sa
génération prennent la place d’un Jazz qui se marginalise. Il ne faut pourtant
pas voir dans ce changement le triomphe du blues sur un style obsolète , tant
le rêve cuivré de Neil Armstrong ne cesse de déteindre et d’être influencé par
son petit frère. Ce n’est pas pour rien que , sur le grandiose live at regal,
BB king est apparu avec une section de cuivres digne d’un big band de jazz.
Le blues est un jazz qui ne s’est pas embarrassé de
progressions harmoniques , c’est là que réside sa force et son plus grand
complexe. La génération de Muddy Waters et Howlin Wolf n’a gardé que ces deux ou trois accords, qui
forment l’épicentre sacré du swing. Le bluesman joue 3 accords devant 3000
personnes , le jazzman c’est l’inverse. Cette simplicité a crée un complexe qui
perdure encore dans le blues moderne , et s’exprime à travers le spleen
cuivré de Warren Hayne , Beth Hart , ou Joe Bonamassa.
Le jazz n’est pas moins envieux, et les accords de
contrebasse de Mingus ont parfois des accents bluesy. Le blues a succédé au jazz,
et le bebop a tenté de redorer son blason , accélérant les rythmes pour montrer
qu’il était le maître du swing. Dans « au régal des vermines » , Nabe fait du bebop le seul gardien du swing,
créant ainsi une bataille de chapelle
qui n’a pas lieu d’être. Nabe est un enfant des sixties, il a vu le blues
accoucher d’un enfant terrible, qui termina le travail de marginalisation du
jazz entamé par son aîné.
Le rock a englouti le jazz, d’abord en déployant une
énergie qui le transformait en totem du passé, puis en se servant de sa
virtuosité pour agrandir le monument à sa gloire. Le jazz devenait une couleur
ajoutée à la grande palette du rock triomphant , Zappa , Soft machine et King
Crimson inventant un monstre hybride , mais qui restait plus rock que jazz. Si
tous ces artistes ont eu l’idée d’électrifier leurs musiques cuivrées , c’est sans
doute sous l’influence de blue train , le disque que Coltrane sortit en 1957.
Coltrane avait digéré la verve de Chuck Berry, accéléré
ses rythmes, et livré ce jazz dit « libre » aux masses impressionnées.
Miles Davis enfonce le clou avec Bitch Brew mais, impressionné par le charisme
mystique de Hendrix, il préfère se vanter d’avoir réuni « le meilleur
groupe de rock n roll du monde ».
Entre temps , Sun ra a débarqué à Chicago , et fait ses
classes avec Thelonious monk . Il s’est ensuite équipé d’un enregistreur pour
produire lui-même ses albums. Fils de la déchéance du jazz , il sort trois
disques baignés dans le même chaudron magnifique que les grands disques de Monk et
Mingus. « Jazz in silhouette » est le dernier clin d’œil de Sun Ra à ses contemporains, le disque qui
complète le spectre du jazz traditionnel, tout en montrant discrètement une
nouvelle voie.
Le saxophone de Enlightement pose les bases d’une mélodie céleste,
une beauté crépusculaire portée par des cuivres nonchalants, dont la beauté
illumine longtemps l’esprit de l’auditeur. Puis le rythme s’accélère, flirte
avec l’énergie du rock n roll sans en reproduire la violence. Dans leur enthousiasme, les cuivres atteignent
les limites de la justesse, flirtent parfois avec la dissonance sans jamais s’y
vautrer. C’est un numéro d’équilibriste jouant avec nos nerfs, une série de
mélodies jazz où l’influence du rock et du blues menace de tout faire basculer
dans le chaos.
Se contentant pour l’instant de rythmes tribaux, les
percussions annoncent le virage afro
futuriste que prendra Sun Ra après ce disque. Entrer dans cet album, c’est
saluer une belle île désertée, et dont on s’éloigne avec regret, c’est admirer
la beauté de ce qui fut tout en apercevant la promesse de lendemains glorieux.
Jazz in Silhouette était trop élaboré, trop mélodique,
trop unique pour « le bon vieux temps du rock n roll ». L’époque
était celle de Chuck Berry , Elvis , et autre Bo Diddley , elle posait les
bases d’une culture qui allait écraser le passé.
A l’écoute de ce disque, on regrette presque que Sun Ra n’ait
pu imposer une nouvelle version du Jazz , comme Bo Diddley et Chuck Berry ont
imposé une nouvelle vision du blues.
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