Ces derniers temps, je reviens souvent à l’idée selon laquelle les frontières entre le blues, le jazz, et le rock sont bien minces. Chuck Berry était un fan des grands jazzmen, qui lui mirent un coup de couteau dans le dos historique, sur le film « jazz on a summer day ». Au début les musiciens défendaient leur chapelle, autant pour préserver leur gagne-pains que par conviction. En perte de vitesse dès la seconde partie des années 50, les jazzmen ne tenaient pas à être enterrer par des manchots tout juste capables d’aligner trois accords.
Mais il y’avait, dans ces
éructations libidineuses , une énergie increvable. Plus opportunistes et
rationnels, les grands bluesmen reconnaitront leurs héritiers, et profiteront
largement de l’explosion du rock. Salués comme les inventeurs de cette
puissance libératrice , Muddy Waters , John Lee Hokeer, et autres vieux
routards, connaissent un second âge d’or dans les sixties.
Le blues ne sera pas le
seul à être récupéré par des anglophones en pleine boulimie d’innovation sonore.
Le Jazz , lui aussi , ressuscite via les mélodies délirantes de soft machine ,
la folie sauvage des stooges trouve ses fondement dans le free jazz, et Zappa
part dans des improvisations interminables , suivant ainsi les enseignements de
Miles Davis et Coltrane.
La conquête est totale,
l’harmonie entre les genres parfaite, et c’est au tour du grand Miles de se
frotter à sa descendance. En pleine enregistrement de Bitches Brew , il affirme
solennellement avoir réuni le meilleur groupe de rock de tous les temps.
A l’origine de ce flirt
jazz rock, on en revient encore au sud américain. Lieu béni où tout a commencé,
la terre natale de Muddy Waters et Elvis accouche ensuite de l’Allman brother
band.
Sorti en 1969, le premier
album du groupe est l’annonciateur d’une virtuosité qui s’épanouit
glorieusement sur « live at fillmore ». Là, sur la scène d’une salle
qui annonce la musique de demain, l’Allman brother band se livre sans filet. Le
groupe est un vaisseau rutilant, qui démarre sur un blues rock carré , avant
que Duane ne fasse décoller sa carcasse à grand coup de solos vaporeux.
Si les Allman Brother sont
les jazzmen du blues , alors Duane est leur Miles Davis , celui qui transcende
le tout en plaçant ses notes au moment clef. Cette grâce virtuose, cette union
solenelle de musiciens connectés à la perfection dans un groove blues jazz, le
groupe va la perdre avec son soliste.
Lynyrd prend alors la
suite quelques années plus tard, mais la formule n’est plus la même. Tout
évolue très vite, et le groupe de Vand Zant est déjà le fruit d’une autre
époque. Fasciné par le blues boom anglais , Lynyrd part dans une direction plus
pop. Pour lutter à armes égales avec led zeppelin ou les who , les guitares
sont plus incisives , les improvisations plus tonitruantes, le jazz se fait la
malle.
Loin de moi l’idée de
dénigrer un groupe aussi essentiel, ou de relativiser l’importance de la vague
qu’il a entrainé. Je souligne juste qu’il mettait fin à une certaine vision de
la musique sudiste. Les Allman Brother n’ont absolument pas été régénérés par
leur descendance, bien au contraire. Mené par un Gregg Allman ayant trouvé
refuge dans la boisson, le groupe décline progressivement. Même l’excellent
« brother and sister » n’a pas intéressé grand monde , et rares
sont ceux qui écoutent les albums suivants.
Et puis le groupe va
trouver un nouveau moteur en la personne de Warren Hayne. Aussi doué en soliste
qu’a la slide , Hayne entraine l’ABB vers un retour aux sources. Régénéré ,
l’ABB sort d’abord « shade of two word » , qui renoue avec la beauté
chaleureuse de leurs débuts. Mais Hayne est aussi un improvisateur inventif,
autant friand de blues binaire que d’épanchement jazzy, et le live au beacon
theater fait renaître la flamme perdue depuis la sortie du live at
fillmore.
En parallèle, l’Amérique
s’est lassée des mélodies mielleuses des années 80, et l’authenticité revient à
la mode. C’est d’abord le sud post Allman qui en profite avec le succès des Black crowes. Les riffs à mi-chemin entre les Stones et Led zeppelin montrent
un groupe faisant renaitre l’héritage de Lynyrd Skynyrd. L’histoire bégaie,
mais la musique portée par l’ABB n’en sera pas une nouvelle fois victime.
Warren Hayne est plein de
projets , et profite de ce contexte favorable pour les réaliser. Sorti en 1993,
son premier album solo ne s’est pas vendu autant que les premiers succès des Black crowes, mais l’essentiel n’est pas là. Tout en puissance groove , le
disque posait les bases du projet qu’il réalise ensuite avec Allen Woody.
Les deux hommes partagent
le même amour du blues virtuose, amour qui nourrit la puissance du premier
album de Gov’t mule. A une époque vouée à la puissance sonore, on se pâme sur
cette violence crue , qui fait dire à beaucoup que le jimi hendrix experience a
trouvé un nouveau descendant. Comme l’Allman Brother Band , Gov’t Mule
privilégie l’efficacité sur ses disques , qui paraissent presque pâles à coté
de ses prestations sur scène. C’est d’ailleurs le groupe des frères Allman qui lui
met le pied à l’étrier, en l’invitant à faire sa première
partie.
Les premières minutes que
le groupe passe face à son public sont capitales, elle conditionne ce que sera
le reste de sa carrière. Et c’est précisément ces premières minutes que l’on
découvre sur « the georgia bootlegs box ». Pour marquer le coup, le
riff de blind man in the dark sonne comme une sirène annonçant le règne de
nouveaux conquérants. On pourrait rapprocher cette puissance menaçante avec
l’immigrant song de Led zeppelin , le groove en plus. On découvre d’emblée à la
face la plus directe de la mule, celle qui pointait si bien son nez sur le
premier album. Cette force, Gov’t mule la revendique clairement lorsqu’il
reprend le pachydermique « don’t step in the grass sam », le
brûlot proto hard rock de Steppenwolf.
Mais la Mule ne partage
pas la précipitation fulgurante du groupe de John Kay. Sa puissance, il lutte
pour la perpétuer dans de longues improvisations, où il salue Zappa , Pink foyd
et Grateful dead au détour d’instrumentaux plus apaisés. On passe du Mississipi
à la Californie, de la hargne hard blues à la folie psyché prog.
Et puis l’envie de faire
parler la poudre se fait de nouveau sentir, et le groupe entérine sa conquête
sur un young man blues à faire rougir Towshend , avant de saluer la puissance
irrésistible de Billie Gibons sur « just got paid ».
En cette année 96 , Gov’t
mule achevait de réhabiliter cette vieille virtuosité sudiste. Le Jazz et le
blues flirtaient de nouveau sous le regard bienveillant de la fée électricité, et
Duane Allman aurait sans doute regardé ça avec un sourire plein de
satisfaction.
Le roxy theater restera , pour beaucoup , la salle où
Zappa atteignit le sommet du free jazz déjanté. Dans ce décor respectant
parfaitement la grandiloquence de Los Angeles , le fou à moustache a donné les
plus grands concerts de sa vie , accompagné du plus grand groupe qui l’ai jamais
porté .
Comme lui , Gov’t mule va vivre ici une soirée
historique, le début de son virage vers une musique plus mature. On ne le
répétera jamais assez, mais « dose » était le sommet d’une musique
foudroyante, qui ne pouvait que s’émousser au fil des
répétitions. En vieux routard, les américains cherchèrent leurs
voies sur scène, espace de totale liberté, où ils développaient des
improvisations uniques.
A ce titre, le premier disque constitue le début de la
route, la mule fouillant dans ses influences comme un guerrier du blues faisant
l’inventaire de ses armes. Vient bien sûr d’abord le blues, et ce thorazine
shuffle rallongé avec bonheur, dans la pure tradition des frères Allman. Cette
ouverture représente le socle permettant au groupe de décoller sans perdre
pied, c’est la sève savoureuse d’une œuvre qui ne cesse de ce complexifier.
A la fin du titre, Hayne souhaite à son public une bonne
année 1999, époque célébrant un rock alternatif dont il est très éloigné. Comme
pour enfoncer le clou de cette différence, le riff plombé de « war
pigs » vient secouer les murs de l’impressionnante enceinte. La version
des sudistes est moins sombre , moins immédiate aussi , le trio ne pouvant
s’empêcher de rallonger ses coups de tonnerre à travers de savoureuses improvisations.
On reconnaîtra à leur batteur le mérite de faire oublier
la frappe assommante de Bill Ward , le groove du groupe donnant au tout un coté
plus puissant que braillard. Hayne n’est pas Ozzy , et son chant plein de
lamentation, allié à ses solos virtuoses achève de prouver que , à une certaine
époque, le sabb prêchait bien le même culte que les pionniers du hard blues.
Le clou est enfoncé par cette version habitée de 30 days
in a hole , le brûlot rock d’Humble pie, transcendé par la force d’une jam où
son énergie viscérale pactise avec l’épaisseur graisseuse engendré
par le zeppelin de plomb. On ne s’étonnera pas que « mr
big » referme ce premier ballet d’hommage, la finesse rugueuse de Free
ayant donné un second souffle au rock venu du sud-américain.
Déjà transcendé sur son premier album studio, Mr Big
s’ouvre sur un solo qui semble demander la bénédiction des pionniers du Chicago
blues. Puis vient ce riff inusable, boogie lancinant au feeling vicieux. Les
anglais ont toujours cherché ce son, cette grâce traditionnelle, mais seuls
les américains semblent capable de l’exprimer avec autant de pureté.
Le blues anglais a toujours eu quelque chose d’un peu
hors sujet, une finesse mélodique plus pop que purement blues, c’est sa
grandeur et son plus grand complexe. La mule ne fait pas exception à la règle,
qui veut que les musiciens américains sont réellement habités par le blues, et
donne au titre de Free un nouvel aboutissement.
Du boogie , on en aura encore une bonne tranche avec ce
« look on yonder wall » , au riff sautillant que n’aurait pas renié Status quo du temps de sa splendeur. Un piano bastringue fait son entrée,
subtile annonce d’une deuxième partie de concert où le groupe semble se
métamorphoser.
On part ensuite sur quelque chose de plus sophistiqué,
comme la superbe intro jazzy de soulshine. Le feu d’artifice se fera alors plus
mélodique, plus musical aussi, comme pour donner plus de profondeur à une
performance des plus intenses.
Et c’est cette seconde partie, où les jams du groupe
laissent percer leurs douceurs cajoleuses, qui s’avère la plus intéressante. Le
tout trouve son point d’orgue sur « Cortez the killer », monument du
loner, dont la mule étire le folk méditatif sans en amenuiser la beauté
bucolique.
Beaucoup penseront que la seconde vie de Gov’t mule ne
démarrera qu’à la mort de son premier bassiste, mais les germes d’une seconde
partie de carrière grandiose se trouvaient déjà sur ce disque.
Notre époque manque de passeurs, ces artistes capables de
faire entrer la tradition dans l’ère moderne. Et c’est précisément ce que fut Gov’t mule dès ses débuts, un power trio venu mettre un grand coup de pompe
dans l’héritage des seventies , histoire de voir quel visage il aurait après ce
vivifiant outrage. Je ne vais pas m’étaler une nouvelle fois sur les albums
studios, qui donnèrent un vent de fraîcheur au rock du
sud américain, ceux-ci ne sont rien comparés à ses prestations
scéniques.
Là, devant un public qui ne sait à quoi s’attendre, Gov’t
mule arbore un nouveau visage, émaillant ses prestation de reprises qui sont
autant de réappropriations d’un glorieux répertoire. Enregistrer ce groupe le
jours du nouvel an était plus qu’une coïncidence, c’était l’affirmation que le
rock survivrait à ce nouveau millénaire.
Paraphrasant le MC5 , Warren Hayne déclare
fièrement : « it’s time to choose if you want to be part of the
problem or if you want to be part of the solution ». La dessus, le riff de
bad little doggie déboule de manière tonitruante. Ce n’est pas une simple
ouverture, c’est le cri d’un groupe qui fait sa nouvelle mue, les guitares
déchirant son feeling hard blues dans des saillies sonores dignes des grandes
heures du rock de Détroit.
Même sur la power ballade « blind man in the
dark » , il plane une tension orgiaque , comme si le groupe savait qu’il
vivait un moment fort de sa brillante carrière. On se prend littéralement cette
rythmique lourde en pleine figure , Matt Abts martelant ses fûts avec une
violence que n’aurait pas renié John Bonham. Le titre est aussi l’occasion pour
Hayne de placer un solo déchirant au milieu de la tempête, solo qu’il fait
durer pendant quelques vivifiantes minutes, son groupe restant concentré sur
son feeling , comme un équilibriste sur sa corde.
Cette fascination qu’engendre les longues envolées
instrumentales est intemporelle , c’est la lutte du musicien pour garder sa
justesse, dans un moment qui ne lui laissera pas de seconde chance. A ce jeu-là, Gov’t mule se distingue toujours , même si il a remplacé le coté méditatif
des frères Allman par une puissance plus proche de sa génération.
Si on est envoûté par l’ouverture tout en finesse de
« life before insanity », c’est parce qu’elle renforce la virulence
du riff binaire qu’elle introduit. Cette façon de souffler le chaud
et le froid au sein d’un même morceau n’est d’ailleurs pas sans rappeler Led
zeppelin , inspiration que le groupe revendique à travers une vibrante version
de dazed and confused.
Le talent de Warren Hayne , comme celui de Page à sa
grande époque , c’est d’avoir su flirter avec des rythmes moins simples , des
mélodies plus raffinées , sans perdre cette excitation liée à la musique la
plus basique. Son groupe a beau multiplier les cassures rythmiques , partir
dans des jams à rallonge comme si il lançait le moteur d’une puissante machine
, on a toujours l’impression que le voyage se termine trop tôt.
C’est que Hayne sait trousser une mélodie, qui revient
entre les instrumentaux, comme une apothéose, avant de s’effacer de nouveau
derrière une nouvelle charge bluesy. Ce bon vieux Warren joue de la guitare
comme Coltrane joue du sax , ces improvisations lui permettant d’oublier toute
mesure. Là où les autres auraient enchaîné trois notes, il en case le double,
ne se reposant que quand il se recentre sur des mélodies toujours dotées d’une
chaleur jazzy.
Lointain descendant de Mick Bloomfield, il sait se faire
discret et sobre sur les lamentations enivrantes de towering fool , avant de se
lâcher sur une countdown jam qui ressemble à un manifeste.
Nous voilà près pour un voyage en forme d’inventaire, la
pression orgiaque ne redescendant que le temps de l’intervention de Little
Milton , venu célébrer le Chicago blues à l’heure du nouveau
millénaire.
Les reprises s’enchaînent comme autant de dépoussiérages.
Sans surprise , c’est « 21st century schizoid man » qui suit le
décompte annonçant le début des années 2000. Le titre était déjà le plus
virulent épisode de l’histoire du rock progressif, la mule en fait un blues
zeppelinien, corrosif et irrésistible. Le manifeste paranoïaque du roi cramoisi
n’a jamais était aussi vibrant, Hayne dressant un monument à la gloire du hard
blues , le temps d’un solo massif comme un obélisque dressé en l’honneur de ce
nouvel âge.
Helter Skelter n’a jamais été aussi puissant, we’re
not gonna take it place le rythm n blues à un autre niveau d’énergie rythm n
blues, et les frères Allman sont célébrés à travers une version accélérée de
end of the line. On redescend ensuite dans les terres country folk du band ,
comme si les sudistes avaient besoin de retrouver leurs racines le temps d’une
reprise respectueuse de « I Shall be released ».
Cette ballade prépare le terrain à une reprise de simple
man, qui voit le groupe troquer sa violence rythmique contre un lyrisme allant
crescendo jusqu’aux fameux refrains. Voilà où se situe la grandeur de Gov’t
mule , ses reprises se glissent dans son répertoire naturellement , elles
puisent aux mêmes sources et brillent du même éclat.
A l’image d’un Dylan, le groupe n’a plus qu’à interpréter
ses titres au gré de ses lubies, accélérant ou ralentissant ses tempos, et
transformant la mélodie le temps d’un concert. Le musicien est alors un mage
qui manipule ses formules devant un public médusé. Cette fascination n’a pas
d’âge, elle s’affranchit des époques, montrant ainsi que le rock, comme la
musique de Gov’t mule, est éternel.
Lorsque ce live est sorti, en 2014 , les puristes ont du
se demander ce qui était arrivé à Gov’t mule. Certes , le groupe a toujours
pris un malin plaisir à parer le blues sudiste de ses dorures mélodiques. Les
premiers albums annonçaient donc la renaissance de ce rock rugueux, qui se
parait désormais de sonorités plus complexes, d’un son au pouvoir de séduction
moins immédiat.
Les trois premiers disques gardaient pourtant une
puissance groovy propre aux enfants de Lynyrd , tout en laissant deviner une
virtuosité qui ne demandait qu’à s’épanouir dans des univers plus larges. Un
compromis entre la rugosité de leur Amérique profonde et la puissance mélodique
des plus grands groupes anglais, voilà ce que représentait la mule. Mais de là
à crier son amour d’un symbole de la pop élitiste il y’avait une marge.
Nous voilà donc, encore une fois face à cette vieille peur :
les messies que les rockers avaient choisis étaient-ils en train de nous faire
leur aveu d’impuissance. On en a vu tant s’étioler dans le bain visqueux du
passéisme putride, que la peur nous serre le cœur à chaque reprise, et le
moindre hommage est fatalement déclencheur de soupçon. Le rock est comme
l’homme, s’il ne bouge pas il s’affaisse, perd toute puissance de séduction, et
finit par ne susciter que dégoût et rejet.
Voilà pourquoi les jeunes préfèrent le rap au rock.
Certes le rap est con, mais il s’agit d’une connerie variée, foisonnante, aussi
inépuisable que celle qui qualifie une bonne part de l’espèce
humaine.
Alors, pour dissiper toutes ses peurs , la mule lâche les
chevaux dans une ouverture où il dynamite ses classiques. Les solos ravageurs
de Warren Hayne renouent alors avec la puissance des débuts, pendant que les
claviers nous préparent en douceur à la prestation d’un groupe, qui ne cessera
de troquer la naïveté de ses premiers cris contre une nouvelle forme de beauté
musicale. Une approche en douceur du « côté sombre de la lune »,
voilà ce que représente la première partie de ce concert, le gang de l’ex
Allman produisant un boucan digne d’une fusée en plein décollage, pour rassurer
ses passagers sur les capacités de l’appareil dans lequel il embarque.
On commence à entrevoir les décors lunaires grâce à un
instrumental fiévreux , ou eternity breath est transformé en groove spatial ,
avant de laisser place à une version dépouillée du fameux riff de St
Stephen. Avec une rare intelligence, Gov’t mule parvient à s’approprier
l’ambiance fascinante d’eternity breath , St Stephen enchainant sur une énergie
beaucoup plus directe. Comme si le groupe dessinait sa propre dualité à travers
ce passage majestueux.
Le premier décollage a eu lieu, mais il est rapidement
suivi d’une dernière escale sur terre, le temps de refaire parler la poudre. Et
puis le groove change progressivement de forme, la mélodie passe lentement
devant la puissance électrique, comme si la brute avait laissé place au poète.
C’est que Gov’t mule a muri depuis le départ tragique de
son premier bassiste , et ce live commence à ressembler à une victoire du
groupe dans son long combat vers la maturité. J’avoue pour ma part apprécier
autant la première période que la seconde, et je ne suis visiblement pas le
seul à apprécier que Gov’t mule puisse faire autre chose que du blues tueur de
tympans.
La preuve, lorsque Warren Hayne annonce un set
« vraiment spécial » , et que les premières notes de child of the
earth résonnent , le silence se fait et une autre magie commence à faire effet.
Vient ensuite « shine on you crazy diamond » , qui nous permet de
saluer l’humilité d’un guitariste qui n’a pas cherché à singer la beauté
atmosphérique du jeu de David Gilmour.
A la place, il fait entrer le groupe dans un jazz
cotoneux et éblouissant, le prodige spirituel naissant de l’alliance de ces
musiciens plus attachés à leurs buts qu’à leur égo. C’est
encore une nouvelle spiritualité qui semble ressortir de ce moment merveilleux,
où le public uni comme un seul homme déclame les fameux vers de wish you were
here. Cette ballade dédiée au génie perturbé que fut Syd Barett devient alors
un hymne universel, la perte de ce grand homme résonnant dans chaque cœur d’une
façon différente, mais avec la même force. Si il y’a une force supérieure, elle
se situe dans ces refrains , qui nous attirent pour mieux nous élever. La
musique ayant réussi à produire des moments de communion que la religion ne
peut que singer gauchement.
Et ses classiques, que le public a choisi de
s’approprier, Gov’t mule les encre entre ses compositions, comme si ils étaient
issus du même moule. Il fait ainsi plus que rendre hommage à un monument qui
brillera toujours tel un diamant fou , il justifie un virage élitiste que
beaucoup semblait lui reprocher depuis la sortie de « déjà voodoo ».
L’élève est allé chercher auprès du maitre la matière
capable de justifier sa nouvelle existence, et les deux parties se sont
régénérées à travers cet échange plein d’humilité.
La disparition violente
d’Allen Woody , au début des années 2000 fut un choc pour tous les fans de Gov’t mule. Le bassiste était le moteur du groupe , celui qui permettait à ce
jams band de développer une énergie dévastatrice , capable de rivaliser avec la
puissance zeppelinienne des black crowes. La tragédie se situe surtout dans le
fait que, après un début de carrière tonitruant, le groupe commençait à se
diriger vers un rock plus complexe. Timidement esquissé sur « life before
insanity », ce virage prometteur permettait au groupe de produire des
ballades aux arrangements fouillés.
On pensait que cette
évolution n’avait pas eu le temps d’aller plus loin lors de la période Woody,
mais une vidéo est venue tous chambouler. Publiant ses hommages au compte-goutte
, Warren Hayne a diffusé un extrait d’un live que le groupe effectua au Roxy ,
en 1999.
Nous sommes quelques mois
seulement avant la mort de son bassiste et, avide de découvrir de nouvelles
sonorités , Gov’t mule a invité John Scotfield à se joindre à eux le temps d’un
concert. Le guitariste fait partie des pionniers de cette fusion entre le blues
et le jazz, qui contamina le rock dans les années 60-70.Cette fusion, il la
développait déjà en compagnie de Gerry Mullighan et Chet Baker, avant de rejoindre
un John Duke qui ne jouait pas encore avec Zappa.
Nourri par ses deux
influences, l’homme a publié une série de disques qui s’insèrent dans le
revival jazz porté par Zappa , soft machine , et autres fils du grand Miles. La
rencontre entre l’icône du jazz et les représentants modernes du rock sudiste
se fera autour d’une série de titres piochés dans le répertoire des deux
artistes , de John Coltrane, et de James Brown.
La rencontre entre deux
des plus grands guitaristes vivant auraient pu faire craindre un duel pompeux,
une série de mitraillages visant à aligner le plus de notes possibles.
Heureusement, il n’en est rien, et les musiciens oublient totalement leur
ego.
Charger de diriger les
explorations de ce nouveau big bang , Allen Woody est étonnamment à l’aise dans
ce registre plus groovy. Dans un premier temps, la puissance tout en finesse
qu’il développe avec Matt Abbs fait forcément penser aux Allman Brothers. Le
rythme sautillant, parcouru de divagations hypnotiques , est dans la droite
lignée de ce que le groupe de Duane livrait sur « in memory of Elisabeth
Reed ».
Mais Hayne et Scotfield
ont aussi fait leurs classes dans un tribute band de Grateful dead , ils savent
comment faire évoluer une mélodie. Le rythme se fait de plus en plus doux , les
instrumentaux deviennent de confortables édredons sonores , et l’odeur du jazz
se fait fortement sentir. On ne dira jamais assez de bien de afro blues et
devil like it slow , qui flirtent avec les grandes heures du Mashavishnu
orchestra.
Ce n’est pas pour rien que
ce disque est totalement instrumental, toute parole aurait brisé la beauté de
cette symbiose virtuose. Les musiciens n’effectuent pas des reprises dans le
sens le plus strict du terme , mais plutôt dans la tradition des grands big
bang de jazz. Le titre est un repère, une base qui permet aux musiciens de
progressivement construire une symbiose unique. La musique devient alors
l’expression d’âmes unies dans un combat visant à maintenir la force mystique
qu’ils ont créé.
Cette symbiose permet au groupe de développer une version
plus raffinée du groove de funkadelique, sans que l’on ait l’impression de
changer d’univers.
Warren est-il le Ronnie Van Zandt de notre époque ? Son entrée dans l’Allman
Brother’s Band signa le dernier âge d’or du groupe de Macon. Virtuose de la six
cordes , Hayne apportait une certaine classe au blues terreux de « Shade Of Two
Word ». C’est aussi pendant son passage au sein de l’Allman Brother Band qu’il
rencontra Allen Woody.
Les deux hommes partagent bien sûr l’amour du blues , mais aussi une culture
rock impressionnante , qu’ils souhaitent mettre au service de leur propre
formation. Ainsi né Gov’t Mule , un groupe fait pour dépasser les clichés et
limites du rock sudiste. D’abord un power trio , il apporte au rock sudiste ce
que Hendrix apporta au blues rock : une révolution.
On ne peut que regretter que ses premiers disques , flirtant avec le hard
rock anglais et la pop , tout en restant solidement plantés dans les terres du
sud américain, n’aient pas fait plus de disciples. C’est que la formule si
personnelle de la mule exige autant de virtuosité que de conviction, et les
jeunes préfèrent souvent parcourir les chemins balisés par les grands des
seventies ou les Black Crowes.
Puis, en 2000, Allen Woody part rejoindre Duane Allman, ce qui est loin de
tuer le groupe. Le parallèle avec le drame vécu par les Allman Brother n’est
pas anodin. Comme eux la mule ne sonnera plus de la même façon après ce coup du
sort. Le groupe des frères Allman trouva son salut dans la tradition,
accentuant sa sonorité country pour faire oublier les tensions internes. La
mule, elle, préfère la fuite en avant.
Toujours plus ambitieux, le groupe n’a cessé de livrer des productions de
plus en plus soignées , et des compositions aussi alambiquées que charmantes.
Les musiciens avaient alors atteint un statut important, au point de réunir la
nouvelle et l’ancienne génération sur un « shout ! » où Elvis Costello laissait
place à Myles Kennedy.
La première partie, composée des compositions jouées par le groupe, montrait
une machine bien huilée et au sommet de sa grandeur. Alors que le second
disque, chanté par des invités, était une célébration du rock comme on n’en a
produit peu depuis le rock'n'roll circus.
Certes , les albums studios nécessitaient parfois plusieurs écoutes afin
d’apprécier pleinement les fresques instrumentales des sudistes, mais on était
sûr que le jeu en valait la chandelle. Le groupe ne voulait pas se laisser
fossiliser et, sorti en 2014, ses disques d’hommages étaient les témoins de
cette intention de réinventer le passé à sa sauce. C’est d’ailleurs un extrait
de « Dark Side Of the Mule » qui marque d’abord l’esprit quand on écoute ce
live, Gov’t Mule transformant le space rock d’ « Eternity Breath » en blues
mystique, laissant place à un « St Stephen » transformé en boogie virtuose.
Les titres des derniers albums , eux, gagnent paradoxalement en efficacité ,
comme si le groupe de Warren Hayne tricotait toutes ces fresques pour atteindre
l’évidence. C’est que le groupe maîtrise un art qu’on croyait perdu depuis
l’époque des jams band , une façon de maintenir la tension à son intensité
maximum , tout en la parsemant d’explosions éblouissantes de classe. Les
compositions deviennent ainsi de véritables épicentres, autour desquels se
diffusent ses tremblements hard rock ou jazzy.
Le temps suspend ainsi son envole pendant un solo Pagien, avant qu’un
saxophone relaxant ne vienne convoquer le fantôme de Miles Davis. Les titres
deviennent des prétextes à une grande cérémonie, où l’esprit de l’auditeur est
propulsé par un groove réconfortant, vers des sommets qu’il ne souhaiterait
plus quitter.
Les musiciens deviennent alors de glorieux mages face à une foule de Devos,
la musique prenant une teinte mystique. Ce soir-là , au Capitol Theater , le
public eut l’impression de vivre bien plus qu’un simple concert.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire