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samedi 10 octobre 2020

Miles Davis 1

 


Qui sont ces mecs ? Quel son majestueux sort de leurs instruments cuivrés ?

Miles Davis connaissait déjà un peu le jazz , il avait usé les quelques disques de Count Basie et Duke Ellington qu’il possédait. Mais ce soir il était au cœur du réacteur, l’édifice formant la mythologie du jazz s’élevait devant ses yeux ébahis et le faisait naître une seconde fois. On ne naît pas deux fois d’ailleurs, c’est juste que les corps sans âme s’agitent d’abord dans la quête d’une raison d’exister. Une fois que l’homme a trouvé ce but guidant son existence , il sort enfin de sa léthargie post natale pour entrer dans le monde des vivants.

Certains ne trouvent jamais ce but, et errent comme des âmes en peine , des zombies qui seront toujours plus morts que vivants. Ce soir-là,  Miles sut qu’il ne vivait que pour jouer du jazz. Il faut dire que, pour quelqu’un d’intéressé par la musique, avoir Charlie Parker jouant face à lui ne pouvait qu’être une révélation.

Il y a eu plusieurs étapes dans la longue histoire du jazz moderne, la première fut l’invention du saxophone par Coleman Hawkins. Oui, Adolphe Sax a façonné pour la première fois ce grand serpent doré, mais Coleman Hawkins lui a donné une place dans la longue liste des inventions humaines. En musique, celui qui définit le son d’un instrument mérite beaucoup plus la paternité de son invention que celui qui l’a façonné. Auguste Marshall ne savait d’ailleurs pas jouer de musique et, si les grands du blues et du rock ne s’étaient pas emparés de sa trouvaille, cet homme serait juste resté chez lui avec son joujou électronique.

Coleman Hawkins a inventé le saxophone, il a défini sa chaleur et sa beauté sonore. Charlie Parker, lui, a permis aux autres de souffler. Il fallait le voir, improvisant des solos sortis de nulle part , décollant au milieu de l’harmonie comme un oisillon sortant du nid. Les meilleurs soirs , sa virtuosité était telle que les autres musiciens oubliaient leurs interventions. Public et musiciens étaient hypnotisés par une splendeur divine. C’est pour ça que son duo avec Dizzy Gillepsie est indispensable, il pouvait le suivre sans se laisser impressionner par son souffle somptueux.

Les jours qui suivirent, Miles étudia les harmonies et perfectionna son jeu de trompette. Il apprit que la beauté qu’il avait découvert se nommait be-bop , et commença à former ses premiers groupes. Mais, rapidement, les petits concerts entre les cours ne lui suffirent plus, et ses études lui parurent de plus en plus secondaires. Il voulait partir là où le bebop s’épanouissait, à New York , et ce périple n’était pas compatible avec la poursuite de ses études. Il fallait donc annoncer à son père médecin que son fiston ne suivrait pas la même voie, que celui qui était jusque-là un élève assidu avait décidé de tout sacrifier à son art.  

Quand il lui annonça simplement sa décision de stopper son parcours scolaire, son père eu une réaction qui le surprit agréablement :

« Fait ce qui est bon pour toi. Tu es le seul à savoir ce que tu dois faire. »

La plupart des parents ne se rendent pas compte de l’impact de leurs paroles, ils ne comprennent pas qu’elles sont comme un mantra par rapport auquel leurs enfants construisent leur personnalité. Ce soir-là, le père de Miles venait de prononcer la phrase qui guidera son fils tout au long de sa carrière.

 

Notre musicien arrive donc à New York au milieu des années 40, et se précipite vers le Milton. Tous les grands du be-bop se sont fait les dents dans cette salle, devant un public principalement composé de prostituées de luxes et de leurs clients.

Au Milton , les plus grands virtuoses de l’époque produisaient le swing le plus pur , les harmonies les plus novatrices. C’est là  que Miles retrouve Dizzy Gillepsie , quelques années après son passage dans la ville de son enfance. Les deux hommes se sont ensuite croisés lors d’un concert d’un des premiers groupes de Miles , mais ils ne s’étaient pas parlés. Il faut dire que ce soir-là, après avoir vu ces jeunots jouer, Duke Ellinghton avait récupéré le bassiste de son big band. C’est en partie cet incident qui incita Miles à tenter sa chance au Milton, mais c’était surtout un honneur de se faire prendre un de ses musiciens par le Duke.

 Il faut bien comprendre que , si le Milton a attiré une brochettes de futurs héros du jazz , c’est parce que cette musique y était farouchement défendue par les organisateurs. Un jour, Miles avait assisté à la performance pitoyable d’un petit branleur prétentieux. L’homme s’était pointé avec deux filles et, pour les impressionner, il avait tenté d’improviser un petit solo de saxophone sur scène. Les organisateurs l’ont rapidement poussé à quitter la scène et , une fois dehors , lui fait passer l’envie de recommencer.

Cette violence était saine, elle permettait à ce genre de crétins de comprendre qu’ils ne vivaient plus chez leur mère. Le jour où on laissera un type qui ne sait ni jouer d’un instrument ni composer monter sur une scène, sans que personne ne lui fasse comprendre son erreur, la musique mourra.

Mais revenons à cette journée où Miles fut introduit dans le milieu du Jazz par Dizzy Gillepsie. L’homme venait de lâcher son dernier solo supersonique , et s’empressa de le rejoindre.

DG : Tiens mais c’est le jeunot qui a offert son bassiste à Duke ! Alors tu joues toujours aussi lentement ?

MD : Comment ça ?

DG : Quand tu joues, tu ne pars jamais dans les aigus, un peu comme si tu jouais une berceuse.

MD : Je n’entends pas les notes trop aigus, c’est pour ça que je joue toujours en médium.   

Là-dessus, Charlie Parker vient se joindre à la conversation, comme si les trois hommes se rejoignaient là depuis des années. Après une longue discussion, Charlie Parker voulut que Miles rencontre un pianiste.

CP : Si tu veux composer un jour, il faut que tu entendes un pianiste jouer. Ces hommes ont l’harmonie dans le sang.

 MD : Tu ne m’apprends rien, Count Basie fait partie des musiciens que j’ai le plus écouté.

CP : Si tu crois en savoir tant que ça , écoute le type qui vient de s’installer.

Absorbé par sa conversation, Miles Davis n’avait pas vu qu’on avait installé un piano au centre de la scène. Rapidement, un géant en pris possession, un goliath noir posant ses énormes mains sur les touches d’ivoires. D’habitude, le pianiste se fondait dans l’harmonie, ses notes étaient comme des esquisses autour desquelles le groupe construisait le morceau. Nommé Thelonious Monk , le Géant qui s’agitait comme un damné sur son piano était au contraire le guide imposant le tempo et les mélodies, le maitre d’œuvre en même temps que l’ouvrier besogneux.

Ce que Miles retiendra surtout de Monk, ce sont ses silences, son sens de l’économie permettant à l’écho de ses notes de former un tableau magnifique. Par la suite, Miles Davis a intégré le groupe de Parker et Dizzy, son jeu discret et sobre lui permettait d’apprendre sans risquer de faire de l’ombre à ses monumentaux pygmalions. Tout se passa pour le mieux pendant plusieurs mois, le big band produisit un disque salué par la critique et le public, puis Charlie Parker se mit à déconner.

Les premier jours , celui que l’on surnommait Bird arrivait habillé comme un clochard, il faisait tellement pitié que Miles l’hébergea quelques jours. Malheureusement, l’héroïne qu’il s’envoyait est un poison sournois , et Bird ressemblait de plus en plus à un gros oiseau malade. Il finissait par faire peur à tout le monde, et Miles  fut obligé de le virer de chez lui. Mais les choses ont vraiment basculé quand la dope a eu raison de son jeu magnifique. Les premiers temps , Bird arrivait dans un état pitoyable , il avait l’allure d’un sexagénaire alors qu’il n’avait qu’une trentaine d’années. Mais une fois sur scène, son corps se régénérait, et il scotchait de nouveau tout le monde. Ce miracle s’est produit quelques jours, jusqu’à ce que son souffle s’éteigne d’un seul coup.

Suite à ça , Charlie Parker est devenu introuvable , certains disait même l’avoir vu tenté de jouer dans la rue pour exorciser ses démons. Cette déchéance n’a pas empêché certains d’affirmer que c’était en fait l’héroïne qui lui avait donné son génie, et beaucoup de jazzmen se shootaient dans l’espoir d’obtenir le souffle de Bird. Cette idiotie a sans doute aussi servi d’excuse à de nombreux jazzmen héroïnomanes.

 Comme l’expliquera plus tard Marc Edouard Nabe , les jazzmen ne prenaient pas de la drogue pour s’éveiller , mais au contraire pour s’assommer. Aucune drogue ne transformera un idiot en génie, elle permettait juste à ces mêmes génies de construire des œillères, qui maintenaient au loin tout ce qui n’était pas lié à leur musique. Le musicien de jazz atteint de tels sommets en produisant son art, que toute descente de ce nuage lui parait insupportable. Il préfère donc passer le reste de son temps dans un état second. D’Herbie Hancock à Billie Holliday , de Charlie Parker à Lester Young , tous ont cédé au charme de cette salope mortelle qu’est la drogue.

Miles apprend finalement le décès de Charlie Parker en 1955, son corps était si abimé que le médecin légiste qui l’a ausculté lui a donné l’âge de 64 ans. Pendant que son premier parrain terminait son calvaire, Miles Davies avait perfectionné son jeu en compagnie de Lester Young 

Young était déjà une légende depuis qu’il força le respect de Coleman Hawkins lors d’une improvisation historique. Mais celui qu’on appelait président arrivait lui aussi au bout de son parcours, et plusieurs témoins affirment qu’ils l’avaient vu s’écrouler après un concert. Avant de partir, president eu tout de même le temps d’apprendre sa fameuse fluidité à Miles. Lester Young posait ainsi la dernière pièce de ce qui allait devenir l’album birth of the cool.                    

                                                    

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