Retour au Milton , où Columbia promeut le premier orchestre de Miles Davis. Pour le présenter ce soir-là, la maison de disque a choisi un jeune excité maigre, et affublé de lunettes excentriques et d’un nœud papillon.
« Messieurs ,
l’homme que l’on m’a chargé de présenter ce soir intrigue le milieu du jazz
depuis quelques années. Pour le présenter, Dizzy Gillepsie parlait du
« gamin doué incapable de monter dans les aigus . »
J’ai d’abord pris cette description pour une remarque condescendante, un peu comme si le roi du bop me présentait son frère débile. Et puis Columbia m’a envoyé les enregistrements qui devraient devenir , dans les prochains jours , l’album birth of the cool. J’ai écouté ce disque toute la nuit , totalement fasciné par cette façon de dégommer toutes les règles du bop. »
Le nain binoclard remet alors un nœud papillon secoué par ses gesticulations théâtrales. Ce type à vraiment un charisme solennel, il parle comme un Clemenceau mobilisant la grande patrie du jazz. Après avoir ménagé un silence qui ne fait qu’ajouter à la solennité de son discours, le regard du tribun se tourne vers un invité de marque.
« Nous avons la chance ce soir d’accueillir dans le public le grand Count Basie. Vous ne le savez pas mes amis, mais Billie Holliday le supplie tous les jours de revenir soutenir sa voix de tigresse sensuelle. Il fallait les voir en 1940, le maitre du swing permettant à son cygne de déployer son plus beau chant. Mais je m’égare et, si je parle ainsi du grand Basie, c’est pour vous faire comprendre à quelle symphonie vous êtes conviés.
Car Miles Davis est l’anti Basie par excellence, et il s’est encore plus éloigné de son parrain Gillepsie. Ce que vous allez entendre ce soir n’est pas du be bop , en tous cas pas du be bop conventionnel, c’est l’exact contraire de sa classe alambiquée. Cette musique est écrite, comme pouvait l’être celle de Mozart ou Beethoven. »
Notre dévot binoclard s’interrompt alors, et pointe du doigt un spectateur que sa description semble ennuyer.
« Oui Monsieur ! Vous pouvez lever vos yeux d’ayatollah du swing ! »
Ainsi pointé du doigt, le fautif n’ose plus bouger, pétrifié par la transe verbale de son détracteur.
« Le jazz n’est pas une religion ! Le dogme érigé par certains critiques musicaux est un poison qui transformera le jazz en cadavre puant ! Le swing doit chier sur ce dogme, il doit affirmer à chaque note que ces types n’ont rien compris ! Si vous lisez ce genre de torchons, vous n’avez qu’à vous rassurer en vous disant que la douceur de Miles a un arrière-goût de Duke Ellington. D’ailleurs, comme la classe Ellingtonnienne marque à jamais les esprits de ce qui l’ont entendu, vous n’oublierez jamais ce concert. Ce swing-là est mélodique, la trompette vous susurre des refrains irrésistibles. Il n’est pas possible que ce soir, alors que la douceur d’un bain chaud ressuscite votre allégresse, vous chantiez ces bluettes cuivrés. »
Le présentateur quitte
alors la scène en sautillant et en chantant ses « tadada tadada » ,
avant que Miles et son orchestre ne jouent le premier épisode d’une autre
histoire du jazz.
Inutile de redécrire le concert, ou de chroniquer les titres qui sortiront, des années plus tard, sous le titre de birth of the cool, notre présentateur a tout dit. Capitol a tellement aimé ces titres , qu’ils en sortiront plusieurs sous formes de 78 tours.
Paradoxalement,
« birth of the cool » ne sort qu’en 1954, ce qui met Miles Davis en
rage. Il vient alors de former un nouveau big bang , beaucoup plus proche du
swing de ses parrains Charlie Parker et Dizzie Gillepsie. L’initiative de Capitol brouillait les pistes de son évolution artistique, ce qui n’empêchera
pas walkin de le faire sortir de l’ombre.
Revenons à la genèse de walkin , qui se situe lors du premier concert parisien de Miles. Les 78 tours issus des sessions de Birth of the cool lui ont permis de se faire un petit nom sur le vieux continent, et la France va le marquer durablement.
Dès qu’il arrive dans
l’hexagone, il est surpris d’être traité avec les mêmes égards que les
artistes blancs. Entre les concerts, il passe ses soirées en compagnie de
Juliette Gréco et Jean Paul Sartre, sans que personne ne s’étonne de voir un noir
se mélanger aux blancs. L’auteur de « la nausée » lui a d’ailleurs
raconté une anecdote qu’il n’oubliera jamais.
Durant la première guerre mondiale, alors que les troupes américaines étaient sous commandement français, un général américain envoya une lettre à Clémenceau. Celui-ci s’inquiétait de constater que, dans les divisions dirigées par la France, les noirs américains étaient traités de la même façon que les blancs. Cet égalitarisme risquait de les amener à se rebeller contre le racisme américain , ce qui ne manquerait pas de causer du désordre à leur retour au pays.
La réponse de Clémenceau
fut sans appel, les soldats français sont traités de la même façon sans
distinction de races. La France a d’ailleurs inscrit dans sa constitution la
phrase la plus anti raciste possible « tous les hommes naissent libres et
égaux en droit ».
Musicalement , ces concerts en compagnie de Charlie Parker ont permis à Miles de renouer avec un swing plus pur , de retrouver ce bop mis de côté sur birth of the cool. De retour en Amérique, Miles n’hésite pas à signer un contrat avec Columbia, avant que Prestige ne lui rappelle ses obligations. Il doit encore quelques album à cette ancienne maison de disque, et va travailler comme un damné pour remplir cette obligation au plus vite.
Si le contrat est signé, il ne peut entamer cette collaboration tant que le label Prestige n’a pas obtenu son dû. Son premier quintet semblait prêt , chauffé à blanc par les concerts précédents , mais Sonny Rollins décida au dernier moment d’aller se faire désintoxiquer. Pour le remplacer , Prestige propose le jeune John Coltrane , ce qui est loin de séduire Miles. Coltrane a déjà croisé sa route quelques années plus tôt et, à l’époque, il s’était fait lessivé par le souffle monumental de Sonny Rollins.
N’ayant pas le choix,
Miles accepte tout de même de l’intégrer au quintet, mais les premières
répétitions sont tendues. Le trompettiste ne supporte pas que Trane lui
demande ce qu’il doit jouer, et ne se gêne pas pour lui faire
remarquer. Sa réponse est toujours la
même : « Tu es un musicien professionnel ? Tu dois donc le
savoir. »
Au bout de quelques heures,
le quintet trouve son rythme, le dialogue voulu par son leader est enfin
fixé. Après une série de concerts triomphaux, le quintet s’enferme vite en
studio pour immortaliser les titres rodés en live.
Séparer cooking , relaxing , workin , et steaming with the Miles Davis Quintet serait une absurdité. Ces titres sont le fruit des mêmes séances enregistrées dans les conditions du live. L’urgence ressentie par Miles est telle, que les dialogues avec les ingénieurs du son ne sont pas supprimés sur les disques. Si l’on peut soupçonner Miles d’avoir expédier rapidement ces quatre disques pour se libérer de son contrat avec Columbia , cette urgence participe largement au charme de ces œuvres.
Privé de tout filet, le quartet ne garde que la moelle de ses improvisations cuivrées. La trompette en sourdine de Miles trouve gracieusement son chemin entre les obélisques lumineux érigés par le saxophone de Coltrane. Ce sont les passages mélodiques qui enchantent le plus, ils permettent à Coltrane de donner un avant-gout de son amour suprême.
Beaucoup pensent que la
légende de Miles commence ici, que ces quatre disques sont la cathédrale ou
naît son génie. Au duo Parker/ Gillepsie succédait ainsi le tandem Davis/
Coltrane , et le jazz entame ainsi une autre page de son histoire.
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