Someday my prince will come est souvent considéré comme un disque anecdotique dans la carrière de Miles. Hank Mobley vient d’intégrer le groupe , et son leader ne cesse de fuir une formation qui ne l’inspire pas. Le procédé d’enregistrement de l’album témoigne d’ailleurs du peu d’intérêt que Miles prête à ce nouveau groupe. En studio , ses musiciens enregistrent seuls leurs parties , juste guidés par les partitions que le trompettiste leur a préparés. Une fois ce matériel mis en boite, Miles profite de la visite de Coltrane pour enregistrer quelques interventions, qu’il insère en post production.
Le résultat montre un Miles se réfugiant dans les bras du bebop , qu’il avait délaissé après la sortie de Milestone. De cette manière, notre trompettiste ne pouvait sortir un disque réellement mauvais. Le bebop est au jazz ce que le blues est au rock, un sanctuaire dans lequel tout groupe peut venir se régénérer. En renouant avec ses ainés, Miles retrouve l’essence du swing , il redevient le gamin saluant le feeling Lesterien à chacun de ses chorus.
Le fantôme du president du jazz est d’ailleurs bien
présent sur le chorus langoureux de « someday my prince will come ».
La trompette est un paon qui fait la roue, les couleurs flamboyantes de ses
envolées nous transporte dans une transe contemplative. Le titre s’insère dans
une longue suite de réadaptation jazzy de classiques des studio Disney , mais l’entreprise de Mickey n’a jamais autant
swingué que sur ce titre. On devrait d’ailleurs réadapter blanche neige et les
sept nains pour l’occasion. Pour sublimer cette mélodie, Billie Holiday
prendrait le rôle de blanche neige, et serait soutenue par un big band de nains
noirs. On appellerait ça « marron
café et ses sept pygmées » , et le swing remplacerait la tristesse catho
cucul de ces contes yankees.
De retour sur les terres du bop , Jimmy Cobb se lâche comme il ne l’a plus fait depuis Newport. Ses rythmes ont le souffle d’une locomotive ayant atteint sa vitesse de croisière, il est le charbon faisant tourner la bête swinguant. Le petit solo qu’il place au milieu de l’album permet de rappeler que John Bonham n’a pas inventé le solo de batterie.
Oui , someday my prince will come est un disque où Miles revient pour la première fois en arrière. Sa trompette timide valse une dernière fois avec le saxophone lumineux de Coltrane, aujourd’hui ce sont eux les géants du jazz moderne.
Après la sortie de « one day my prince will come »,
Miles part effectuer deux concerts au Blackhawk de San Francisco. Dans le
véhicule le conduisant au concert, il maudit un événement qu’il voit comme une
obligation. Hank Mobley ne l’inspire pas, son jeu parait bien trop scolaire à côté
des deux colosses du saxophones qui l’accompagnaient jadis. Passer du duo
Adderley / Coltrane à Hank Mobley, c’est comme passer de la couleur au
noir et blanc , de l’électricité à l’éclairage à la bougie. Ce n’était pas
totalement la faute de Hank Mobley , qui a d’ailleurs enregistré l’excellent
soul station quelques mois plus tôt. A côté du duo l’ayant précédé , même
Charlie Parker , Lester Young , Coleman Hawkins , et n’importe quel jazz giant
passerait pour un nain.
En plus de ça, les articulations de Miles le font souffrir, comme si son corps lui-même ne supportait pas l’impasse dans laquelle il se trouve. Mais Columbia souhaite enregistrer un album live lors de ces prestations, pour en publier une partie. Miles a alors demandé à être prévenu lorsque les micros enregistraient. Arrivé sur scène, il est vite agacé par la place que prend le matériel d’enregistrement, et par les va-et-vient des ingénieurs du son. Il a l’impression d’être devenu une manufacture du swing , un ouvrier produisant son art sur commande. La musique est une communion, et il est difficile de communier au milieu de ces machines manipulées par des salariés courant dans tous les sens.
Sur les premiers titres, Miles est flamboyant, il sait que l’enregistreur tourne et il veut soigner sa légende. Et puis, quand son contrôleur métallique s’endort, il réduit ses interventions au minimum. Le public montre alors sa frustration, ce n’est pas le musicien qu’on lui a promis. Pour eux, Miles est un musicien exigeant, dirigeant ses musiciens d’une main de fer, et faisant décoller sa trompette majestueuse dans de grands chorus mystiques. Et voilà que le génie du bop limitait ses coups d’éclat, livrait son swing avec une avarice de comptable. Leur déception aurait été moins grande si, comme à Newport, cette discrétion avait été imposée par le coup d’éclat d’un de ses saxophonistes. Mais , comme dit plus haut , Mobley n’est pas Coltrane , et il n’a pas encore assez d’assurance pour prendre les choses en main.
Résultat , quand Miles se tait ou quitte la scène , c’est la rythmique qui assure l’intérim. Conduite par l’irréprochable Jimmy Cobb , elle sublime ses tempos délicieusement monotones , qui lui confère une souplesse impressionnante. Si son leader déteste ses rythmes routiniers, cette virtuosité scolaire, elle parvient presque à lui voler la vedette lors de ses interventions peu enthousiastes. Il faut entendre cette rythmique lutter avec la trompette du maestro sur « walkin » , comme deux félins luttant dans la grande jungle bebop. Si le jazz , comme toute musique digne de ce nom , est surtout une question de rythme , alors ce groupe mal aimé a permis à Miles d’effectuer un grand concert.
Le trompettiste aurait d’ailleurs dû savoir que, lors d’un enregistrement live, les micros ne sont jamais réellement coupés. Columbia gardera ainsi les bandes de ces deux concerts dans ses tiroirs pendant des années, avant de ressortir les prestations intégrales en 2003. La maison de disque réhabilite ainsi un groupe honteusement décrié par son leader.
Miles Davis a surtout besoin de changer d’air, et c’est encore Bill Evans qui va lui permettre de trouver un second souffle. Celui qui a arrangé les partitions de sketches of spain l’attend à New York , où Miles doit effectuer un concert au Carnegie Hall. Le compositeur lui a préparé un orchestre d’une dizaine de musiciens, qui vont se joindre à son big band lors d’un concert mythique . Comme il le dit dans son autobiographie , Miles considère cet événement comme « un grand moment de musique » , et calme son stress en s’hydratant au bourbon. Après quelques minutes d’attente, Bill Evans l’annonce enfin, et Miles est transporté dès les premières notes de « so what ».
Ce n’est pas pour rien que Bill Evans a travaillé sur Sketches of Spain , ses instrumentaux forment une cathédrale dans laquelle la trompette mystique de Miles a des allures de chant sacré. La rythmique crépite comme un brasier ardent, poussant ainsi Miles et Hank Mobley à se dépasser. Contre toute attente, Hank renoue avec les éclats majestueux de soul station , ses chorus lumineux sans être bavards instaurent un dialogue envoutant avec l’orchestre de Bill Evans.
Dans ce bain de jouvence, la trompette de Miles frétille comme un poisson sauvage dans un océan symphonique. Alors que la formation atteint des sommets nirvanesques , un groupe de militant politique vient briser son harmonie sacrée. Ces gougnafiers n’hésitent pas à monter sur scène avec leur pancarte dénonçant le « colonialisme » de la fondation d’aide à l’Afrique. Une partie des bénéfices de cette soirée devait en effet être reversée à la fondation. Intéressé par ces luttes, Miles n’aurait pas forcément désapprouvé le combat de ces militants, mais il est furieux de les voir agir au milieu de son concert. La musique est plus importante que la politique, et il serait temps que l’on s’en rende compte.
Il faudra toute la diplomation d’un Bill Evans pour convaincre Miles de remonter sur une scène débarrassée de ces activistes irrespectueux. Une fois revenu, le trompettiste met toute sa rage dans un Oleo sanguinaire , avant de faire du concierto de aranjuez le requiem majestueux d’un concert historique.
Avec ce concert au Carnegie Hall , Miles renoue avec la
splendeur de ses grands disques orchestraux. On pouvait alors penser que sa voie
se trouvait dans ces arrangements orchestraux, que l’auteur de « kind of
blue » allait devenir une sorte de Mozart du jazz, le défenseur d’une « musique
classique noire ». Ces conclusions sont encore un peu hâtives , d’autant
que nous ne sommes encore qu’au début de notre récit.
Quelques mois seulement après la sortie du live au
Carnegie Hall , Miles va détruire son image de « maestro du jazz ».
Il fallait un ratage du calibre de « quiet night » pour tourner la
page. Gill Evans pensait pourtant avoir préparé une nouvelle fresque hispanique,
sur laquelle son musicien préféré pourra déverser ses torrents de notes
somptueuses.
Mais le trompettiste a déjà la tête ailleurs, et quand Gill Evans lui présente sa symphonie chaleureuse sur fond de rythmes bossa nova, son ami ne cache pas sa lassitude. Il ne voulait pas se laisser enfermer dans ce lyrisme de matador, mais il n’avait pas encore trouvé sa nouvelle voie. Il accepte donc de travailler sur ces compositions , et lâche l’affaire après avoir gravé une vingtaine de minutes de musique bancale.
Son label refuse d’attendre que son poulain capricieux daigne retourner en studio, et décide de combler les trous lui-même. Il récupère donc des restes de sessions précédentes , et parvient ainsi à obtenir trente minutes de musique. Quiet night est donc le résultat d’un mélange entre des sessions avortées, et des titres jugés trop faibles pour paraitre sur d’autres albums. Lorsqu’il apprend la sortie du disque, Miles est furieux. Sortir un tel album , c’est comme si l’éditeur de Louis Ferdinand Céline avait compilé des brouillons de ses plus grands livres , avant de présenter ça comme un nouveau chef d’œuvre.
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