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dimanche 18 octobre 2020

Miles Davis4



«  Je n’ai pas appelé Adderley et Cotrane pour Porgy and Bess , ils auraient écrasé les autres saxophonistes. Pour de la musique de bonne femme, j’ai préféré prendre des musiciens jouant de la musique de bonne femme.                                 

L’avis de Miles sur Porgy and Bess pourrait en rebuter quelques uns , mais cette amertume n’est pas seulement liée à sa musique. En 1959, quand Porgy and Bess sort, les critiques ne parlent que d’Ornette Coleman. En se libérant de toute structure , le musicien a inventé le jazz libre , qui sera ensuite propulsé vers d’autres cieux par Sun Ra et Herbie Hancock. Miles trouve les expérimentations de Coleman bavardes, son absence de structure l’oblige à multiplier les notes , le génie de l’époque a l’air de se débattre dans son fouillis sonore. Sa musique, Miles la veut sobre, chaque note doit être placée au bon endroit, et les silences sont les espaces permettant aux mélodies de respirer.

Il est donc impensable que celui qui fit ses classes auprès des grands du bop suive la voie du free. Le voilà donc déjà marginalisé dans son propre milieu. Le jazz n’a jamais été aussi populaire que le rock, qui pousse ses premiers cris grâce à Chuck Berry Little Richard et Elvis , et voilà que même son jazz mélodieux se marginalise.

Alors Miles va faire la seule chose que son intégrité artistique lui permet, suivre le chemin tracé sur Milestone. Arrangé par un compositeur de musique classique, ce qui était un opéra à succès devient ainsi une symphonie jazz.

Tout est démesurément beau sur Porgy and Bess , dont l’ouverture rappelle les décors grandioses des plus grands péplums. C’est un swing monumental qui s’échappe de ces compositions classiques jazz, chaque titre est un imposant sanctuaire cuivré. Ces arrangements orchestraux construisent des pyramides face auxquelles on ne peut que se prosterner, ils donnent une beauté solennelle au feeling Milesien.  

Même la ballade « summertime » , bluette la plus populaire de l’opéra de Gershwin , a des airs de mélodies célestes. On dépasse ici le cadre de la musique dite populaire, et la section de cuivres n’est pas étrangère à cette patine lumineuse. Elle donne au disque des airs de monument intemporel. Miles considérait ces cuivres comme une simple bande de larbins de studio , sans inventivité , et tout juste bons à reproduire des partitions. C’est pourtant leur rigueur qui offre le carcan sacré dans lequel son swing s’épanouit. Cette section a la force d’une charge de cavalerie, le lyrisme des clairons annonçant aux habitants d’un fort assiégé qu’il faudra défendre chèrement sa peau.

A l’heure où le jazz se dépouille de tous ses plans, Porgy and Bess est l’anti free jazz ultime, le disque qui écrase les prétentieux sans structure sous sa classe symphonique. Comme si le public avait voulu récompenser l’intégrité artistique de son auteur, Porgy and Bess devient vite le disque le plus vendu de Miles Davis. Il sonne comme un dernier coup d’éclat alors que le ciel commence à s’obscurcir.

Alors qu’il prépare le successeur de Porgy and Bess , l’événement tant redouté finit par arriver. Miles aurait bien repoussé l’échéance, mais cette séparation était inévitable après le triomphe de Newport.

Coltrane s’approchait donc de lui l’air gêné , et Miles comprit à son regard qu’il souhaitait partir.

-          Tu veux quitter mon sextet ?

-          Oui Professeur (depuis son arrivée dans son orchestre , Coltrane appelait toujours Miles ainsi). Je sais ce que je vous dois mais je sens que mon heure est venue.

-          Tu m’étonnes ! Après ton exploit à Newport il est normal que tu veuilles diriger ton propre groupe…. Je connais un type, Harold Lovett , il devrait te faire décoller rapidement. Mais j’ai encore besoin de toi sur le prochain album. Promets moi juste que tu viendras en studio entre deux concerts.

Cette solution mettait Miles dans la situation de la mère qui paie les études de son fils pour le maintenir un peu plus avec elle. Il ne faisait que repousser le problème en offrant à son saxophoniste un  manager capable de lui trouver des concerts réguliers. Qu’importe, kind of blue sera de nouveau enregistré avec la meilleure formation qu’il ait eue. Cannonball avait lui aussi envie de tracer sa propre route, mais ce ne fut pas difficile de le convaincre de rester un peu. Le meilleur groupe du monde reçoit ainsi les partitions qui vont mener à Kind of blue.

Le trompettiste voulait reproduire les sonorités gospels entendues dans les églises de l’Arkansas. Mais Miles ne travaille pas comme un chef donnant ses plans à son orchestre, ce serait gâcher les talents de ses musiciens. Les grilles que chacun d’eux reçoit ressemblent à une série de point , qui pourrait représenter des choses différentes selon la façon de les relier.

Et , forcément , l’interprétation de son groupe s’éloigne rapidement des sonorités gospel qu’il a imaginé. Coltrane n’a peut-être jamais aussi bien joué qu’ici, ses chorus lumineux irradient d’une lumière bienfaisante. Bill Evans effectue sa dernière prestation avec cette formation , et ses influences européennes permettent à ses notes de relier le jazz au génie des grands compositeurs occidentaux. Les notes discrètes de son piano sont un coussin de rêves, sur lequel les cuivres s’étirent avec la grâce nonchalante d’un vieux chat. Véritable boléro jazz , ce tableau accentue ses formes grâce à une basse soulignant les tempos discrets de Jimmy Cobb. Celui-ci ne sous-entend plus la cadence à suivre, il la chuchote, comme si un battement trop appuyé risquait de briser le souffle harmonieux des cuivres.

Avec kind of blue , Miles Davis a trouvé une nouvelle perfection en ratant l’objectif qu’il s’était fixé. Peu importe si ces mélodies n’évoquent pas les églises de l’Arkansas , c’est Dieu lui-même qui se présente à travers cette grâce mystique. Kind of blue est un paradis lumineux , un sommet harmonieux dont on a du mal à redescendre.

Après l’enregistrement de ce monument , Miles voit l’année 1959 comme la fin d’un cycle. En 10 ans, il a imposé son nom au côté des géants du bop , avant d’ouvrir la porte du jazz modal. Sa grandeur, il la devait en grande partie au duo Coltrane/ Aderley , tandem aussi brillant sur les improvisations hard bop de cookin , relaxin , steamin , workin , que sur les mélodies célestes de kind of blue.

Mais Aderley a lui aussi remis sa démission, pour récolter les fruits d’une gloire largement méritée. Trane semble encore prêt à venir en aide à son « professeur », mais il ne pourra retenir longtemps celui qui vient de sortir « blue train ». Pour Miles, ce disque était une caricature de ce que Trane fit avec lui, un bouillon déstructuré tapinant sur le trottoir du free. Si il avait perdu son plus grand groupe , Trane semblait perdre une partie de sa finesse.

Un peu dégouté par les événements , Miles a pris un peu de recul , profitant de cette période compliquée pour vivre une vie de couple plus tranquille. La musique revient rapidement vers lui lorsqu’il rend visite à Joe Mondrago , son ami bassiste de studio.

A peine entré chez lui, son hôte se rue sur son tourne disque, où un vinyle semblait attendre son arrivée. 

« Miles écoute ça ! Tu peux le faire ! »

Commence alors une symphonie chaude comme le soleil de Cordoue, glorieuse comme les troupes libérant sa cathédrale de l’emprise musulmane. Cette musique a une mélodie si forte, qu’elle tourne dans l’esprit de Miles , comme un mantra l’incitant à retourner en studio. Il rejoint donc Gill Evans , qui travaille justement sur une série de musique ethnique , que Columbia aimerait sortir rapidement. Les projets des deux hommes donnent ainsi naissance à Sketches of spain, disque qui renoue avec la grandeur théâtrale de Porgy and Bess.

Sketches of Spain flirte lui aussi avec le kitch, sans jamais s’y vautrer. La musique retrouve ici sa grandeur sacrée. Sketches of Spain n’est pas un disque que l’on écoute distraitement en faisant le ménage, la richesse de ses harmonies impose à l’auditeur une concentration totale. Rien que ce concierto de Aranjez a le lyrisme hispanique qu’Ennio Morricone ne fera que caricaturer. Pourquoi Sergio Leone n’a-t-il pas cherché ici la musique capable de rythmer ses opéras western ? Imaginez l’allure que ces fresques musicales auraient donnée à ses duels dramatiques. On parlait à l’instant de Cordoue, mais les symphonies de sketches of spain sont elles aussi de véritables cathédrales.

La trompette de Miles est un serpent lumineux, dont les reflets dorés ondulent gracieusement entre les instrumentaux éblouissants. Plus guerrier, Saeta est le swing qui aurait donné aux héros anarchistes la force de repousser la racaille franquiste. Comme Hemingway dans « le soleil se lève aussi » , Miles écrit une des plus belles déclaration d’amour au lyrisme espagnol. Ce disque a la gravité et la puissance de certains récits de corridas. Miles entre dans son orchestre comme l’homme entrant dans l’arène, lieu sacré où l’homme et la bête luttent pour leur survie. Puis la dernière note s’éteint, comme le pouls du pauvre taureau blessé à mort. Et, quand le dernier écho se tait, l’auditeur est comme la femme jetant sa rose au courageux vainqueur.

Il fallait bien une telle symphonie pour faire le deuil d’un passé aussi glorieux que celui de Miles.           

 

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