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samedi 24 octobre 2020

Miles Davis 6

 


Comble de l’ironie, l’orchestre que Miles détestait tant le lâche au pire moment. Alors qu’il est engagé pour plusieurs concerts à New York, ses musiciens décident de partirent vers des engagements plus rentables. Seul Jimmy Cobb lui reste fidèle, mais on ne tient pas une scène avec un batteur et un trompettiste. Miles doit donc annuler plusieurs engagements, et payer plus de 25 000 dollars de réparations aux propriétaires des salles. Satisfait par ses dernières prestations, le Blackhawk de San Francisco se montre plus compréhensif, et laisse à Miles le temps de monter un nouvel orchestre.

Quand John Coltrane apprend ses déboires, il lui conseil de contacter le saxophoniste George Coleman. Ce dernier a un jeu plus sobre que le grand Trane , mais chacune de ses notes à la chaleur chère à l’auteur de « a love suprem ». Coleman est rapidement engagé, et devient ainsi la première pièce d’un jeu de piste qui mène à la naissance du nouveau quintet. Coleman propose donc d’intégrer Ron Carter à la basse. Ce dernier n’est pas un inconnu, Miles l’a déjà rencontré lorsque celui ci étudiait son instrument. A l’époque, Carter lui avait avoué son admiration pour « kind of blue » , le disque que Miles venait de sortir. « On a l’impression que la pureté de ce swing nous nettoie de nos névroses. » Cette phrase prononcée par l’apprenti bassiste l’avait marqué , un homme aussi touché par son œuvre ne pouvait que finir dans son orchestre.

Des auditions s’ouvrent ensuite pour trouver le successeur de Jimmy Cobb , ainsi que le pianiste capable d’adoucir la rythmique. Un jeune homme de 17 ans s’installe alors timidement derrière la batterie, et entame les premières mesures de so what. Le titre n’est pas choisi au hasard,  c’est un mid tempo qui nécessite autant de finesse que d’énergie rythmique. Trop influencés par certains titres de sa période modale, plusieurs batteurs s’étaient plantés en imprimant un rythme trop mou , de peur de paraître trop brutaux. Tony Williams ne commet pas cette erreur , au contraire , sa frappe autoritaire accélère le swing du morceau sans le dénaturer.

Miles est littéralement ébloui, il sait que ce jeune homme-là est un des plus grands musiciens que la batterie ait connu. On ne le dira jamais assez , si le trompettiste dessine les formes et les couleurs , le batteur pose le cadre. Et Miles sait qu’il a trouvé ici le contour idéal pour ses solos, il se voit déjà chorusser au milieu des grands espaces laissés par le feeling de ce jeune prodige.

Pour le piano , il convoque Herbie Hanckok , un pianiste que Donald Byrd lui a présenté quelques jours plus tôt. Herbie a un jeu très rythmique, mais plus mélodique que celui de Thelonious Monk. Après quelques minutes d’échauffement, le nouvel orchestre entre vite en studio, et immortalise le bien nommé seven steps to heaven.

Plus enjoué que les grands disques modaux de Miles , 1958 Miles et Kind of blue en tête , seven step to heaven montre un trompettiste régénéré. Cette formation balance un swing plus dansant et libre , la rigueur austère de l’ère Jimmy Cobb fait place à la folie festive du duo Hancock/Carter.  La trompette danse nerveusement, ou s’étire majestueusement, au milieu des décors que peint une section rythmique flamboyante. Après un tel tour de force, Miles n’a qu’une envie, diffuser cette musique aux quatre coins du globe.         

« Quintet de Miles Davis avec … » C’est André Francis , le monsieur jazz de radio France , qui présente la nouvelle formation du roi du bebop. On aurait dû garder ses présentations solennelles, elles sont comme les préfaces des grands romans, un avant-goût qui nous fait rentrer dans l’œuvre. Le présentateur a pris soin de préciser l’âge de celui qui tiendra la batterie ce soir, 17 ans.

Ce soir , Tony Williams sera le garant du swing Milesien , celui qui va donner le ton d’une prestation particulièrement enjouée. Avec lui, la batterie n’est plus une ombre discrète murmurant la direction à suivre. L’heure n’est pas aux ronronnements cuivrés , et il ne retiendra pas ses coups par peur de briser les mélodies.

Ce que le quintet célébre ici , c’est le retour d’un dialogue trompette batterie qui fut longtemps écrasé par le charisme Coltranien.  La pulsation puissante de Williams laisse assez d’espace pour que Miles puisse y loger des chorus brulants. Le trompettiste est particulièrement en forme, il faut dire que la symbiose entre les battements de Williams et les notes sautillantes d’Hancock lui inspire des transes délirantes. Sur Milestone , il retrouve les acrobaties sonores que lui inspira un spectacle de danses guinéennes.

Une rythmique de cette trempe lui permet de faire oublier les rêveries charmeuses de sketches of spains, et de renouer avec une énergie plus proche de son parrain Dizzie Gillepsie. Sa musique a de nouveau l’énergie d’une tribu de danseurs africains, la folie d’un acrobate du jazz mettant la vie de son swing en jeu à chaque improvisation vertigineuse. Impressionné par la prise de risque , le public applaudit chaque improvisation , chaque envolée où le swing peut s’écraser comme un voltigeur ayant perdu ses appuis. 

Les appuis en question n’ont jamais été aussi solides qu’ici , à tel point que les autres musiciens finissent par laisser leur guide s’exprimer dans un grand solo de batterie. Ces pulsations, c’est le cœur guerrier d’une forêt sauvage, la force délicieusement primaire guidée par une intelligence reptilienne. Le batteur frappe d’instinct, accélère et ralentit son tempo rugueux sans avoir l’air d’y réfléchir. Comme guidé par une sagesse venue du fond des âges, Williams évite magnifiquement le piège de la démonstration soporifique, maintient la pression d’un feeling à couper le souffle. Le batteur devient un peintre qui dessine son univers sauvage devant un public ébahi. Celui qui a ressuscité le génie Milesien greffait ainsi sa petite, mais impressionnante, œuvre à celle de son chef d’orchestre. Ce soir-là , à Antibes , un nouveau big band a ressuscité le cool.   

Après un tel voyage , les musiciens sont rapatriés à New York . Ils reviennent de leur voyage la tête pleine de souvenirs et les poches pleines. Durant son périple européen, Miles a payé ses musiciens 200 dollars par concerts. La somme peut paraitre dérisoire à l’heure où les grands du rock (nous sommes en 1964) se font plus de 1000 dollars par prestation, mais c’est plus que n’importe quel musicien ayant joué avec lui. Il faut aussi rappeler que, si les jazzmen sont aussi modestement payés , c’est parce que leur musique ne déplace pas les foules. La plupart des salles où ils jouent les voient comme des « cautions artistiques » , et les font jouer après des groupes de rock, ou des artistes de variété.

Avant de monter sur la scène du Lincoln Center , Miles a une grande annonce à faire à ses musiciens.

« Messieurs , ce soir nous sommes bénévoles. Les bénéfices engendrés par notre concert seront intégralement reversés à une association qui milite en faveur du droit de vote des noirs dans les Etats du Sud. » 

L’annonce assomme ses musiciens , et Herbie Hancock est le premier à réagir.

-          Tu veux dire que tu as promis que tous les bénéfices iraient à ces clowns ?

-          Oui.

-          Mais tu es malade ! Alors qu’on commençait tout juste à se faire de l’argent ! Et puis c’est quoi cette connerie de « droit de vote des noirs dans les états du sud » ? Tu crois franchement que quand des connards racistes pendent des noirs aux arbres leurs premiers soucis c’est le droit de vote ? Tu aurais au moins pu nous en parler, on aurait pu te dire que ces malheureux se foutent de voter pour des politiciens blancs qui préfèrent laisser les choses telles qu’elles sont.                                                                     

Si Miles n’a pas fait ce geste uniquement par conviction, il est amusé par ce discours qui consiste à dire que le vote n’aidera pas à combattre le racisme. Ceux qui disent ça sont tellement aveuglés par leur mépris des blancs, qu’ils ne comprennent pas ce qu’est un politicien.

Donner le droit de vote aux noirs dans les Etat les plus racistes, c’est créer une manne électorale sur laquelle les politiciens ne pourront que se jeter. En devenant un électorat, ces hommes acquièrent un moyen de pression que les dirigeants ne pourront ignorer. Mais Miles ne souhaite pas argumenter, il a justement annoncé la nouvelle au dernier moment pour éviter ce genre de débats , et l’organisateur vient déjà le chercher.

Il se contente donc de dire «  Si cela ne vous plais pas vous pouvez partir ». Sans surprise, la conscience professionnelle de son quintet le pousse à prendre place derrière son leader . La prestation démarre par « my funny valentine » qui est avec Stella le point d’orgue de cette soirée. L’harmonie fait avancer la mélodie comme un homme marchand sur des œufs, les musiciens semblent retenir une colère qui menace de tout détruire. La tension entre les musiciens ne s’est pas arrêtée aux portes de la scène, elle accentue la puissance émotionnelle d’un concert uniquement composé de ballades.

C’est exactement le résultat que Miles cherchait à atteindre en contrariant ses musiciens, leur frustration se ressent dans leurs jeux tendus. Toujours aussi brillant , Tony William semble retenir son envie de réduire les harmonies en miette, et cette frappe sèche donne plus de reliefs aux slows envoûtants. La batterie et la basse tricotent un swing rageur, presque Mingussien dans sa violence larvée.

Le piano d’Herbie Hancock a alors la charge d’apaiser les esprits, ses notes ne sautillent plus, elles chantent. On pourrait encore écrire des pages sur ce duo William/ Hancock , qui est aussi brillant quand il se complète que lorsqu’il s’oppose. La violence larvée des martèlements de Williams incite parfois Miles à hausser le ton de ses chorus , tout en gardant la même finesse mélodique. Le batteur n’a pas besoin de baisser le ton pour ne pas troubler l’harmonie, il construit le pilier sur lequel elle s’épanouit.

Miles a accordé son quintet comme un grandiose instrument, la frustration est le diapason qui a permis à chacun de trouver la sonorité qu’il voulait développer. Les musiciens sont sur la brèche, leur colère déteint sur le jeu comme un souffre dont il faut limiter la propagation. Ce souffre donne à ses mélodies la beauté fragile d’un oiseau pris dans le viseur du chasseur , on sent que ce petit battement sensible pourrait s’emballer d’un instant à l’autre.

Le spectateur est ainsi , lui aussi maintenu au cœur d’une tension merveilleuse , comme étonné que la beauté de ces ballades ne finisse pas par être brisée.      

 

   

                                                                                                    

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