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samedi 24 octobre 2020

Miles Davis 7

 


Le compte rendu du live au Philarmonic hall , que j’ai évoqué précédemment , était en réalité tronqué. Non seulement l’orchestre de Miles n’a pas joué que des ballades , mais il a parfois atteint la puissance de son live à Antibes. Publiés ensemble, les deux facettes de cette prestation auraient ressemblé aux deux parties d’un documentaire austère. Four and more et my funny valentine forment donc deux œuvres indépendantes, qui représentent les deux facettes du nouveau quintet.

Le tri opéré sur les deux disques grandit chaque titre, qui se retrouve ainsi imbriqué dans une œuvre unique. Four and more met surtout en lumière un saxophoniste qui était jusque-là caché par la virtuosité de ses collègues , le grand George Colemann. Ecrasé par ses partenaires sur les albums précédents, l’homme devait en plus subir les railleries d’un chef qui n’appréciait pas sa discipline scolaire. Tous les jours, Colemann répétait pendant des heures, reproduisant certaines partitions jusqu’à ce que le génie de leur auteur pénètre son ADN musical. A chaque fois qu’il le voyait faire, Miles ne pouvait s’empêcher de lui lancer un agressif : « je ne te paie pas pour ça ».

Il faut rappeler que Milestone fut improvisé à 80 % , Miles ayant juste griffonné un semblant de partition derrière des tickets de métro. Vous imaginez la concentration et le génie qu’il a fallu à ses précédents musiciens pour bâtir un chef d’œuvre à partir de plans aussi vagues. Enregistrer avec Miles, c’était comme tenter de traverser l’atlantique dans une barque et sans boussole, le trompettiste tenait à laisser ses musiciens dans ce flou. Pour lui, une cohésion devait sortir de ce manque de repère, la seule façon de s’en sortir était d’écouter les autres jouer et de s’adapter à eux.

Colemann , lui, avait besoin de se créer ses propres repères , de façonner des réflexes capables de le tirer de n’importe quelle situation. Four and More lui permet pour la première et unique fois de montrer le résultat de son travail acharné. A chaque chorus, son souffle vertigineux plane entre les battements de la batterie, comme un aigle zigzaguant entre des sommets vertigineux. Notre intello du sax a fini par trouver le secret du feeling Milesien, et recrache sa découverte avec une justesse millimétrée.

Chacune de ses notes sonnent comme une évidence, ses chorus sont d’une pureté sans reproche. Tout dans cette prestation est juste, presque trop d’ailleurs. En travaillant à ce point, Colemann sonne comme une bande préenregistrée, qu’un ingénieur activerait au moment opportun. On salue la perfection de la prestation, mais il manque le petit accident de parcours, la folie qui fait dévier un morceau vers des sonorités inattendues.

Le public est comme une jeune fille, il ne supporte pas de sentir les efforts que l’on fait pour le séduire. Alors il applaudit poliment, puis se tait pour apprécier cette brillante dissertation musicale. A défaut d’être réellement magique, Colemann fut tout de même brillant, et four and more rend justice à cet honorable rocky du swing.

Après la sortie de ce live, Miles décide tout de même de changer de saxophoniste. On lui propose Eric Dolphy , humble free jazzeux qui perpétue la révolution lancée par Ornette Colemann. Mais Miles a besoin d’un saxophoniste capable de pousser ses compositions plus loin , pas d’un sagouin vomissant sur son bebop révolutionnaire. C’est donc Sam Rivers qui est choisi, son parcours dans la grande histoire du bop rassure le trompettiste.

Miles ne sait pas que, si les musiciens sont approximativement du même âge, Rivers est beaucoup plus sensible aux nouveautés free jazz. Qu’importe, le trompettiste pense avoir enfin trouver son équilibre musical , et emmène ce nouveau quintet à Tokyo.

Lors de son arrivée, le pays de Kurosawa va assister au combat sans merci de deux avant-gardes . Le duel entre free et bop sera sanglant, et Miles s’imposera comme un leader aussi redoutable que le grand Toshiro Mifune dans le château de l’araignée. Miles a vite compris que son saxophoniste était un vendu à la solde de la racaille free jazz, et qu’il devait imposer son autorité pour maintenir le saint bebop. Cette fois, il ne s’éclipse plus lorsque ses collègues s’embarquent dans de grandes improvisations. La présence du trompettiste pendant les envolées rythmiques incite ses musiciens à plus de retenue, chaque dépassement du cadre bebop serait vu comme un péché mortel.

Alors la section rythmique ménage ses effets , entretient les espaces entre lesquels Rivers peut placer ses improvisations bavardes. Généreuse ponctuation , la trompette de Miles sont les barrières qui donnent au quintet son swing , elles empêchent Rivers d’emporter cette musique dans les eaux troubles d’une musique que l’on dit « libre ». Alors à l’image de « so what » , les titres sont joués avec une rigueur de métronome , les formes musicales sont gravées avec l’assurance d’un Rodin en train de sculpter son penseur.                                                                        

Un orchestre de Jazz est une dictature, elle ne peut marcher que comme cela. Ce soir-là, Miles a imposé un cadre qui a permis à une erreur de casting de ne pas devenir une erreur de parcours. Live in Tokyo peut paraître un peu scolaire par rapport aux deux feux d’artifice précédents , mais sa rigueur est un nouveau coup porté à une époque qui boude de plus en plus les structures musicales trop affirmées. N’ayant pas trouvé sa place dans une formation qu’il n’aurait pas dû intégrer, Sam Rivers quitte le groupe dès la fin de cette prestation honorable.

Qu’importe, cette fois Miles sait qu’il a trouvé le saxophoniste qu’il cherchait depuis le départ de Coltrane. Cela fait quatre ans qu’il attend que Wayne Shorter quitte enfin les Jazz Messenger d’Art Blakey, si bien que trois musiciens ont dû assurer l’intérim. Mais cette fois, Shorter accepte de le rejoindre, et la sauce prend rapidement entre ce nouveau-venu et le noyau dur de son quintet                                                                       

Wayne est comme Miles , un poète du jazz , qui joue peu pour laisser ses échos se mélanger en une symphonie brumeuse. Pour eux , un musicien ne doit pas jouer tout le temps. Si la mélodie ne nécessite que trois notes , ces musiciens joueront ces trois notes là , et pas une de plus. Miles n’est d’ailleurs jamais aussi bon que quand il ménage ses effets, et ce saxophoniste va lui permettre de perpétuer le culte de la sobriété qui fait sa grandeur.

A Berlin , le duo Shorter Davis montre pour la première fois son feeling minimaliste. Les chorus ne mitraillent pas, ils s’étirent, chaque note s’éteignant lentement avant qu’une autre ne perpétue son écho. La rythmique swing avec la même force sauvage , mais les cuivres planent au dessus de cette pampa comme deux perroquets aux couleurs majestueuses. Chaque titre est comme sublimé par ce renouveau du cool, cette symbiose où chacun s’épanouit sans éclipser les autres.

Eternel témoin de la grandeur des quintets Milesiens , so what étire son beat binaire , dans une improvisation où Herbie Hancock réinvente le swing atomique de Count Basie. Le clou du spectacle est planté avec Walkin , désintégration du feeling bop par la seule force du souffle Milesien. Après cette prestation, il est urgent de retourner en studio.

« Tenez Monsieur Miles. »

Wayne Shorter apporte à son patron les quatre compositions qui formeront le noyau dur du prochain album. Celui si met fin à des années de rejet des studios. Il a fallu tout ce temps pour que l’auteur de Milestone avale la trahison de « quiet night » , et accepte de retourner en studio. Pour se protéger des rapaces , le trompettiste a trouvé refuge à Los Angeles , où les sessions débutent.

Dès le début , Miles sent qu’il doit beaucoup à son saxophoniste , dont les partitions renouent avec une grandeur qu’il semblait avoir perdue. C’est comme si, à force de jouer tous les classiques de son leader , le saxophoniste avait trouvé les clefs du feeling milesien , et permettait à ses collègues d’entrer dans ce temple. 

Ses compositions chaleureuse renouent avec la beauté bienfaisante de kind of blue. Il est impressionnant de constater à quel point les autres musiciens se sont adaptés à ces compositions modales. Chacun d’eux sonne comme une partie d’une rutilante machine à swing, ils atteignent la même sagesse  collective que le duo Aderley/Coltrane  concentré sur la mélodie de flamenco sketches.

Alors que son quintet atteint une symbiose impressionnante, Miles annonce les changements à venir. Premier pavé dans la mare, les rythmes funky de eighty one annonce les premières éruptions d’un jazz en fusion. Cette nouvelle orientation mettra encore quelques années à se confirmer et, en attendant, le disque sort sous le titre ESP. Le titre veut dire Extra sensorie perception . C’est l’expression de la reconnaissance d’un Miles qui a enfin retrouvé la symbiose sans laquelle son génie étouffe.

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