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jeudi 29 octobre 2020

Miles Davis 8



Quand ce n’est pas sa musique qui s’étiole, sa vie privée prend l’eau comme le radeau de la méduse perdu en pleine mer. Ne supportant sans doute pas le rythme incessant de ses tournées , France délaisse son trompettiste, qui se réfugie dans la poudre blanche pour oublier sa déesse noire. Paranoiaque et nerveux , il sait qu’il ne pourra pas être au niveau de son groupe , surtout avec cette coke qui lui embrume le cerveau et aspire son souffle. Mais Columbia insiste pour que son poulain honore son engagement à Chicago . Les jazzmen n’étant pas égaux aux rockers, il suffit à la maison de disque de menacer de baisser ses royalties, pour que Miles cède.

Dos au mur, il maintient finalement son concert à Chicago , ville sulfureuse où jazz et blues se côtoyèrent au milieu des coupe-gorges. Dans certains quartiers, on se souvient encore de Monk donnant quelques leçons à un musicien lunaire, qui deviendra bientôt Sun Ra. Quelques mètres plus loin, les vagabonds christiques du blues inoculaient les germes du virus magnifique qui allait grignoter le jazz. Chicago est la Mecque de la musique noire, son atmosphère sulfureuse a nourri les premières traces du free jazz, et inspiré le boom boom sacré des grands bluesmen.

Ce symbole ne suffit pas à réveiller Miles, qui pourrait presque ranger sa trompette dans les poches creusées sous ses yeux. Ce soir-là, il a l’allure hagarde d’un Charlie Parker en fin de parcours, le profil pathétique de ses pères noyés dans leurs tourments. Heureusement pour lui, le quintet qui a illuminé ESP n’a rien perdu de sa symbiose télépathique, et son swing est le tuteur qui maintient Miles debout. Le trompettiste a toujours agi comme une digue, il était le gardien interdisant à ses otages de dépasser les limites du bop.      

Ce soir à Chicago , il ne peut plus retenir quoi que ce soit , et ses musiciens brisent sa digue fragilisée à grands coups d’improvisations explosives. Les standards de son répertoire ne sont alors qu’une base , un vague repère qu’il faut dépasser. Libéré de la peur de se perdre, l’orchestre plonge dans sa brume rythmique, noie la faiblesse de son trompettiste dans sa buée épaisse.

Goliath du beat, Tony Williams est un cœur qui palpite et s’apaise, lance la charge et s’emballe dans sa chevauchée héroïque. Si Miles hait le free, ses musiciens s’y vautrent avec une joie trop longtemps contenue. Au milieu de ce déluge, Miles chorusse modestement, sa sobriété sonne ici comme un aveu d’impuissance. Notre homme sait reconnaitre le génie quand il l’entend, il sait percevoir ces moments historiques qu’il ne faut pas troubler. Ce soir, son orchestre écrit la bible du jazz moderne,  crée une grande gélatine éblouissante, qui nourrira des générations de musiciens. Son addiction a beau embrumer son cerveau, le trompettiste sonné ne peut s’empêcher d’absorber cette matière divine comme une éponge à swing. 

Après ce show dont il fut autant le spectateur que l’acteur, Miles se réfugie de nouveau chez son père. Ce retour aux sources devient un réflexe, dès que la drogue menace de l’amener auprès de son défunt parrain Charlie Parker. Là, il se soigne de la façon la plus radicale, et passe des jours complétement cold turkey ( en manque). Sans aucune assistance, Miles subit les tourments d’un corps réclamant son poison, baigne son lit de sueurs froides.

Il faut une volonté exceptionnelle pour résister à l’appel d’un tel vice , mais Miles sera un des rares jazzmen à y parvenir. Dès que ses tourments s’apaisent, il travaille son jeu comme il ne l’a plus travaillé depuis des années. Ses musiciens l’ont eux mêmes incités à travailler plus, mais il pensait que cette discipline freinerait son inventivité lors des improvisations.

Lors de l’émergence du free, il s’est calfeutré dans le bunker rassurant d’un bop plus ou moins modal. La dernière fois que Miles fut à la pointe de l’avant-garde, c’était sur Kind of blue , un disque qui a déjà 6 ans. Si il ne voulait pas devenir un autre gardien du musée poussiéreux du jazz, il devait dépoussiérer son souffle mystique.

Quand il entre de nouveau en studio , c’est avec une inventivité et un souffle décuplés par la joie de découvrir une nouvelle voie. Sorti en 1966, Miles Smile n’est pas l’acte de soumission d’un vieux briscard désireux de rester dans le coup. C’est au contraire un Etna capable de faire passer n’importe quelle explosion free pour une gadoue bouillonnante.

Le free est une épée qui plane au-dessus de la tête de notre trompettiste, depuis qu’Ornette Coleman en a aiguisé le tranchant. Au lieu de jouer sur le même terrain que les sagouins brouillons qui tentent de le détrôner, Miles a trouvé un carcan assez souple pour donner forme à ce fluide. D’abord, il enregistre avec la spontanéité qui fit naître , cookin , steaming , working , relaxin , quintet d’albums mythiques, qui sert de maître étalon à chacune de ses nouvelles œuvres. Sans surprises , son orchestre retrouve ainsi sa symbiose parfaite , et ne tarde pas à faire monter un magma qui menace de le submerger.

Mais le travail acharné de Miles a porté ses fruits , et notre homme ne se prend que deux fois les pieds dans son tapis doré , avant d’enregistrer Mile’s  Smile d’une traite. Il a assoupli son carcan sonore, et le duo basse batterie forme une paroi donnant forme à la gélatine free produite par les improvisations. Le disque démarre en fanfare, les cuivres explosent et éparpillent leurs débris de swing, avant que la rythmique ne cadre rapidement cette force abrasive.

Les cuivres de orbits sont comme une nuée de piranhas tentant de briser les parois de leur aquarium. Puis vient la composition de Miles, circle , où l’on retrouve le charme de sa trompette mystique et sensuelle. La mélodie du maestro semble jouer une autre partition que les notes cristallines d’Herbie Hancock , elles forment pourtant un breuvage auditif sublimé par le calice somptueux forgé par le duo basse / batterie.    

La suite sera une série d’éruptions jazzistiques chirurgicales, un magma de swing guidé par des parois en fusion. Au contact de ce brulant liquide, le récipient prend une nouvelle forme sans se percer, le rythme ondule comme un serpent ardent. Cette musique est si riche que rien ne peut la contenir, ses formes s’enchaînent si vite que notre cerveau ne peut s’en imprégner.

Alors l’auditeur est condamné à redécouvrir ces splendeurs à chaque écoute, son cerveau ne pouvant mémoriser la moindre mélodie. D’ailleurs, ne sachant pas que le  micro n’est pas éteint, Miles lance à son producteur «  Teo rejoue nous ça ». On sent son sourire à travers sa voix sereine. Conservé à la fin de l’album, sa requête admirative semble nous inciter à écouter Miles smiles encore et encore, dans l’espoir de capturer un peu de sa beauté fuyante.         

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