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jeudi 29 octobre 2020

Miles Davis 9


Entre deux concerts , Miles revient en studio pour cueillir les fruits sacrés d’une inventivité sans limites. Sorti en 1967 , sorcerer ne présente qu’une infime partie de ce qu’il a enregistré. Ces titres , contrairement à ceux de son prédécesseur , ne sont pas le résultat de jams folles. Auparavant, après des mois de réclamation, les musiciens ont enfin convaincu leur patron de mettre de côté les classiques joués des dizaines de fois. Selon eux ,
  ces classiques constituaient un carcan qui bridait leur inventivité.

Miles refusa pendant des années de mettre de côté les classiques de kind of blues et autres sketches of spain. Pour lui, si le public souhaitait entendre une composition, il devait la jouer. Pour éviter de les fossiliser, Miles réinventait ses standards à chaque nouvelle interprétation , redonnant ainsi une nouvelle vie à de vieux meubles somptueux. C’était la philosophie des géants du bop, partir d’une base connue et vénérée pour s’égarer sur des sentiers inconnus.

Les séances de Miles Smiles ont montré qu’il était temps de changer de méthode, de renouveler complétement ce sang usé. La scène devient ainsi un laboratoire, où le groupe teste sa cohésion, en naviguant à vue sur des compositions toutes neuves. C’est ainsi qu’est véritablement né sorcerer , ce qui nous fait regretter de ne pas avoir assister à sa lente mise en place.

Après avoir préparé ces titres devant une foule médusée, le quintet maîtrise parfaitement chaque titre lors de son arrivé en studio. Sorcerer est donc plus apaisé, débarrassé de tout débordement brouillon. Les prises de risques sont toujours là, le saxophone moelleux de Ron Carter semble toujours dessiner des formes surréalistes, mais on sent que ce risque est calculé.

Si Miles Smiles était le rugissement d’une grande machine à swing s’ébrouant avec une énergie sauvage et incontrôlée, Nefertiti donne le même sentiment qu’un acrobate virevoltant au-dessus d’un filet. On a tout de même droit à de la haute voltige, les emportements de Limbo annonçant l’arrivée de l’électricité dans le jazz Milesien. Sorcerer est aussi le disque d’un groupe devenu si énorme, que Miles peine à contenir sa formidable créativité.

Sur les six titres composant l’album, Miles n’en compose qu’un, et sa trompette féerique ne s’épanouit réellement que sur le bien nommé sorcerer. Pendant son absence, le duo Hancock/ Shorter forme un véritable marteau de diamant cognant sur l’enclume du bop , pour tailler de grandes sculptures de swing cristallin. Sorcerer est un disque où chaque musicien vient combler les trous lumineux laissés par l’autre, un four bouillonnant où les échos de notes sur le point de s’éteindre fusionnent dans un feeling nonchalant.

Si la sculpture qui résulte de cette fusion ne se dessine pas sous nos yeux, si l’on sent que nos architectes sonores arrivent avec des plans bien définis, le résultat est tout de même assez grandiose pour que l’on s’attarde sur ses splendeurs.

Issu des mêmes séances, Nefertiti  sort quelques mois seulement après son prédécesseur. Fasciné par les compositions et les trouvailles rythmiques de Tony Williams , Miles passe tout son temps libre à immortaliser les découvertes testées en concert. Si Miles smiles était un disque explosif, sorcerer une œuvre soigneusement sculptée, Nefertiti redéfinit les rôles de chaque musicien. La batterie s’emporte régulièrement dans de grands chorus, explose le rythme dans une rage dévastatrice.                                                           

Williams ne guide plus,  il développe une énergie brutale , ses battements sont une force torrentielle déchainant les éléments. Emporté par ce tsunami , Miles ne joue plus en sourdine , ses chorus bondissent sur le rythme , comme un vieux fauve luttant pour rester maître de son clan.

Même les notes de Hancock se font plus incisives, comme une pluie battante annonçant l’orage. La tempête est arrivée sans prévenir, l’introduction ayant la sérénité des crépuscules d’été. Le piano de Hancock était clair comme la rosée du matin, les instruments s’étiraient dans un coton accueillant.

Puis les instruments se sont déréglés dans un chaos fascinant, les musiciens assumant désormais que leur symbiose parfaite leur permettait de se défaire de tout repère. Entre chaque solo, la rythmique de pinochio est le ciment qui permet à cette formidable tour de Pise de ne pas s’effondrer. Après avoir enfermé le free dans son carcan bop, Miles crée une musique qui ridiculise sa soi-disant liberté, montre au free que quatre musiciens soudés iront toujours plus loin qu’une somme d’individualités égoïstes.

Destruction virtuose de tous ses repères jazzistiques , dynamite réduisant sa vieille rigueur en poussière, Nefertiti balaie du même coup toutes les définitions hâtives que l’on pourrait coller au jazz. Sur la pochette de l’album, Miles apparaît comme un dieu à la peau cuivrée, canonisé par son plus grand quintet , sa trompette sonne comme le grondement de Zeus menaçant les hommes du sommet de son Olympe.

Le dernier épisode des séances ayant donné naissance à Nefertiti et sorcerer  ne paraît que des années plus tard , en 1976, alors que cet orchestre est dissous depuis bien longtemps. A l’époque de la sortie de water babies, les auditeurs distraits n’ont pas dû comprendre pourquoi leur trompettiste revenait si brutalement au bop novateur des années Hancock/ Shorter.

Contrairement aux apparences , water babies n’est pas seulement une aumône envoyée à des fans affamés par plusieurs mois de silence. La valse qui ouvre l’album est une véritable ruche , que chaque musicien fait grandir à coup de chorus inspirés. Sur les trois premiers titres , le quintet célèbre les dernières heures de son bop solaire. On retrouve ainsi le grand dérèglement initié sur nefertiti, les musiciens deviennent une nouvelle fois un monstre brûlant incendiant le jazz à coup d’éruptions majestueuses. Les cuivres s’étirent dans un récipient si large et souple, que les parois rythmiques se fondent dans ce liquide divin. Comme pour dire au revoir à une époque qui ne renaîtra plus, le piano adoucit les notes d’une basse gardienne du swing bop.

Après avoir salué ce qu’il fut, la seconde face du disque montre un groupe inventant son avenir. Les instruments traditionnels ne suffisaient plus pour restituer les grandes visions de ce quintet chamanique, les claviers ont donc fait leur grande entrée. On trouve ici la confirmation de ce qui sera initié sur fille de kilimanjaro , avant de s’épanouir sur l’electro jazz d’in a silent way .

Mais , avant d’en arriver là , Miles avait encore un peu de chemin à faire.                  

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