Milestone sort peu de temps après workin with the Miles Davis quintet , et annonce l’entrée de son auteur dans le Jazz modal. Sans entrer dans les détails de cette sous-catégorie au nom pompeux, revenons quelques jours en arrière. Nous sommes à New York, et Miles assiste à un spectacle de danse guinéenne où joue son amie France Taylord. Il est d’abord frappé par l’énergie des danseurs, qui virevoltent comme des feux de bengale autour d’un rythme ardent. Puis il écoute ce rythme, procession tribale qui n’en finit plus de swinguer.
Ces percussions forment une hydre , le tempo change de visage comme le serpent mythologique change de tête. Les rythmes neufs poussent soudainement sur cette bête polycéphale, chacun de ses nouveaux faciès tuant brutalement le précédent. Il fallait bien ces brusques changements rythmiques pour suivre les figures virevoltantes de ces danseurs athlétiques. On a d’ailleurs l’impression qu’un fils invisible relie les pieds de ceux-ci aux bras des puissants batteurs, chaque détonation célébrant leur retour sur le plancher des vaches.
Les saccadentes rythmiques sont comme un écureuil sautant de branche en branche, la souplesse admirable de ces battements ne peut que se mélanger au swing jazzy. Avant d’être un musicien, Miles est une véritable éponge, il digère assez vite ses découvertes, pour les intégrer à son œuvre. Tout comme les grands du Milton ont initié sa période bop , la danse guinéenne le pousse dans les bras d’un jazz plus élitiste.
Dès que Miles change d’inspiration, il se rapproche de nouveaux musiciens. C’est ainsi qu’il participe à l’album « somethin else » , le chef d’œuvre de Canonball Aderley. Le duo trouve rapidement une nouvelle symbiose. Cannonball Aderley se fait appeler « le nouveau Charlie Parker » , tant son jeu virevoltant semble ressusciter la virtuosité aérienne de celui que l’on surnommait Bird. Aderley est toutefois plus bavard et percutant que son glorieux ainé, tout en sachant se fondre dans l’harmonie. Miles a trouvé l’homme capable de mettre en valeur son nouveau son, un saxophoniste bluesy et mesuré qui peut partir dans des envolées lumineuses.
Il intègre rapidement Aderley à son quintet devenue sextet, et le duo touche au sublime sur le morceau titre de l’album qu’ils enregistrent. Milestone fait flirter la légèreté d’un jazz à la rythmique déchainée, et la splendeur harmonique de la musique classique. La batterie rythme les figures d’un voltigeur imaginaire, avant de se reposer sur un ballet jazzy harmonique. Pour maintenir l’osmose entre la vivacité de son swing, et la beauté de ses compositions inspirées des grands virtuoses, Miles peut compter sur les notes cristallines de son pianiste. Ces notes permettent de donner plus de douceur à un rythme que n’aurait pas renié Monk, comme si le swing du pianiste géant traversait un voile aquatique.
Il est encore question de Monk sur Billie Boys , qui aurait sans doute incité son pied de colosse noir à marquer le rythme avec bonheur. Si il aurait apprécié cet humble hommage, la reprise de son straight no chaser l’aurait sans doute mis en transe, tant ce swing-là sait être classieux sans se ramollir.
Milestone marque le début d’une nouvelle série, il ouvre une période où le « petit gars incapable de jouer dans les aigus » se hisse au niveau de ses parrains.
1958 Miles sort si peu de temps après Milestone , que l’on peut se demander si le quintet n’a pas enregistré les deux disques d’une traite. Des changements fondamentaux ont pourtant eu lieu pendant le court laps de temps séparant les deux albums. Miles a d’abord fait la connaissance de Bill Evans, un musicien qui aime autant la musique classique que le jazz. Son jeu plus riche entre en résonnance avec ce que le trompettiste a initié sur le morceau titre de Milestone.
Pour transformer ce qui restait un bebop novateur en symphonie cuivrée, Miles avait encore besoin d’une rythmique plus fine. Jimmy Cobb prend ainsi la place de Phily Jo Jones à la batterie. Dans n’importe quelle musique, la batterie est le cœur qui permet aux autres éléments d’interagir, changer cette pièce essentielle déclenche forcément un changement de son.
Jimmy Cobb a un jeu beaucoup plus fin et discret que son prédécesseur, il sous-entend le rythme plus qu’il ne l’impose. Et c’est exactement ce que recherche Miles, une rythmique capable de montrer la voie sans perturber les mélodies. Sous sa direction, les autres musiciens deviennent naturellement plus mesurés, ils partent naturellement dans ces mid tempos et ballades que leur leader illumine si bien. Finis les emportements fiévreux de l’album précédent, les instrumentaux coulent désormais dans un fleuve mélodieux. Le piano danse des slows langoureux avec une trompette jouée en sourdine, les saxophones murmurent et chantent majestueusement devant ce couple harmonieux.
The Miles of 1954 montre que, en musique comme dans beaucoup de domaines, tout ce qui trop extrême est insignifiant. C’est pour cela que la mesure du Miles Davis sextet touche ici au sublime.
« Avance plus vite connard ! »
Assis à l’arrière du taxi le menant à Newport , Miles Davis n’en peut plus. Ce festival historique va atteindre son apogée en cette année 1958 , et il est encore bloqué dans la voiture qui le mène au ferry. Comme le jazz vend beaucoup moins que le rock naissant, sa maison de disque a juste accepté de lui payer le taxi. Si il s’était appelé Chuck Berry ou Little Richard, on l’aurait amené en hélicoptère si il le fallait.
Sa maison de disque devait pourtant savoir que Newport allait devenir la capitale du swing , le lieu où il devait réussir pour s’imposer définitivement. Elle aurait aussi dû se douter qu’une belle journée comme celle-ci allait inciter monsieur moyen à partir prendre l’air, bouchant ainsi la route menant au ferry. Finalement, la voiture l’amène à destination assez tôt pour qu’il arrive à Newport juste à l’heure.
Avant de commencer le concert, Miles a juste le temps de demander à Coltrane de « ne pas trop s’étaler ». Il sent bien que son saxophoniste ne partage pas totalement sa vision rigoriste du swing , et il ne veut pas qu’il parte dans des solos sans intérêt. Ce soir, Duke Ellinghton et Thelonious Monk ont effectué des prestations monstrueuses , et le public semble encore sous le choc. Il est donc hors de question qu’un débordement égoïste du saxophoniste brise l’énergie du sextet. Heureusement, la remarque de Miles est loin de paralyser Coltrane, qui ne jouera jamais aussi bien que ce jour-là.
Le saxophoniste est une véritable centrale cuivrée, ses
chorus sont l’énergie brisant les atomes harmoniques , pour libérer un swing
irrésistible. Face à un Coltrane si lumineux, Aderley reste en retrait, ce qui
ne l’empêche pas de subir les remarques de son leader. Miles a trouvé Canonball trop scolaire, il caricaturait encore sa rigueur de « nouveau
Charlie Parker ». Sauf que, cette fois ci , comme intimidé par la
prestation de Coltrane , ses notes n’avaient pas la beauté légère de ses grands
enregistrements. « Pourquoi joues-tu toutes ses notes qui ne veulent rien
dire ! » Cette réflexion entérinait le fait que Miles et Coltrane
étaient désormais les figures de proue de l’orchestre. Ayant un peu raté un rendez-vous
historique , Aderley s’efface ainsi au profit d’un duo qui , désormais ,
représente l’alpha et l’oméga du jazz moderne.
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