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mercredi 11 août 2021

John Coltrane 5

 


Arrivé dans le studio de New York, Coltrane aperçut une silhouette familière. Quand l’homme vint le saluer, le doute ne fut plus permis. Cette allure rondouillarde, ce physique potelé en forme de haricot, ce ne pouvait être que Coleman Hawkins. Celui que l’on appelle "the hawk" (le faucon) n’est rien de moins que le père du saxophone ténor. Sans lui, les jeunes jazzmen seraient encore en train d’imiter Louis Armstrong. La légende raconte qu’il atteignit le sommet de son art à Paris, lorsqu’il se mit à jammer en compagnie d’un manouche français nommé Django Reinhardt.

Si cette thèse est très répandue en France, rare sont les Américains pouvant imaginer que la plus américaine des musiques instrumentales doive son renouveau à un Français. Ce qui est sûr, c’est que le hawk a joué avec Django en France, ce qui est déjà suffisant pour entrer dans la légende. Lorsque le père du saxophone ténor revint en Amérique, Lester Young vint le défier sur la scène d’un bar New Yorkais. Coleman Hawkins n’aimait pas ce genre de joute instrumentale, mais il ne pouvait se défiler sans passer pour un lâche. Le duel dura toute la nuit et personne ne put dire qui en sortit vainqueur. Le hawk bâtit d’impressionnantes cathédrales sonores, des constructions alambiquées montées avec rigueur.

Lester Young avait un jeu beaucoup plus aérien, ses chorus furent l’opium du peuple jazz, de merveilleux paradis artificiels sonores. Coleman Hawkins avait encore une logique de musicien d’orchestre, il traitait la mélodie avec les égards dues à une grande dame, réduisait ses bavardages au maximum pour mettre en valeur l’effort d’autres musiciens. Lester Young annonçait déjà l’ère des petites formations, les big bands devenaient trop chers et les saxophonistes devaient s’adapter.

Il n’empêche que tous les saxophonistes, dont Coltrane, se sont fait les dents sur le "Body and Soul" d’Hawkins. Ce qui pour lui fut un aboutissement, devint le point de départ de toute une génération qui ne demandait qu’à dépasser ce modèle. La musique, comme la révolution, mange ses enfants. C’est exactement ce qui se passa lors des séances de "Monk’s music". En réunissant le maitre et l’élève, Monk annonçait le début de l’ère moderne. Si Hawkins se jette sur les silences avec l’agilité d’un oiseau de proie, il ne cherche pas à faire plus que souligner la beauté du thème, ses chorus se contentent de sonner comme le prolongement logique des mélodies. Ses interventions ont le charme suranné de vieux meubles, la beauté respectable des grandes créations d’antan.

Puis vient le moment où le pianiste annonce le début de la révolution : « Coltrane ! Coltrane ! »

John zigzague alors entre ses cassures rythmiques, met admirablement en valeur le feeling Monkien. Nous n’avons pas encore affaire au tapis de son qui fera sa gloire, mais à un swing véloce, un feeling nerveux se réappropriant et prolongeant les enchainements que Monk lui lance. Si Coltrane n’est pas encore mûr pour prendre la tête d’une nouvelle génération de jazzmen, sa prestation sur "Monk’s music" montre qu’il fait déjà partie de ses représentants les plus brillants. Quelques jours après cet enregistrement, Trane accompagne Monk pour son grand retour sur scène.

Ce retour se fit dans la légendaire sale du "Five spot", le repaire où Alen Ginsberg et Jack Kerouac venaient découvrir le futur du jazz. Spécialisé dans l’avant-garde, la salle a déjà reçu Cecil Taylord , viendront ensuite les premières expérimentations free d’Ornett Coleman et la prestation historique d’Eric Dolphy.

Le passage de Monk et Coltrane dans cette salle prestigieuse ne donnera malheureusement naissance à aucun enregistrement correct. Capté quelque jours plus tard, le "live at Carnegie Hall" permet enfin de découvrir la symbiose unissant Monk et Coltrane. Présent dans le public ce soir-là, Miles Davis fut bluffé par l’agilité de son ex-saxophoniste. Le trompettiste eut lui aussi l’occasion de jouer avec ce géant du piano, mais il ne trouva pas sa voie dans cette arithmétique complexe. Immortalisé sur l’album "the modern jazz giant", cette prestation fait partie des passages de sa carrière qu’il préfère oublier.

Si Miles fut aussi à l’aise avec la musique de Monk qu’un orateur s’adressant à une foule dont il ne connaît pas la langue, Coltrane semble maitriser tous les ressorts de la grammaire Monkienne. D’instinct, il sait quand s’étaler dans un long solo, à quel moment écourter ses bavardages pour ponctuer un enchainement. Les silences entretenus par le pianiste sont des bulles dans lesquelles il teste un nouveau son. Quand il part dans ses chorus, c’est un feu d’artifice où les notes pleuvent comme de lumineuses étincelles. Puis le piano imprime un swing, énorme tronc autour duquel Trane s’agite comme un fauve en furie.

Toujours en mouvement, son souffle s’éloigne de la mélodie dans d’impressionnantes digressions, avant de rejoindre le piano dans une danse irrésistible. Coltrane et Monk ont le même désir de réécrire les règles du jazz, chacun se nourrit de l’excentricité de l’autre. La vélocité unique de Coltrane remplit ces trous qui dérangeaient tant le public, gonfle à bloc ces bulles de silence sans les déformer. Cette façon d’enchainer les notes avec autant de virtuosité que de classe s’inscrit dans la lignée de ce que fit en son temps Charlie Parker.

A certains moments, mis en transe par la virtuosité de son saxophoniste, Monk se mit à danser comme un shaman possédé par une force mystique. Au fil des concert, il a vu son élève grandir progressivement,  jusqu’à atteindre les sommets qu’il gravit ici. Ce soir-là au Carnegie Hall, les doutes qui entouraient le jeu du grand Monk s’évaporent. A partir de cette date personne n’osera plus le traiter d’escroc ou de clown. Ses notes se prolongeant pendant de longues secondes, ses cassures rythmiques tordant le cou à la tradition musicale, tout cela trouvait grâce à Coltrane une explication évidente.

De son coté, Trane trouva dans cette musique l’assurance qu’il lui fallait pour commencer à s’imposer. La musique que le duo joua au Carnegie hall enterra un passé révolu, elle annonça un nouvel âge d’or du jazz. A partir de cette date, le swing du jazz évolua régulièrement. Si Coltrane fut souvent à la pointe de ces évolutions, c’est grâce à un Monk qui récolta enfin la reconnaissance qu’il méritait.          

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