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jeudi 12 août 2021

John Coltrane : Lush Life

 


Entre deux concerts au "Five spot", Coltrane dirigea ses premières sessions d’enregistrement. Celles-ci s’effectuèrent en deux parties, accompagnées par un personnel hétéroclite. Parmi cet assemblage, on peut surtout signaler la présence de Art Taylord, qui travailla régulièrement avec Coltrane entre 1957 et 1959. Fait rare pour l’époque, Coltrane décide de se passer de pianiste sur presque tous les titres qui constituent cet enregistrement. Cette décision fut sans doute influencée par Sonny Rollins, qui tenta une expérience similaire sur les albums "Tenor madness" et "Way out west". Doutant encore des capacités commerciales de son poulain, Prestige ne sortit le résultat de ces séances qu’en 1961, au moment où son auteur partait déjà vers d’autres galaxies musicales.

Ecouter Lush Life donne l’impression d’assister à la naissance d’un nouveau monde, de se trouver devant les balbutiements d’une révolution qui bouleversa la nation jazz. Libéré de toutes contraintes, Coltrane tente de tisser ses premiers tapis de son. Ses broderies sont encore un peu approximatives, son jeu trop lent l’oblige à ralentir le rythme pour relier ses chorus entre eux. Malgré ses limites, le jazz coltranien s’affirme déjà comme une invitation au voyage. "I love you" s’ouvre sur un chorus de saxophone sonnant comme un charmeur de serpent indien, avant que les percussions ne flirtent avec les rythmes d’Afrique.

Encore limité techniquement, Coltrane parvient tout de même à remplir chaque espace, à illuminer chaque silence. Sur le slow "Like someone in love", son souffle sait rester véloce sans être agressif, c’est un torrent déchainé qui s’écoule voluptueusement. Coltrane est déjà le Proust du jazz, d’une phrase il écrit une fresque, donnez-lui quelques secondes et il y met ce que certains se contentent d’aligner sur un album. Ses notes ne sont pas encore assez rapides pour fusionner, elles dévalent la pente du rythme comme un éboulement merveilleux. Coltrane fait de chaque chorus une attaque torrentielle, son souffle ne s’apaise que pour relier ses déchainement entre eux, comme les scènes d’un grand film.

La section rythmique se contente de déballer un swing carré et sobre, un projecteur rythmique braqué sur le futur héros du jazz moderne. Sur "Trane slow blues", la basse et la batterie posent discrètement les rails sur lesquels roule ce TGV du saxophone. La machine cuivrée tourne alors à plein régime, dessine de foisonnants paysages autour de cette route rythmique. Après trois premiers titres qui forment une sympathique entrés en matière, nous entrons dans le cœur de cet album. Lush life (le titre) fut arrangé par Billy Stayhorn, le fidèle arrangeur et compositeur de Duke Ellington. Ce titre annonce aussi l’arrivée du pianiste Red Garland, qui sera un maillon essentiel du prochain album.

Red Gardland s’inscrit dans la lignée du jazz modal qui sera bientôt popularisé par Miles Davis, son jeu nonchalant et mélodieux rappelle la classe sobre de Bill Evans. Devant un clavier aussi classieux, Coltrane montre une autre facette de sa virtuosité naissante. Son swing nerveux se fait nonchalant, il accélère et ralentit le rythme avec une légèreté de funambule. Le saxophone caresse donc le doux tapis harmonieux de Red Gardland dans le sens du poil, se pose sur cette étoffe avec les précautions que l’on doit à une telle beauté.

A sa sortie, on reprochera à ce Lush Life son côté trop scolaire, cette rythmique si répandue dans le jazz de son temps. Si Coltrane n’est pas encore l’explorateur qu’il deviendra par la suite, "Lush life" est assez maitrisé pour poser quelques jalons de sa carrière. Invitation au voyage, douceur mystique sur la mélodie du morceau titre, déchainement de notes qui ne demandent qu’à s’accélérer pour former de splendides étoffes.  

Si ces bandes ne furent pas publiées, le petit monde du jazz sent bien que Coltrane prépare quelque chose de grand. Quelques jours après ces enregistrements, il enchaina les sessions pour d’autres musiciens afin de se débarrasser du contrat le liant à Prestige. Ses obligations remplies, il entre dans le prestigieux catalogue du label Blue Note. Son nom rejoignit ainsi celui d’Art Blakey, de Sonny Rollins, de Cannonball Aderley. Alors que son nom apparait au milieu de la crème du jazz moderne, John Coltrane commence l’enregistrement de ce qui sera son premier chef d’œuvre.              

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