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mercredi 25 août 2021

John Coltrane : The avant-garde

 


Depuis la fin des années 50, le jazz est en pleine mutation. Nous avons déjà parlé de quelques albums de Charles Mingus et du jazz modal de Miles Davis, mais tout cela parait déjà si conservateur en cette année 1960. Mingus et Davis furent les enfants du bop, cet héritage planait au-dessus de leurs expérimentations, leur laissait ses références et une certaine vision de la mélodie. Coltrane lui-même ne put avancer que par étapes, sa personnalité ne lui permit pas de renier ses influences aussi facilement. Ornette Coleman, lui, n’était pas fait du même bois. Sortis peu de temps avant "the avant-garde", ses trois premiers albums montraient un total mépris des harmonies traditionnelles.

Ornette semblait prendre son instrument avec l’innocence d’un nouveau-né, son esprit ne connaissait pas tous les calculs de ses contemporains. En jouant ainsi, il incitait l’auditeur à abandonner ses propres préjugés, à laisser derrière lui ses repères rassurants mais aliénants. Avec Ornette, la dissonance devenait une nouvelle forme de virtuosité, la stridence montrait sa beauté aux auditeurs assez ouverts pour l’apprécier. L’enfant terrible de l’avant-garde compara souvent son travail à celui de Buckminster Fuller, un architecte connu pour empiler les formes et les matériaux les plus extravagants. Ornette avait une vision conceptuelle du jazz, avec lui l’harmonie naissait du mariage des notes les plus imprévisibles, elle s’épanouissait grâce aux enchainements les plus improbables.

John Coltrane fut vite fasciné par cette innovation radicale. Etant signé sur le même label que ce sculpteur de sons, il n’eut aucun mal à organiser des sessions d’enregistrement avec les pionniers du free jazz. C’est ainsi que l’auteur de "giant steps" entra en studio accompagné par le batteur Ed Blackwell, les contrebassistes Percy Heath et Charlie Haden, ainsi que le trompettiste Don Cherry. Ce dernier débarqua avec « Focus on sanity » , « The blessing » et « The invisible » , trois cadeaux faits par son patron à Trane. Don y ajouta "Cherrico", un titre qu’il écrivit quelques jours plus tôt. Pour compléter l’album, le quartet choisit de reprendre "Bensha swing" de Thélonious Monk.

"The avant-garde" est un album qui brille surtout grâce à la verve des musiciens d’Ornette. Devenue maitresse d’une science qu’elle inventa elle-même, cette formation dessine ses plans avec une spontanéité impressionnante. Le trompetiste Don Cherry zigzague entre les murs mouvants élevés par la rythmique convulsive de Blackwell, progresse dans ce dédale rythmique avec l’aisance de celui qui passa sa vie dans ce labyrinthe. Ne pouvant se défaire de son statut de pièce rapportée, Coltrane hésite, rallonge ses notes pour masquer sa gêne. Quand il se décide enfin à accélérer ses enchainements, ses notes ressemblent à des repères disséminés au hasard par un voyageur perdu. Cette arithmétique musicale lui est encore totalement étrangère, il n’a pas les réflexes lui permettant de dialoguer dans une langue aussi complexe.

"The avant-garde" montre deux visions du progressisme qui s’enchainent sans s’harmoniser, il est la métaphore de deux camps de plus en plus irréconciliables. D’un côté, l’avant gardisme ancré dans la tradition vit le free comme un brouhaha immonde, de l’autre le free s’éloigna de plus en plus de racines qu’il ne comprit plus. Quand "Focus on sanity" lui laisse plus de place, Coltrane ne fait que confirmer cette impression de malaise. Il explore de nouveau son saxophone comme un objet inconnu, enchaine les chorus et tente lui aussi de jouer avec les dissonances de son instrument. Se sentant obligé de remplir les espaces laissés par ses collègues, Trane casse la symbiose mise en place par Percy Heath et Don Cherry à grands coups d’improvisations hors sujets.

Don Cherry vient alors lui indiquer le chemin, la mélodie orientale qu’il imprime redonnant un peu d’assurance à Trane. Le saxophoniste retrouve ensuite un peu de sa superbe sur "the blessing", titre où Don Cherry le gratifie d’un chorus majestueux digne de Miles Davis. C’est d’ailleurs Don Cherry qui s’affirme comme le véritable leader de cet enregistrement, sa justesse infaillible évitant à son invité de dérailler totalement. Sur "the invisible", il se réapproprie totalement la mélodie et ne laisse que peu d’espace à Coltrane.   

L’album se clôt sur "Bensha swing", un titre de facture plus classique où l’auteur de "blue train" prend enfin l’ascendant sur ses accompagnateurs.  Si "the avant-garde est un disque intéressant", c’est avant tout parce qu’il annonce la scission entre deux visions de l’avant-garde. Mais il faudra encore quelques mois pour voir Coltrane rejoindre le rang des révolutionnaires du free.              

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